08/06/2020

Pete Winslow le poète de San Francisco qui aimait les moissonneuses rouillées



Pete Winslow          (photo Christa Fleischmann) 


Malgré le fait qu’il ait été publié par City Lights, on l’a un peu oublié aujourd’hui. Peter Winslow était originaire de Seattle et était venu s’installer en Californie dans les années 60. Il travailla comme journaliste à l’Independent de Livermore. Il est mort très jeune en 1972, à 38 ans, des suites d’une opération.
Il avait publié plusieurs volumes de poésie, dont les principaux sont Mummy Tapes (Medusa Press, 1971) et A daisy in the memory of a shark (City Lights, 1973).
Au sein du groupe surréaliste de San Francisco, son mentor était Philip Lamantia, dont André Breton, en exil à New York en 1943, avait salué jadis le génie précoce : « une voix comme il s’en élève une fois par siècle ». Winslow, qui adorait les dadaistes et les peintres surréalistes, a entretenu avec Lamantia une correspondance fournie. Les deux hommes passaient beaucoup de temps ensemble. Winslow était aussi un grand admirateur de Kenneth Rexroth. 
Il avait l’habitude de lire ses poèmes dans les cafés de North Beach et il était devenu, comme Bob Kaufman, ruth weiss ou Richard Brautigan, une figure de la scène Beat locale. Comme Philip Lamantia, et à sa suite, il apparaît aujourd’hui comme un des maillons entre le mouvement surréaliste et les écrivains Beats. 
La poésie de Pete Winslow est très surprenante. Drôle, originale, cocasse et fiévreuse. C’est une lumière vive, un fatras d’histoires sans suite, quelques grains de pur bonheur. 
Un portrait de Christa Fleischmann nous le montre deux ans avant sa mort. Il semble en pleine forme, enjoué, amusant. Ce cliché me touche beaucoup. C’est comme si c’était l’image d’un vieil ami passé comme un météore dans le ciel de la poésie et que l’on regrette de ne pas avoir connu.

Bruno SOURDIN.

 
"A daisy in the memory of a shark"

Bandelettes de momie

Esquissant le sourire d’un acrobate qui a envie de pisser
Je pris l’autoroute vers l’Ohio au volant d’une moissonneuse rouillée
Salué par des policiers qui pensèrent que j’étais le dieu protecteur du grain

Mes bagages arrivèrent plus tard
Des arbres minuscules des bandages de momie deux ou trois disques sans pochette
Et un désir frappant dans sa boite comme un mandrill


La moitié de ma vie est passée 

Je cligne des yeux et la moitié de ma vie est passée
Néanmoins je fais toujours des projets
Dans un instant je clignerai encore des yeux
Mes yeux sont déjà mi-clos
Comme les vignes sont lourdes cette année
Comme les vins que l’on consomme sans payer sont grisants
L’océan de vin la mer la rivière le filet d’eau
La goutte
Dans laquelle se reflète une tour
Une jungle de vignes grimpantes sur les côtés
Peut-être pourrais-je visiter un cri
Grimper l’escalier en colimaçon à ses racines
Et mettre en place des tâches ménagères juste avant l’agonie
Si j’avais assez de temps devant moi
Je pourrais chercher la pierre philosophale
M’écorcher les yeux sur des livres dont un mot sur trois est caché
Ou bien pourrais-je entrer en amour
Comme un tourbillon gardé dans une boîte doublée de velours
Mais le dernier clin d’œil est sur moi
Ils exigent une comptabilité complète de mes péchés pour les dossiers de leur paradis
Ils m’ont envoyé le mien avec des vrilles ondulantes sans vie
A l’endroit où je m’assieds sur une pierre érodée par des vagues sèches
Pour un instant d’éternité
Puis je regarde autour de moi de surprenants visages qui sourient


Ouragan Fred

Un type est venu à cheval
Gueulant au mégaphone que les tortues arrivaient
Nous avons dit bon et alors
Il nous a raconté qu’elles avaient mangé les meubles
Bu l’essence des voitures
Accumulé les factures de téléphone et laissé les lumières allumées toute la journée
Nous nous sommes préparés au pire
Et comme on pouvait s’y attendre elles sont venues par millions
Sortant de l’autoroute
Mangeant les poignées de portes et buvant de l’essence
Désirant seulement être aimées

Nous leur avons donné de l’amour les avons hébergées dans nos maisons
Les avons laissé manger et boire ce qu’elles voulaient
Les avons laissé dormir avec nos filles
Et à la fin elles sont retournées dans les marais
Tout le monde a mis la main à la pâte pour nettoyer le bazar
Nous avons récuré soigneusement les crottes des tortues 
Jusqu’à ce que la ville redevienne comme avant
Maintenant il n’y a plus que les enfants avec leur carapace sur le dos
Qui nous rappellent l’Ouragan Fred


(traduit par Bruno Sourdin)





Lire aussi :

Sur Philip Lamantia :

Philip Lamantia : Révélations d’un jeune surréaliste, editions Jacques Brémond, 1996
Anthologie des poètes surréalistes américains, présentée et traduite par Jean-Jacques Celly, éditions Jacques Brémond, 2002.