25/06/2024

Postel, l’apôtre enflammé de la Concorde universelle

Portrait de Guillaume Postel par André Thévet, 1584.
 

Guillaume Postel est une des grandes figures de la Renaissance, un humaniste étrange et illuminé, un utopiste considérable, polyglotte et grand voyageur dont la curiosité était inépuisable. Toujours en rupture de ban, il eut une existence fertile en aventures invraisemblables. On se souvient de lui surtout comme d’un ardent apôtre de la Concorde universelle. Ses contemporains le disaient à la fois « docte et fol », savant et fou. Au sortir du Moyen Age, il a incarné avec ferveur, parfois avec frénésie, les temps nouveaux. 


 

 


Guillaume Postel est né en 1510 à Barenton, qui était alors une paroisse du diocèse d’Avranches, non loin du Mont-Saint-Michel. Ses parents étaient de simples laboureurs, il dira qu’il est « né de lieu très bas et abject et sans avantage de sang et de richesse ». Il a 8 ans lorsque son père et sa mère décèdent, victimes d’une épidémie de peste.

 

L’enfant est très précoce et extrêmement doué. Il jouit d’une mémoire prodigieuse. On pense qu’un oncle tisserand lui aurait servi de tuteur et qu’il aurait appris à lire dans les almanachs. On sait peu de choses de son enfance. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il quitte Barenton à l’âge de 13 ans il connaît le latin et il commence déjà à enseigner : on sait même qu’il a été maître d’école à Sagy près de Pontoise.

 

Toute sa vie, son nom restera attaché à la Normandie et à son village natal mais il n’y retournera pas. Il signera plus tard ses ouvrages sous le nom de Barentani Galli (Gaulois barentonnais), de Guglielmo Postello Barentonio, ou de GP Barentarius Doleriensis (rappelant ainsi qu’il est né à Barenton dans le hameau de la Dolerie). A Venise on l’appellera Postellus Amboluteus doctor medicinae (Postel docteur en médecine d’Avranches).

 

En route pour Paris, il est attaqué et dépouillé de ses vêtements par des brigands (il les appelle des « matois »). Mis à nu par un froid polaire, il contracte une terrible dysenterie de nature à « abattre et faire mourir le plus fort cheval du monde ». Il reste dix-huit mois dans un hôpital et souffrira de douleurs d’estomac le restant de sa vie.

 

Il a 17 ans lorsqu’il arrive à Paris. Il s’inscrit comme domestique au collège Sainte-Barbe, qui est fréquenté par une communauté d’Espagnols et de Portugais. Il entre au service d’un professeur de philosophie espagnol, Jean Gelina, acquis aux idées nouvelles mais qui enseigne selon des méthodes traditionnelles. A Sainte-Barbe, Postel va faire des études éblouissantes. Convaincu de l’inutilité de son enseignement, Gelina se remet totalement en question et c’est le jeune Postel, son valet, qui lui traduit Aristote en latin. Le domestique devient très vite un collaborateur inestimable. 

Postel, qui a maîtrisé très rapidement le latin et le grec, ainsi que l’espagnol et le portugais, s’attèle à l’étude de l’hébreu, sans maître, après s’être procuré un alphabet, une grammaire et un psautier polyglotte. Et il commence à apprendre l’arabe. Son savoir est déjà vertigineux.

 

Sainte-Barbe est un collège plutôt libéral, ouvert au courant humaniste, contrairement au collège rival de Montaigu, qui s’arcboute à la tradition scolastique médiévale et fustige les idées nouvelles de la Renaissance. C’est à Sainte-Barbe que Postel rencontre les futurs fondateurs de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola et François Xavier, et qu’il partage leur aspiration à réformer l’Église et aussi leur goût pour l’étude des langues orientales.

 

 

Une illumination fulgurante

 

A la Cour, Postel est remarqué par Marguerite de Navarre, la sœur du roi François Ier. En 1537, il est choisi pour accompagner une ambassade menée par Jean de La Forest à Constantinople. Il est chargé de rapporter des livres et des manuscrits introuvables en Occident pour la bibliothèque royale. C’est son premier voyage en Orient, il va durer deux ans. Il perfectionne son arabe et apprend le turc. Il se lie avec le médecin de Soliman, le sultan de l’Empire ottoman. Il s’intéresse aux traditions et aux mentalités des peuples d’Orient, Druzes, Maronites, Coptes, Arméniens. Avec les informations qu’il a recueillies à Constantinople, il publiera ses premiers livres, De la République des Turcs (1540) et Description de la Syrie(1540). Il devient surtout un expert en langues sémitiques, hébreu, arabe, syriaque, turc, arménien… Il publie un essai de philologie comparée, un alphabet comparé de 12 langues.

 

Sur le chemin du retour il s’arrête à Venise. C’est un éblouissement. Il fait la connaissance de l’imprimeur Daniel Bomberg, originaire d’Anvers, spécialisé dans l’édition de livres en hébreu – il a imprimé une édition de la Torah et un Talmud en quatre volumes –, qui lui montre des livres rares. Autre rencontre importante : celle Tesseo Ambrogio, qui connaît le syriaque et l’arménien et possède 38 alphabets orientaux différents.

 

Revenu à Paris, il est admis dans le cercle des humanistes. Ses recherches passionnent. François 1er le nomme lecteur royal en lettres hébraïques et arabiques et en mathématiques. Tout l’oppose à la Sorbonne et à sa lecture très conservatrice des textes bibliques.

 

Guillaume Poyet devient son mécène. Poyet est chancelier de France (le chef de la Justice, qui préside le Conseil du roi en son absence) : c’est lui notamment qui a rédigé l’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui a fait du français la langue officielle du droit et de l’administration à la place du latin. Il attribue à Postel un doyenné de 32 paroisses près d’Angers. A 32 ans, Postel est au sommet d’un parcours exceptionnel.

 

Mais coup de théâtre, à la suite d’intrigues politiques, le chancelier tombe soudain en disgrâce, est accusé de malversations, arrêté et embastillé. Postel lui reste fidèle et tente de plaider sa cause. Mais il est évincé. C’est l’origine de sa première crise spirituelle : il assure avoir reçu une illumination fulgurante (ce ne sera pas la dernière). « Je sentis une voix du ciel, avec très grande horreur et terreur, et qui me dit : Postel, regarde au jugement de Dieu. » Postel va « tout laisser » : il démissionne de sa chaire de lecteur royal. Il renonce à ses bénéfices ecclésiastiques et aux faveurs royales. Désormais il considère qu’il est « scivetoste », un écrivain au service de l’Esprit.

 





En 1543, par un hiver si rude qu’il est obligé de réchauffer sa plume dans sa bouche, il écrit en trois mois son chef-d’œuvre, De orbis terrae concordia, le livre dans lequel il rêve à la réconciliation des différentes religions de l’humanité et des différents peuples. C’est le livre de la Concorde universelle. Cette concorde ne peut se faire autoritairement mais seulement par la force persuasive de la raison, « par parole et par raison naturelle et sensuelle et indubitablement premier que par armes ». Postel dit aussi : « Ce qui est contraire à la raison est nécessairement contraire à Dieu. » C’est une utopie extraordinaire pour l’époque. Postel est un visionnaire qui s’est donné pour mission de « tirer tout le monde à Concorde et à Dieu ou mourir en la peine ». Il prépare les temps nouveaux.

 

Une nouvelle illumination, « une claire voix du ciel », lui enjoint d’aller admonester François 1er à se réformer, lui, sa cour et son royaume. Il veut le persuader d’assurer son destin de « monarque universel ». La maîtresse du roi, Anne de Pisseleu, a beau jeu de convaincre François 1er de l’égarement du savant. Cette accusation de « fol » poursuivra désormais Postel avec insistance.

 

 

Une rencontre déterminante

 

Il se décide alors à partir à pied en plein hiver pour rejoindre, à Rome, Ignace de Loyola et les premiers jésuites qui vivent, selon son expression, « en pauvreté, mépris et douleur ». Il entre comme novice à la Compagnie de Jésus, prononce ses vœux, est ordonné prêtre, mais, en dépit de sa ferveur, est renvoyé au bout de moins de deux ans. En effet, Postel bouillonne d’idées et ses vaticinations font scandale. Ignace de Loyola ne peut que le congédier. Il restera néanmoins toute sa vie en bons termes avec de nombreux jésuites.

 

L’étape suivante sera Venise, une ville de tolérance. Il fréquente les éditeurs, poursuit son initiation à la kabbale, la tradition ésotérique du judaïsme. Il fait d’inlassables recherches. Il travaille à une traduction du Zohar, l’œuvre maîtresse de la kabbale. Il fait surtout une rencontre déterminante, une religieuse qu’il appelle « la Mère Jeanne » (Zuana en vénitien), une femme qui consacrait sa vie aux pauvres et à la charité. Elle vivait, plus que les jésuites, « en pauvreté ». Elle affirmait être envoyée de Dieu et lui confiait ses visions prophétiques. Elle était illettrée mais aidait Postel à expliquer certains passages obscurs du Zohar. « Quand elle venait de recevoir le saint Sacrement, sa physionomie était tellement transformée qu’il semblait véritablement qu’elle eut 15 ans d’âge. »

 

Pour Postel, cette rencontre est décisive. Elle le convainc que la prophétie ancienne d’un « pape angélique » le concerne directement : il est l’élu. Postel identifie la Mère Jeanne comme « la nouvelle Ève du monde ». Pour lui, seule une femme peut parachever l’œuvre du Christ. On retiendra surtout le rôle éminent que Postel entend donner à la femme : l’avènement de la femme est lié à un nouvel âge de l’humanité.

 

En 1549, il entreprend son deuxième voyage en Orient, qui va durer un an et demi. Daniel Bromberg, le libraire, finance cette expédition pour qu’il lui ramène des manuscrits. Il se rend à Jérusalem, en Egypte, en Syrie et à Constantinople. Il collecte des manuscrits arabes et syriaques. Lorsqu’il revient à Venise avec de nouveaux trésors, Daniel Bomberg est mort. La Mère Jeanne également. Postel décide donc de rentrer en France.

 

Tout dans ce monde l’insupporte : le luxe des clercs, les turpitudes du pape, l’ignorance des ecclésiastiques, la flatterie des courtisans, la corruption des juges, l’ivrognerie et la paillardise des militaires. Il n’a jamais renié ses origines misérables, il est constamment attentif aux plus pauvres. « Nous n’avons pas honte, nous qui professons le Christ et ses dogmes, et, en grands mots, la piété, la charité, qui est la mère et la source de toutes les bonnes actions, de n’avoir aucun grenier public pour les pauvres que nous chassons du Ciel. Notre bouche professe l’Évangile, notre négligence en nie la vertu. »

Il se présente comme « le premier né de la Vierge vénitienne ». Il se prétend immortel et, pour le prouver, se dit prêt à subir le supplice du feu. Jacques Pelletier du Mans, le poète humaniste proche de la Pléiade, le juge « non pas démoniaque mais délibérément fou ». A Paris, il enseigne au collège des Lombards, avec des accents mystiques et prophétiques. Son enseignement suscite beaucoup d’intérêt mais les autorités lui interdisent de poursuivre ses prêches. Le voilà reparti sur les routes.

 

 

Ses livres condamnés

 

Il se rend à Bâle, une ville qui accueille les humanistes venus de tous les horizons, puis à Vienne, où il est fait professeur de l’université par l’empereur Ferdinand, à qui il propose la monarchie universelle dont n’avait pas voulu le roi de France. Nouvelle déconvenue.

 

En 1555, il repart brusquement à Venise : il a appris que ses œuvres sont inscrites à l’Index et condamnées par l’Inquisition pour hérésie. Il veut se défendre. C’est un procès invraisemblable. Dans un premier temps, il se défend humblement. Et puis soudain, il change radicalement sa défense : il affirme être immortel et en appelle au jugement de Dieu. Il demande à ses juges une ordalie, qui aurait consisté à le faire noyer dans la mer à une date précise qu’il a choisie : le 16 octobre, date de la fin du Déluge, date de la victoire de l’archange saint Michel sur Satan et date de la « restitution » de l’ordre originel commencée par la Vierge vénitienne. Il était sûr, comme Noé, de sortir des eaux et de faire preuve ainsi de son immortalité !

 

L’Inquisition est plus modérée à Venise qu’à Rome. Le président du tribunal, Filippo Archinto, est le prélat qui avait ordonné Postel jadis chez les jésuites, il le connaît bien, il sait que Postel ne peut être suspecté de protestantisme. Le tribunal condamne donc ses livres, il l’exclut de la prêtrise et lui interdit de prêcher et de publier. « Nous le déclarons insensé, dément et délirant mais d’une folie pleine d’extrême péril et scandale. » Postel n’est pas qualifié d’hérétique mais de fou (amens) et laissé libre : on ne condamne pas à mort un fou et il ne peut pas être excommunié. Il est laissé libre. « La folie est un abri », dira-t-il lui-même.

 

Cependant, quelques temps plus tard, il est arrêté à Ravenne (dans les États de l’Église) à cause d’un autre livre et incarcéré à Rome. Il va croupir pendant 4 ans à Ripetta, la prison des hérétiques. Le pape Paul IV, qui a succédé à un souverain pontife aux mœurs déplorables, est un pape violent, un intégriste et un fanatique féroce, militant détesté de la Contre-Réforme. Son règne est un cauchemar. Il avait décidé de mettre à mort Postel. Mais nouveau coup de théâtre, en 1550, à la mort de ce pape, la prison est incendiée par une émeute populaire, la statue du pape est mise en pièces. Comme tous les prisonniers, Postel est libéré.

 

 

Docte et fol

 

S’en suit une période d’errance de 3 ans. Postel a 49 ans. Il part à pied vers Bâle, Augsbourg, où il récupère ses manuscrits, traverse les Alpes, mais dans le col de Stelvio, il se fracture la jambe. Il rentre en France par Macon, Autun et Lyon, où il est encore arrêté, puis relâché. Le voici enfin à Paris. Il reprend ses prêches illuminés, ses visions apocalyptiques et sa certitude de l’immutation de la Mère Jeanne, un privilège divin qui la préserverait des châtiments terrestres. 

 

En 1563, en raison de son délire, il est interné par le Parlement au monastère de Saint-Martin-des-Champs. En principe, personne ne pouvait être admis à un entretien avec lui sans l’accord de l’abbé. En réalité, la détention va être assez souple. Il a retrouvé ses livres et il peut reprendre ses cours, recevoir les grands du royaume et ceux qui comptent dans la vie intellectuelle. Et il se rétracte sur la Mère Jeanne, il s’affirme « oublieux » de ses miracles « innombrables ». Mais en 1573, après une nouvelle illumination, il annonce qu’une jeune veuve concevra, par l’opération de l’Esprit saint, un envoyé de Dieu. La folie du verbe ne le quittera jamais.

 

Postel est un étrange personnage. Il est excessif et ne parviendra jamais à endiguer ses brusques accès d’égarement et ses obsessions. Son goût pour les prophéties ne s’arrêtera jamais. Postel le savant, lui, continue de fasciner et d’attirer les visiteurs. Cet homme est un véritable puits de sciences, dans la lignée de Pic de la Mirandole. Son charisme subjugue ses visiteurs. Charles IX le reçoit et l’appelle « mon philosophe ». On apprécie le savant, mais on redoute l’illuminé.

 

Il meurt le 6 septembre 1581, dans une ferme qu’il possédait, dit-on, à Trappes. Il avait 71 ans mais ses contemporains lui attribuaient un âge canonique. « L’amertume me conserve », aimait-il à répéter.

 

A une époque où partout en France s’allumaient les bûchers, il fut, pour reprendre la juste formule de François Secret, « un homme qui veut croire au pire moment des guerres de religion ».

 

Bruno SOURDIN.

 





Guillaume Postel de A à Z

 

 


 

Aimantation

Lorsqu’il se présente devant de tribunal de l’Inquisition de Venise en 1555, Guillaume Postel est habillé à la turque. Surprise générale. Ses contemporains ont souvent été fort étonnés par la fantaisie de ses accoutrements, mais fascinés par son esprit cosmopolite et son génie pour les langues. Postel est insaisissable. Il n’en fait qu’à sa tête, c’est un homme libre, un nomade. Sa curiosité est insatiable. Cest aussi un voyageur dexception. Il voyage léger, souvent à pied, avec ses livres. Il est happé par le monde. Aimanté.

 

 

Bibliothèque

Depuis son séjour à Constantinople en 1537, Guillaume Postel n’a cessé de collecter des livres et des manuscrits précieux. Une recherche acharnée. Il aimait tant les livres, ses livres étaient pour ainsi dire ses enfants. Lui-même a beaucoup écrit et une grande partie de son œuvre est restée manuscrite (et n’est toujours pas publiée). 

Sa bibliothèque était toujours mobile. Elle a souvent été dispersée, parfois pillée, vendue et même brûlée. 

Pour échapper aux inquisiteurs, il confie, pour qu’ils les cachent, des ouvrages, des documents, des livres annotés et des lettres à des amis fidèles et généreux. Il en perdra malheureusement beaucoup. A Venise, Daniel Bromberg est son grand complice, son mécène et un allié d’exception. 

 

 

Concorde

Postel est un visionnaire qui s’était donné pour mission de « tirer tout le monde à Concorde et à Dieu ». Son De orbis terrae concordia, qui a fait sa célébrité, est l’œuvre d’un précurseur, une utopie étonnante écrite à une époque où les églises n’avaient de cesse d’allumer des bûchers. Postel lui-même sera à deux doigts de mourir par le feu et par l’eau.

C’est par la raison et la persuasion qu’il veut amener tous les peuples à la Concorde universelle. Il pense que tous les hommes ont en commun des principes de tolérance, mais sa concorde n’est pas la nôtre : il est persuadé que son projet de réconciliation universelle se fera sous l’égide d’un christianisme simplifié, dans lequel judaïsme et Islam pourront se fondre.

Son livre, écrit en moins de deux mois, en 1543, est aussitôt censuré par la Sorbonne. Il ne pourra paraître qu’à Bâle en 1544. « La grande rapidité avec laquelle j’ai écrit me pousse à croire qu’une certaine faveur divine m’a secondé. Car j’ai recueilli d’après mes notes, composé et rédigé en l’espace de deux mois les quatre livres du De orbis concordia. »

 

 

Docte

D’une précocité intellectuelle rare, très doué notamment pour les langues, Guillaume Postel est le fondateur de l’orientalisme français. François 1er le fait « lecteur royal en mathématiques et langues pérégrines ». Il enseigne l’hébreu et l’arabe au Collège royal. En 1538 à Paris, il publie un Alphabet de 12 langues. C’est lui aussi qui publie la première grammaire arabe et la première traduction du Protévangile de Jacques, un évangile apocryphe. Il dédiera à son roi le premier traité important sur La République des Turcs.

Sa science était universelle. 

 

 

Eucharistie

En dépit de ses égarements théologiques, sa piété était profonde. Il savait les Psaumes par cœur.  

Ses contemporains ont insisté sur la ferveur et l’extraordinaire dévotion avec lesquelles il célébrait l’Eucharistie. Ils ont aussi rapporté qu’il lui arrivait de célébrer la messe dans des rites inhabituels à l’Église catholique. Il reconnaissait lui-même avoir « facile entrée des choses cachées depuis le commencement du monde ».

 

 

Femme

Postel fut l’un des premiers auteurs à condamner le sort réservé aux femmes et à envisager leur condition comme une injustice. Contrairement à la majorité de ses contemporains, il ne considérait pas les femmes comme inférieures. Au contraire, il estimait que l’évolution du monde doit passer progressivement des hommes aux femmes. En 1553, il publie un livre intitulé Les très merveilleuses victoires des femmes du nouveau monde.

Selon lui, le Christ pouvait être à la fois père et mère. C’est ainsi que l’on peut expliquer son attachement à la Mère Jeanne, qui lui prédisait « d’innombrables choses », et son entêtement à la considérer comme image féminine du Christ. Pour lui, le salut ne peut venir que d’une femme.

Pour Postel, il ne fait aucun doute que l’âme humaine est « l’image » de Dieu, à la fois masculine et féminine. Et il va plus loin : par le Christ, le Verbe s’est fait homme. Le monde ne sera définitivement sauvé que lorsque le Verbe se sera aussi fait femme.

« Christ est le second Adam,

Adam estoit masle et femelle,

Donc Christ estoit masle et femelle. »

 

 

Gaulois 

Pour Postel, le mot « Gaule » vient de l’hébreu Gallim, qui veut dire « sauvé des eaux ». Il est persuadé que les Gaulois sont les descendants des premiers rescapés du Déluge. Par Japhet, le fils aîné de Noé, leur ancêtre, ils ont vocation à exercer le pouvoir sur le monde. Selon lui, François 1er, le roi de la « nation gallique », a vocation à cette monarchie universelle.

 

 

Hénoch

Un prêtre éthiopien lui en avait parlé comme d’un livre que son église tenait pour canonique. Postel publiera en 1552 une traduction du Livre d’Hénoch.

Le Livre d’Hénoch, dans lequel les anges sont omniprésents, a été rédigé entre le 3e et le 1er siècle avant Jésus-Christ. Il a été retiré du canon hébraïque puis plus tard interdit par l’Eglise catholique, qui le tenait pour apocryphe. En revanche, l’église éthiopienne le reconnaissait comme authentique.

 

 

Istanbul

La Turquie le fascine : c’est au XVIe siècle la première puissance mondiale. C’est un carrefour intellectuel où se rejoignent Orient et Occident. Mais la Turquie l’irrite aussi : elle représente le triomphe de l’Islam, incompréhensible pour les Occidentaux de cette époque.

Expert en langues orientales, Postel a accompagné une mission du roi de France dans la capitale de l’Empire ottoman en 1535 : il était chargé de rapporter des livres orientaux pour la bibliothèque de François 1er. Il y fréquentait le médecin favori de Soliman. Postel apprécie les Turcs pour leur courage, leur sens de la charité, leur tempérance et leur intégrité.

 

 

Jésuites

La Compagnie de Jésus a été fondée en 1539 à Paris. Postel a bien connu son fondateur, Ignace de Loyola, qui a fréquenté comme lui le collège Sainte-Barbe. Au cœur de la « monarchie gallique », Paris doit jouer, aux yeux de Postel, un rôle primordial dans la restitution universelle.

En 1544, il prend la route, à pied en plein hiver, pour se rendre à Rome et rejoindre les jésuites qui s’y sont installés. Il entre au noviciat, s’engage avec ferveur, est ordonné prêtre, mais surprend très rapidement la Compagnie par ses visions et ses révélations incontrôlées. Ignace finit par l’expulser mais ils resteront en bons termes. Postel continuera à les admirer, tout en dénonçant leur insistance à placer le pape au-dessus du Concile, ce qu’il récusait.

Postel loue l’esprit missionnaire des jésuites qui entendent répandre le nom du Christ en Orient dans des régions proches du « méridien paradisiaque », là où se trouve le Japon. C’est là que doit, selon sa prophétie, renaître la restitution universelle.

 

 

Kabbale

Postel est littéralement fasciné par l’univers ésotérique de la Kabbale. Il a lui-même traduit en latin la partie du Zohar qui concerne la Genèse et l’Exode. Il traduira aussi le Bahir et en 1552 le Sefer Yesira, le Livre de la Création.

Les kabbalistes s’efforcent de retrouver le sens caché des textes bibliques, à déchiffrer tout ce qui est dissimulé : en additionnant la valeur numérique des lettres et des mots afin de les interpréter (la gematria) ; en permutant les lettres (la temura, un procédé d’échange des lettres en suivant des règles combinatoires) ; ou en travaillant sur les acrostiches (selon le procédé du notarikon).

Les kabbalistes chrétiens ont une démarche similaire. Postel est une figure majeure de la kabbale chrétienne, à la suite de Pic de la Mirandole.

 

 

Langues

De ses deux séjours dans l’Empire ottoman, il profite pour s’intéresser de près aux langues qui y sont parlées, le syriaque, le persan, l’araméen… Il y a perfectionné son arabe et a commencé à apprendre le turc.

A Charles IX qui était venu le visiter à Notre-Dame-des-Champs, ce polyglotte déclara sans détour : « Sachez, Sire, que de votre royaume à la Chine, je pourrais aller sans guide, demandant mon chemin dans le langage de ceux que je rencontrerais, car toutes les langues me sont connues. »

 

 

Merveilles

En 1552, il publie Des merveilles du monde, un petit opuscule qui traite entre autres de la découverte spirituelle du Japon. Il s’agit d’un des premiers ouvrages écrits sur ce pays si mystérieux pour les lecteurs du XVIe siècle. Postel remarque que les Japonais adorent un seul Dieu qu’ils « nomment en leur langue Deniche (Dainichi) et le peignent ayant trois têtes sur un seul corps ». Pour lui, sans nul doute, ces trois têtes sont l’image de la Trinité et leur religion ressemble fortement au christianisme.

 





Le monument de Guillaume Postel devant la mairie de Barenton (50).



Normand

Postel est né à Barenton, un village situé dans le sud de l’Avranchin sur la route qu’empruntaient les « miquelots », les pèlerins qui se rendaient au Mont-Saint-Michel. Comment ne pas être sensible, comme le sont généralement les riverains de la Baie, à l’attraction qui émane de cette étonnant rocher qui symbolise le combat de la lumière contre les puissances des ténèbres et qui semble encourager les hommes à une perpétuelle ascension ? Postel a toujours regardé avec fierté son pays natal.

 

 

Oiseau

De son premier voyage à Constantinople, Postel rapporte au roi François 1er trois plumes de l’Oiseau de paradis, le Manucodiata, « le petit oiseau de Dieu ». On croyait au XVIe siècle que ces paradisiers étaient dépourvus de pattes, qu’ils volaient sans cesse, poussés par le vent, qu’ils se nourrissaient d’air ou de rosée. Postel était très sensible au surnaturel et au miraculeux.

 

 

Paradis

Postel est aussi un grand cartographe. Il compose la première carte du monde en projection polaire.

Le docte Postel nous fascine mais il nous trouble aussi. Il n’a jamais cessé de faire des variations sur le lieu du Paradis terrestre. En 1552, il le situe en Extrême-Orient sur un méridien qui traverse les îles Moluques, en Indonésie. Mais 10 ans plus tard, il le relocalise à l’emplacement du pôle Nord.

 

 



Dans "L'Adoration des mages", Le Tintoret aurait représenté Postel agenouillé devant l'enfant Jésus.

Question

Le Tintoret a révolutionné la peinture vénitienne. C’était un homme fougueux, turbulent, un artiste d’une incroyable liberté, qui peignait des tableaux que ses contemporains pouvaient juger chaotiques. On l’appelait « Il Furioso ». Giorgio Vasari, le grand historien d’art de l’époque, le décrit comme « le cerveau le plus formidable que la peinture n’ait jamais connu ».

Son Adoration des mages nous pose question. On dit qu’il y aurait représenté Postel agenouillé devant l’enfant Jésus. Selon certains spécialistes, ce tableau serait même une illustration des thèses du savant français. Il est vraisemblable que les deux hommes se sont connus mais Postel n’en parle pas. Quoi qu’il en soit, le tableau témoigne de l’extraordinaire aura dont Postel a pu jouir à Venise à cette époque.

 

 

 

Restitution

Selon Postel, le Christ sur la croix n’a racheté que la partie masculine du genre humain. La Restitution (dans l’état de pureté d’Adam, avant la faute) ne peut être faite que par une seconde Ève, la Mère Jeanne, qui est, selon lui, la Mère universelle. Et Postel affirme qu’il est lui-même le premier-né de la Restitution. 

Sur le portail nord de la basilique Saint-Marc de Venise, une sculpture montre un homme emmailloté comme un petit enfant. Selon lui, il s’agit de la figure du fils de la Vierge vénitienne, cette sculpture le représente lui et la Mère Jeanne. Avec la même assurance, il se voit représenté sur la façade principale, « avec la couronne du Père, de la Mère et la mienne ».

Pour Postel, l’idée de restitution, de restauration de l’Adam primordial, est liée à la Concorde universelle et à l’unité du genre humain, au-delà des différentes croyances.

 

 

Santé

Avec sa barbe restée noire, Postel en impose. En réalité, son état de santé est précaire : il souffre de douleurs d’estomac et de graves saignements de nez. C’est un homme qui n’a pas été épargné par les épreuves et qui mène une vie d’errance décousue. Mais il reste toujours stoïque dans l’adversité. Il sait comme personne captiver et subjuguer son auditoire. Son charisme est extraordinaire.

 

 

Tarsestan

Guillaume Postel a été un voyageur infatigable, attiré par les contrées lointaines et cheminant toujours à pied. Il n’est pas surprenant qu’il ait été fasciné par les Rois Mages, ces astrologues et magiciens, « venus d’Orient », nous dit l’évangile de Matthieu, rendre hommage au « roi des Juifs » qui vient de naître à Bethléem. Venus d’Orient ? Postel se veut plus précis, il les appelle « les trois rois de Tarsestan ». « Le pays de Tharse, écrit-il, confine de l’Orient avec le Catay, d’Occident avec le pays de Turquestan ». Parce qu’ils viennent de l’Extrême-Orient, un lieu, aux yeux de Postel, proche du Paradis terrestre, les Rois Mages lui semblent les plus fiables des prophètes.

 

 

Venise

A Venise, Postel est très actif. Le climat intellectuel et culturel l’éblouit. Daniel Bromberg, son ami libraire, l’encourage dans ses études des langues orientales. Il rencontre des orientalistes chevronnés, des talmudistes, des savants juifs ou convertis et, ce qui le fascine énormément, des kabbalistes. Il travaille sans relâche, il traduit et il écrit de nombreux livres. Ce qui ne l’empêche pas d’aller prêcher la charité dans les églises. Il participe avec enthousiasme à leffervescence créatrice de la Cité des Doges.

En 1555, il se présentera de lui-même au tribunal de l’Inquisition de Venise pour prouver sa bonne foi : « J’ai pu me tromper mais certainement je n’ai jamais été hérétique. » 

 

 

Zohar

 

Pour Postel, la langue primitive est l’hébreu. C’est à Venise, à son retour d’Orient, qu’il s’attelle à une traduction du Zohar, le texte majeur de la Kabbale, qui est pour lui une révélation. Le Zohar est un recueil de commentaires de la Torah, c’est le livre fondamental de la mystique juive, un pilier de la tradition ésotérique qui est resté caché pendant 900 ans et a passionné les savants de la Renaissance.

Postel a réalisé deux traductions du Zohar, la première commencée à Venise en 1547 et terminée en 1553 ; la seconde 15 ans plus tard, lorsqu’il est revenu à Paris et a été interné au monastère de Saint-Martin-des-Champs. Cette traduction a constitué un des grands projets intellectuels de sa vie.

 

B.S.



(Article à retrouver dans la revue "Diérèse", n° 90 (été 2024).


17/06/2024

Les derniers jours de Rabindranath Tagore

 

Rabindranath Tagore, le Bengali universel.


Rabindranath Tagore est le premier écrivain asiatique à avoir été couronné par le prix Nobel, en 1913. Dans l’Inde, on l’appelait simplement « Le Poète »: le poète par excellence du Bengale et de toute l’Inde moderne. Poète-voyant, poète de la Beauté, il eut à 21 ans une expérience mystique qui va orienter toute sa vie. Il consacrait de longues heures à la méditation.


En France, on ne le connait essentiellement que par deux recueils de vers, « Le Jardinier d’amour » et « L’Offrande lyrique » (le Gitanjali), traduit par André Gide, mais il est en réalité l’auteur d’une oeuvre considérable. Poète et penseur, romancier et dramaturge, musicien et peintre, il est aussi le porteur d’un message spirituel, comme c’est souvent le cas dans l’Inde. Imprégnée des versets des Vedas et des Upanishads, son oeuvre exalte la vie, un monde de beauté et de lumière, la recherche de la joie d’être au monde.








Pratima Devi était la secrétaire littéraire du Poète, sa confidente et l’épouse de son fils Rathindranath. Son récit commence en août 1940 à Kalimpong, dans une ville de montagne située au nord du Bengale dans les contreforts de l’Himalaya. Tagore a 79 ans. Il est dans un état de santé très précaire, malade, fatigué et très affaibli. « Il me semble, reconnaît-il, qu’un grand danger me guette. » Pourtant, quand il arrive à Kalimpong, après un voyage harassant, il paraissait aller mieux, dans le vent frais venu du Tibet. « Jours après jours, il semblait faire qu’un avec la lumière et les couleurs, raconte Pratima. Soudain, comme s’il oubliait sa fatigue persistante des derniers jours, son esprit semblait savourer cette source béatifique de lumière. » Tagore était alors entré « dans un état de conscience universelle », mais, comme le précise Pratima,  « personne ne pouvait deviner que ces cinq jours allaient être pour lui les derniers jours de santé et de beauté dont il jouirait et que, par-delà, la sombre volonté de l’obscure nuit nous guettait! »


Son état a alors commencé à empirer et il fallut retourner à Calcutta. « La complicité d’environ huit médecins entourait le Poète. Un groupe de volontaires se forma pour lui apporter des soins. » Lorsqu’un messager lui transmit un message d’affection du Mahatma Gandhi, des larmes ruisselèrent sur ses joues. « C’était la première fois que je voyais Baba pleurer. Il avait une telle maîtrise de ses nerfs que les évènements extérieurs les plus douloureux ne pouvaient l’émouvoir. Aujourd’hui tout empire sur lui-même semblait avoir disparu. »


Dorénavant, lorsque l’on venait chanter auprès de lui, il ne percevait plus « la plupart de ces mélodies qu’il avait lui-même composées ». Néanmoins, s’il avait du mal à écrire, il n’a jamais cessé de créer. « De temps en temps, la douleur excessive y mettait obstacle; mais, nul obstacle ne pouvait durer longtemps devant son indomptable appel créateur ». 


La maladie n’a cessé de s’accentuer à tel point qu’il devint incapable de tenir un stylo. « L’heure est venue, je dois m’éteindre, confiait-il à ses proches. A quoi bon souffrir davantage. Mon oeuvre est accomplie. Je peux partir tranquille.  Je vous confie ce laboratoire. »


Ce laboratoire qui lui tenait tant à coeur, c’est Santiniketan, l’école sous les arbres qu’il avait conçue à 15 km de Calcutta. Une école qui était devenue une université internationale, Vishva Bharati, où il souhaitait « former des êtres harmonieux », et qui attirait désormais des étudiants du monde entier.

L’esprit en paix, le Poète pouvait entreprendre son ultime voyage et, pour reprendre ses propres paroles, s’unir à « l’océan de la conscience parfaite ».  Pour Tagore et pour un hindou, la mort ne peut être qu’un passage vers un recommencement.  «Ne pleurez pas quand je ne serai plus, mais pensez que je revis ailleurs. »


Bruno SOURDIN.


Pratima Devi: « Nirvana. les derniers jours de Rabindranath Tagore », témoignage traduit du bengali et présenté par Prithwindra Mukherjee, éditions Banyan.





Dirigées par David Aimé, les éditions Banyan sont dédiées exclusivement à l’Inde. Elles publient des textes d’auteurs indiens encore méconnus, des romans à la poésie en passant par les essais. Le catalogue de Banyan est disponible sur www.editions-banyan.com/


10/06/2024

L’envol de la poésie moderne chinoise

 

Lin Huiyin et Xu Zhimo accueillent Rabindranath Tagore à Pékin en 1924.

En 2020, Guomei Chen avait proposé une anthologie de la poésie de la dynastie des Tang, les riches heures de la poésie chinoise traditionnelle. Son nouvel ouvrage, Les Herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon, réunit des traductions de poètes modernes : 10 poètes dont trois femmes, soit un ensemble important de soixante poèmes, écrits de 1912 à 1949 et présentés en version bilingue.

 

 

Rabindranath Tagore, le grand poète et philosophe indien, a été couronné par le prix Nobel de littérature en 1913. Ce qui lui valut une célébrité mondiale immédiate  et l’a encouragé à sillonner le monde. C’est ainsi qu’il a été invité à séjourner en Chine en 1924. Des jeunes lettrés chinois l’ont alors accueilli avec enthousiasme. Principalement les poètes de l’école La Jeune Lune, qui avaient repris  comme nom de groupe le titre d’un recueil célèbre du maître de Calcutta. A Pékin, Xu Zhimo et Lin Huiyin, qui avaient l’un et l’autre fait des études en Occident, lui avaient servi d’interprètes.




Xu Zhimo.
 

Xu Zhimo, qui avait alors 27 ans, était le membre fondateur de cette école poétique. C’est à Londres qu’il avait rencontré Lin Huiyin, la fille d’un diplomate, et il était tombé follement amoureux d’elle. Tagore avait eu beau regretter que « ces deux poètes talentueux ne vivent pas en couple », leurs destins ne devaient pas s’accorder. Xu Zhimo avait dû contracter un mariage arrangé par ses parents avec la fille d’une riche famille. Lin Huiyin, de son côté, s’orienta vers l’architecture et devint la première architecte chinoise.

 

Xu Zhimo est un poète moderne aujourd’hui réputé. Dans son écriture, l’influence de la culture occidentale est assurée, comme le souligne sa traductrice, qui cite un court poème « écrit dans la langue de tous les jours, directement compréhensible ». Des vers que le poète a écrits à l’intention de Lin Huiyin, « lui témoignant de cette manière un amour désespéré » :

 

« M’oublier moi-même

Une fois au moins dans ma vie,

Je vais m’oublier pour toi.
Je n’attends pas que cela se concrétise,

Pas plus que de voyager à tes côtés.

Je n’attends pas d’avoir partagé ta vie, même pour peu de temps,

Et ne te demande même pas de m’aimer.

J’espère seulement pouvoir te croiser dans mes plus belles années. » 

 

Son poème le plus célèbre a été composé à l’occasion de son deuxième séjour à Cambridge en 1928 :

 

« Doucement je m’en vais, 

Comme il en fut à mon arrivée ;

Doucement je salue les nuages à l’ouest,

D’un simple geste de la main.

(…)

Hélas je ne pourrai pas chanter ce soir, 

Si délicate est la mélodie d’adieu d’une flûte ;

Même les insectes d’été se sont tus pour moi,

Quel étonnant silence à Cambridge ce soir !

 

Discrètement je m’en vais,

Comme il en fut à mon arrivée :

Je secoue légèrement la manche de ma chemise,

Sans emporter avec moi un seul lambeau de nuage. »

 

Il meurt à 34 ans. L’avion dans lequel il avait pris place s’est écrasé au pied du mont Taishan. Il voulait rejoindre Pékin pour assister à une conférence de Lin Huiyin.



 

Lin Huiyin

Lin Huiyin avait, elle aussi, voyagé en Europe avec son père puis plus tard aux Etats-Unis. C’est à Londres que Xu Zhimo l’initia à la poésie moderne. « Elle a été l’auteure de livres étonnants, de poésie ou bien de prose », précise sa traductrice. « La quête de la beauté est son souci premier. »

 

« Assise seule

L’hiver a bien raison d’arriver,

Froid comme une fleur peut l’être, -

Les fleurs ont leurs senteurs, l’hiver a ses souvenirs.

L’ombre d’une branche morte, fine et noire,

Projette, en cet après-midi, un tableau sur la fenêtre ;

L’éclat du soleil pâlit dans le froid, déclinant à mesure…

Juste comme cela

Comme face à un invité

Je sirote mon thé, en silence. »

 




Shi Pingmei sur la tombe de Gao Junyu.


Parmi les trois poétesses présentées dans cette anthologie, retenons le nom de Shi Pingmei. L’amour est un de ses thèmes favoris.
 

« Tant de choses à te dire

Tant de choses à te dire

Si tu as d’autres choses à me dire, n’hésite pas

Le train signale son départ, et nous serons désespérés ici et là

A qui parler maintenant de ce long chagrin d’amour ? »

 

En dépit d’une enfance et d’une adolescence heureuses, « la vie de la poétesse fut tragique », nous révèle sa traductrice, évoquant son amour pour Gao Junyu, un dirigeant communiste de la première heure. Ce dernier avait divorcé d’un premier mariage arrangé pour se marier avec Shi Pingmei. Mais la poétesse refusa. « La seule preuve d’amour qu’elle accepta de lui fut une bague en ivoire, identique à celle qu’il portait. »

 

Gao Junyu mourut des suites d’une opération manquée de l’appendicite. « Traumatisée, Shi Pingmei, alors âgée de 23 ans, devait se rendre trois années de suite et toujours en deuil, jusqu’à sa propre mort, au parc Taoran où Gao Junyu avait été enterré. » Histoire d’amour malheureuse. Shi Pingmei est décédée trois ans plus tard. Elle est enterrée aux côtés de Gao Junyu à Pékin. Leurs tombes sont devenues un lieu de pèlerinage pour les jeunes couples.

 

« Le vent souffle en rafales,

Des poussières de partout, à peine si l’on y voit ;

Je suis venue seule dans cette section déserte,

Passant devant de nombreuses tombes,

Pour nettoyer cette nouvelle tombe, ta dernière demeure.

(…)

Le vent souffle en rafales ;

Des poussières de partout, à peine si l’on y voit ;

Maintes fois j’ai voulu partir,

Je ne cesse de me lamenter en pensant à toi !

Mon cœur d’automne, je le laisse derrière moi,

Il t’occupera pour toujours. »






Li Shutong.


Le titre de l’anthologie, « Les herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon », est tiré d’un poème de Li Shutong, « L’adieu » :

 

« Au-delà du pavillon chinois

Longeant l’ancienne route

Les herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon.

Le vent du soir caresse les saules pleureurs.

La mélodie d’une flûte se dissipe.

Le soleil se couche derrière les montagnes. »

 

Guomei Chen, sa traductrice, nous apprend que Li Shutong excelle aussi bien en poésie classique (genre qui perdure jusqu’à nos jours) qu’en poésie moderne. A 38 ans, il choisit de devenir moine bouddhiste. Il est aussi et surtout un poète, un dramaturge, un peintre, un musicien, un graveur de sceaux, un calligraphe et un professeur d’arts plastiques et de musique… Un créateur complet et fécond, à la manière chinoise.

 




Mu Dan.

Mu Dan est un autre poète remarquable. Influencé par la poésie anglaise moderne (TS Eliot, Auden, Yeats), il aspire lui aussi à un renouveau de la poésie. Parallèlement à son travail d’écriture, il est devenu un éminent traducteur, de l’anglais (Byron) et du russe (Pouchkine). Ses déboires sont venus en 1957 lorsqu’il a été accusé par le Parti communiste de « fomenter des pensées contre-révolutionnaires ». Professeur à l’Université de Nankai, il est muté dans un établissement de bains-douches. Et il lui est interdit d’écrire des poèmes, interdiction qui va durer pendant 20 ans.

 

En 1975, deux ans avant sa mort, il reprend son activité poétique. Il a le temps d’écrire 27 poèmes, dont une « Ode à la sagesse », qui clôt une œuvre tournée vers l’exploration d’une aventure poétique nouvelle :

 

« Me voici rendu au terme de mes illusions :

C’est une forêt jonchée de feuilles mortes,

Chaque feuille était le signe d’une joie,

Toutes desséchées à présent, elles se sont amassées dans mon cœur.

(…)

Seul l’Arbre de la sagesse ne se flétrit jamais,

Je sais qu’il se nourrit du suc de mon amertume,

Insensible, sa verte frondaison se rit de moi,

Je maudis la croissance de chacune de ses feuilles. »

 

Deux ans après sa mort, en 1977, il a été réhabilité par le Parti communiste. Il occupe une place centrale et brillante dans le renouveau de la poésie chinoise.

 

Bruno SOURDIN.

 

« Les herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon. » Anthologie de la poésie chinoise (1912-1949) », traduite et présentée par Guomei Chen, illustrations de Pacome Yerma, éditions Les Deux-Siciles, 2023.


(Article à retrouver dans la revue "Diérèse", n° 90 (été 2024).