24/02/2018

Guy Allix ou les mots de la vie totale


Guy Allix à Bazouges-la-Pérouse, devant la maison d'Angèle Vannier.



J’avais 27 ans et le hasard, ma bonne étoile, m’avait envoyé à Saint-Lô, où j’avais été embauché comme localier dans un journal qui s’honorait d’avoir offert ses colonnes à Jean Follain, l’auteur de Canisy, le chantre du pays saint-lois d’autrefois. Je pensais bien ne pas m’attarder sur les bords de la Vire, mais la vie, qui regorge toujours de surprises, en décida autrement.

Guy Allix était un jeune prof de collège et il tenait la rubrique de poésie dans le journal concurrent, qui plus tard deviendra le mien. Il était déjà l’auteur de deux beaux livres de poésie, La tête des songes et L’éveil des forges, à l’enseigne de L’Athanor. Je venais moi-même de publier mon premier recueil et nous ne pouvions que nous entendre. J’étais subjugué par l’enthousiasme de mon nouvel ami : Guy semait ses poèmes à tout vent et sa poésie me parlait. Elle était complexe, sincère, singulière. Et quelle force!

« Je prends sur moi de vivre et de rêver
De vivre fou
Puisque la folie est de vos bêtes féroces
De vivre enfant
Puisque l’enfance est de vos os
Jetés à la poubelle
Folie
Je t’ai déterrée
Avec tout ton sang sur les épaules
Liberté
Je te braille de mon berceau »

Ensemble, nous avons commencé à jouer aux dès avec les mots et ce dialogue n’a cessé de se densifier au fil des ans.

A partir de 1984, Guy fut accueilli à bras ouverts par Rougerie, l’éditeur de Mortemart qui publiait depuis trente ans, à l’ancienne, des livres magnifiques, non massicotés, tout de suite reconnaissables à leur couverture blanche ornée d’un titre sobre aux lettres rouges. Un éditeur honnête, fidèle à ses auteurs et à l’écoute de nouvelles voix.

René Rougerie ouvrait sa maison à un jeune poète qui lui plaisait: l’œuvre de Guy Allix était fragmentaire, épurée, concise, elle était surtout un appel à l’essentiel. Son écriture, sobre et noire, était toute tendue de questions. Obsédé par « l’imprononçable silence », il écrivait « dans la faiblesse et le dénuement ». Chez lui, chaque mot était pesé.

« Seul compte ce qui ne s’attend pas.

*
C’est dépassé par tes mots, par ton souffle, c’est dominé par ta parole que tu te prononces.

*
Il suffit parfois d’un mot pour que tu habites le monde.

*
N’être en nul lieu que l’absence. Là où s’étire le sang.

*
Le poème qui dit douleur dit vivre. »


Guy Allix dit à la fois la jubilation et la souffrance que lui procure la création poétique. Une poésie qu’il faut arracher à la vie, où les mots travaillent la mort et où nul miracle n’est possible sans une certaine humilité.

Indubitablement, cette humilité vient du pays de son enfance : Douai, où il où il est né en 1953, le Nord, les terrils et la misère, qu’il évoque avec une émotion contenue dans son recueil de 1993, Lèvres de peu :

« Ce pays se sculptait avec la sueur. Le travail des hommes l’habitait tout entier

*

C’est là que j’ai appris l’humilité, que j’ai appris à m’enfoncer dans la terre.

*
Ce pays donnait le Nord
La peau y trouvait sens

Aux pavés des chemins
Se dessinait le tremblement de vivre. »


Dans Solitudes, un livre capital paru en 1999, on goûte la quintessence de sa poésie. Il y dit sa douleur d’écrire : la douleur, l’épuisement, la blessure, « cette plaie dans la béance du monde » :

« Ecrire quand ce n’est plus possible. Sur cette déchirure. Dans l’horreur de l’absence.
Ecrire ces mots qui usent comme l’amour. Qui épuisent le sang. »

La douleur au ventre, avec des mots simples et fragiles, toujours prêts à se déchirer et à s’effacer, Guy Allix décrit ce silence blanc qui préside à son inspiration :

« Il n’y a rien parfois que cette plaie plus vive. Ces mots blessés dans la nuit et qui travaillent à la plus juste perte.
Cette petite flamme qui expire au creux du corps. »

Sa saison à lui, c’est l’hiver, saison de « l’inadmissible lucidité ». Déraciné, le poète éprouve ce manque au plus profond de son être. Son désespoir engendre la solitude et persiste « dans la déchirure ultime de chaque instant ».

La singularité de l’écriture de Guy Allix vient de la douleur de l’enfance. Il écrit pour retrouver en lui cette déchirure.  Un combat vital, qu’il montre de façon poignante, dans un livre comme La poésie est mon seul courage, publié au  Nouvel Athanor:

« S’effacer simplement
Sans laisser que ces traces ici
Sang déjà séché
Déchu dans le noir

Couler jusqu’à l’absence de couleur

*
Tu te raccroches à peu de choses
   Toujours
La branche d’un sourire
Au bord de l’irréparable
Où tu plonges déjà
*
Ce regard vide
Et toi si peu
Devant tout cela
   Qui t’assiège
   Te possède

Tu crois encore parfois à la vie
Le temps d’un rêve
   Ou d’une caresse
Et tu redresses le courage
En attendant l’épreuve ultime »

Se sentant en exil sur cette terre, Guy Allix s’est engagé dans un combat qui consiste à affronter les mots à mains nues. A Saint-Lô, il n’est pas resté longtemps. Sans lui, dans cette ville paisible et endormie, il est devenu un peu plus difficile de vivre en poète. Heureusement, depuis 40 ans, dans la Bretagne morbihannaise ou au Printemps de Durcet, nos pas n’ont cessé de se recroiser.

Et voilà que dans ses derniers poèmes, a surgi un hymne à l’amour vibrant, flashant, qui m’a fait sauter de joie. « Aimer, c’est toujours manquer de mots », écrit-il dans Oser l’amour, un recueil composé au plomb par Jacques Renou à l’Atelier de Groutel. Un petit livre superbe, fait main. Une typographie au plomb sensuelle et extrêmement soignée, qui lui convient à merveille.

« Aimer c’est toujours manquer de mots. Aussi, le poème d’amour n’est que l’ombre de l’amour. Il est le risque même. Autant dire l’impossible. 

*
Tu es présente
Et j’aime ce hasard
Qui nous a mis face-à-face
A jamais

*
Je n’étais vrai que sur le bord
Toujours à deux doigts de vivre
Et de crier

Je partirai
Avec ton regard dans les yeux

Osant dire ton nom à jamais
A la face du monde

Osant dire l’amour qui brûle les mots

*
Il y aura un peu de sang
Sur le bord
Un peu de sang pour crier
Comme on crie tout au bout
Et ce sera vivre enfin »

Sauvée par la force d’aimer, la voix de Guy Allix reste fragile : « Aimer, c’est savoir qu’un jour, peut-être, l’amour aussi sera cendre. » Sa parole est toujours fragile et écorchée, mais elle brûle d’un feu intérieur intense. Elle regorge de lumière. Elle fait naître un monde, elle est la promesse d’un espoir.

Bruno Sourdin


Guy Allix et Bruno Sourdin:  40 ans d'amitié, ça se fête!




(Publié dans la revue Chiendents n°126, Editions du Petit Véhicule, Nantes, février 2018)


Choix bibliographique:

Aux éditions Rougerie : Mouvances mes mots, 1984 ; Lèvres de peu , 1994 ; Le Déraciné , 1997 ;  Solitudes, 1999 ; Survivre et mourir 2011.
Aux éditions Le Nouvel Athanor : Guy Allix, choix de textes, 2008 ; Le sang le soir, 2015.
A l’Atelier de Groutel :  Oser l’amour (autres extraits), 2010), Le Nord 2010
Aux Editions Sauvages, Correspondances, recueil à deux voix avec Marie-Josée Christien, 2011) ; Maman, j’ai oublié le titre de notre histoire, suivi de Félix, une histoire sans parole (récits autobiographiques), 2016) ;  Au nom de la terre, 2018.
En préparation aux éditions Unicité: En chemin avec Angèle Vannier, essai, 2018.


12/02/2018

Daniel Giraud, le poète ivre de Tao et libre comme l'air

Avec Daniel Giraud à Paris, au Marché de la poésie.




Dans la lignée de Gary Snyder, Daniel Giraud est un écrivain Beat pur jus.  Amoureux de l’existence et vrai chercheur d’absolu, poète dionysiaque et libertaire, il a l’âme buissonnière. Cela fait des années qu’il a tourné le dos au confort et aux plans de carrière, qu’il a fuit « ce monde de fou ». Eternel piéton, il écrit comme cela vient : « sur le bord des routes, au comptoir des bars ou dans mon lit. »

Grand voyageur, il n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il flâne sous le ciel de l’Inde, de la Chine ou de l’Afrique. « Rien n’est à prouver, dit-il, tout est à éprouver. » Dans les montagnes suisses de l’Engadine, il a aimé vagabonder sur les traces de Friedrich Nietzsche et jouir de la liberté absolue; face au lac Silvaplana, il s’est senti renaître à sa propre destinée : « J’étais assis là dans l’attente, dans l’attente de rien. »

Et quand il n’est pas sur la route, il aime « saisir le sens de l’éternel présent » dans son ermitage perché dans les montagnes enneigées de l’Ariège. Ce buveur impénitent, et qui n’en fait pas mystère, brûle son existence d’une montagne à l’autre, jusqu’à la lie, pour « goûter au ciel » et « saisir la vie en un instant ».


Daniel Giraud cultive le paradoxe avec jubilation. Il échappe à l’étiquette et aux définitions. Il ressent la mort dans la vie et la vie dans la mort. Il ose la liberté et ses phrases cinglent comme des coups de fouet. « Quand une étoile explose, raconte-t-il, elle peut être vue en plein jour. Pour voir les étoiles en plein jour,  ne faut-il pas fermer les yeux ? »

Daniel Giraud est aussi un astrologue traditionnel averti et un grand amateur de blues, cette musique de rébellion qu’il joue à en faire péter les cordes de sa guitare. Mais c’est surtout dans le domaine de la pensée et de la sagesse d’Extrême-Orient que cet « homme qui marche » ouvre de fascinantes perspectives. On lui doit d’abord, avec Les Yeux du dragon,  une anthologie des grands poètes chinois classiques, tous imprégnés de l’esprit du Tao : de l’ermite Han Shan au poète maudit Li Ho ou encore de Wang Wei à Li Po, l’immortel banni sur terre, auquel il a consacré un livre devenu culte, Ivre de Tao, Li Po, voyageur, poète et philosophe.


 Daniel Giraud est un chercheur bougrement calé, un érudit sauvage qui a proposé de nouvelles traductions du Tao Te King  et du Yi King, le fameux Livre des Mutations, qui est un des plus anciens livres de l’humanité, un manuel de divination qui apparaît aussi comme un guide de sagesse. « Le Livre des Transmutations peut accompagner, en une sorte de vade mecum, tout être qui s’interroge sur le sens de la vie et de l’attitude à tenir suivant les circonstances, explique-t-il. Ce qui permet de se transformer soi-même à travers l’ensemble des possibilités offertes par l’existence suivant l’opportunité des moments. » Il explique aussi que la divination ne consiste pas, comme on le croit généralement, à prédire l’avenir. Il s’agit, par des méthodes divinatoires, de connaître la situation et de suggérer au consultant « l’adaptation la meilleure ». Tout est en soi. « Quand la situation s’éclaircit, l’occasion se présente. Agir au bon moment suivant la situation, voici la leçon pratique que l’on peut tirer de l’interprétation des hexagrammes. » Cette nouvelle édition du Yi King permet de mettre en pratique la notion d’ « immuable du changement », qui, pour le traducteur, est un des principes fondamentaux de la spiritualité extrême-orientale.

Daniel Giraud a également traduit le Sin Ming, un des rares textes de cet enseignement muet et paradoxal qu’est le chan (qui deviendra le zen au Japon), qui aurait été écrit au VIIe siècle par le moine taoïste Fa Jung, qui fonda une école qui enseignait que tout n’est que rêve. C’est un poème métaphysique de haute volée, « toujours actuel car au-delà des mots », comme le souligne le traducteur. Ce poème commence par ces deux vers révélateurs : « La nature de l’esprit est non-née/ Qu’attendre de voir et savoir ? »

Ce que l’écrivain ariégeois cherche dans la fréquentation des anciens du Tao, c’est à établir un lien avec les poètes libertaires d’Occident et insister sur ce qu’ils ont de commun : savoir être libre comme l’air, être simple et détaché, chevaucher le vide et sortir de l’ordinaire « par la porte étroite »… Les taoïstes chinois disaient qu’il fallait « arracher les racines des montagnes ». « Sans valise ni repère, ajoute Daniel Giraud, prendre la clé des champs qui ouvre sur l’inconnu, sur la vie comme sur la mort, sur l’insécurité absolue. »

B. Sourdin.


Essais
Ivre de Tao, Li Po, voyageur, poète et philosophe, Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1989.
Le rien du tout, Révolution intérieure, 1999.


Traduction
Les Yeux du dragon, une anthologie de poésie chinoise, Le Bois d’Orion, collection Points Poésie, 2009.
Yi king, texte et interprétation, Bartillat, 2003.
Sin Ming (Gravé à l’esprit), La Main Courante, 2004.
Lao Tseu : Tao Te King, le Livre de la voie et de la conduite, L’Harmattan, 2011.     

Récits
Randonnée chinoise, Noël Blandin, 1993.
Quelque part, récit, Bartillat, 2002.
Récits de sagesse d’Extrême-Orient : récits du tao, du tch’an et du zen, L’Originel, 2007.
La palpite, Séguier, 2009.

Poésie
Par voie et par chemins, Révolution intérieure, 2006.
Intérieur/extérieur, Séguier, 2010.
All to no-thing (préface de Claude Pélieu), Fage, 2014.
La tournante des images et des ombres, les éditions du Contentieux, 2015.

04/02/2018

80 outsiders magnifiques et obstinés

Né à Paris, Guy Darol a retrouvé près de Morlaix ses racines bretonnes.  (Photo Ouest-France)



Ed Sanders tenait une petite librairie alternative au cœur du Lower East Side, une boutique baptisée Peace Eye Side. C’était un haut lieu planant où se rencontraient Allen Ginsberg et les Beats de New York. Sanders était aussi un éditeur marginal : Fuck You Press édita Automatic Pilot, le premier livre américain de son ami Claude Pélieu. « J’ai appris de Claude, a-t-il raconté, la technique intéressante consistant à dévaler les collines escarpées près de North Beach sur les toits des automobiles en stationnement. » Joyeusetés de deux poètes Beats en cavale ! Ed Sanders avait aussi fondé, avec Tuli Kupferberg, le groupe des Fugs, si caractéristique de la contre-culture des années 60-70, les heures glorieuses de l’underground. A l’heure du cauchemar de la guerre du Vietnam, sexe, drogues et contestation de l’establishment étaient ses refrains favoris.

Erudit cool (je me souviens qu’il fonda, avec Christian Gattinoni, la revue Crispur dans les années 70), Guy Darol raconte par le menu et avec virtuosité l’art de Sanders, « un alliage post-dada de satire et de philosophie joyeuse qu’avaient illustré, dans une veine assez semblable, les Mothers of Invention. » Grand spécialiste de Frank Zappa, il signe, avec Outsiders, une formidable galerie de portraits de 80 francs-tireurs du rock. Ceux qu’il appelle très joliment « les héros de la malchance ou du malentendu ».

Certains sont devenus cultes, comme Syd Barrett, Kevin Ayers, Captain Beefheart, Moondog... D’autres méritent d’être très sérieusement revisités. Par exemple ? Sean Bonniwell, précurseur du punk rock et de son énergie explosive avec Music Machine, un des meilleurs garages bands des sixties ; Roky Erickson, inventeur et roi du rock psychédélique; le singulier Merrel Fankhauser, hanté par la disparition du continent Mu ; Sky Saxon, créateur illuminé des Seeds ; Luke Faust et ses partenaires d’Insect Trust, qui savaient si bien mélanger le folk et le blues avec de surprenantes digressions en mode ragga ou free jazz…
Ils sont ainsi 80 :  pas un ne laisse indifférent.


Voici comment Darol raconte la fin tragique de Karen Dalton : « Aperçue du côté de Woodstock, elle errait désormais dans les rues de New York, rongée par l’addiction aux drogues et malade du sida, avant de s’éteindre aux côtés de son fils, Johnny Lee, le 19 mars 1993, à l’âge de cinquante-cinq ans. Dès lors son nom se mit à scintiller, comme l’un des joyaux de la folk injustement oublié. » Elle avait vu l’enfer mais nous laisse une œuvre vraiment somptueuse, qu’il faut redécouvrir.

Le livre de Guy Darol est un sacré monument. Brillant, impressionnant et très émouvant. Indispensable. C’est aussi le livre d’un écrivain que l’on aime depuis si longtemps.

B.S.

Guy Darol : Outsiders, 80 francs-tireurs du rock et de ses environs, Castor music, 2014.

(article publié dans Quetton l'Arttotal, la revue de JF Rocking Yaset. Numéros 34 et 35, décembre 2017)




Guy Darol est un grand spécialiste de l'oeuvre de Frank Zappa (le dernier livre en date est une biographie, en 2016, chez Folio Gallimard). Il collabore régulièrement à Muziq et à Jazz Magazine. Mais c'est surtout un écrivain très éclectique: il a écrit des romans (dont le beau Guerrier sans poudre en 2014 aux Editions Maurice Nadeau). Ses essais sur André Hardellet et Joseph Delteil (deux écrivains "outsiders" de la littérature française) sont remarquables.