19/01/2015

Remy de Gourmont, l'ours à écrire de Normandie

Défiguré par un lupus en 1891, Remy de Gourmont deviendra le reclus de la rue des Saint-Pères.

On commémore, en 2015, le centenaire de la mort de Remy de Gourmont, celui qui fut l’âme du Mercure de France, celui que Guillaume Apollinaire qualifiait de "poète incomparable" et que Blaise Cendrars avait choisi comme maître à 20 ans, le présentant en ces termes: "cet esprit sans préjugés, dévorateur, destructeur, universel, sceptique, vulgarisateur, irrespectueux, érudit et philosophique, dissociateur d'idées, transmetteur des valeurs qui lâchait de si belles fusées."  Né dans l’Orne, lycéen à Coutances, étudiant à Caen, le grand écrivain normand était devenu, à Paris, le chef d’état-major de la vie intellectuelle de son temps, l'ours à écrire, le légendaire reclus du 71 de la rue des Saint-Pères. Rencontre avec son biographe, Christian Buat.





Christian Buat, le biographe de Remy de Gourmont.
Comment caractériser la Normandie de Remy de Gourmont ?
En ce qui concerne l’œuvre elle-même, une de ses premières nouvelles connues s’intitule Le petit médecin et se passe dans la Manche, près de Coutances. C’est une nouvelle qui s’inspire de Flaubert et de Barbey d’Aurevilly, ses deux admirations de jeunesse. Elle met en scène, en quelque sorte, la revanche de monsieur Bovary.
Beaucoup de ses romans se situent dans la Manche. Merlette a pour cadre Le Mesnil-Villeman, le berceau de la famille. C’est un roman tout à fait classique, qui peint bien la campagne normande de la fin du XIXe siècle, avec une inspiration probablement autobiographique.
Un Cœur virginal se passe dans la région de Cherbourg, « une triste cité maritime, écrit-il, où tout semble avoir été combiné pour faire croire que la mer n’existe pas ». En transformant la plage Napoléon en Plage verte, les Cherbourgeois ont confirmé cette appréciation.
Il y a aussi Le Songe d’une femme, un roman subtilement érotique qui se passe du côté de Lessay et de Créances. Et puis, il y a les textes qu’il a consacrés à Coutances, intitulés La petite ville.

Sa jeunesse est bas-normande ?
Remy de Gourmont est peut-être le plus bas-normand des écrivains, dans la mesure où il est né dans l’Orne, à Bazoches-au-Houlme chez ses grands-parents maternels. Plus tard, la famille est venue au Mesnil-Villeman, près de Gavray. Il a fait ses études au lycée de Coutances, de la 8e à la terminale. Sa suprématie en français, en latin et en anglais était connue de ses rivaux. Mais, contrairement à l’image qu’on s’est faite de lui par la suite (l’ours à écrire), c’était aussi un sportif : il prenait des leçons d’escrime. A 12 ans, il a perdu la foi, en réaction contre les cérémonies de première communion.
Plus tard, il a étudié le droit à Caen, ce qui ne l’a pas enthousiasmé, avant de devenir, à Paris, le chef d’état-major de la vie intellectuelle française, voire mondiale. L’influence de Gourmont a été considérable.

Et la Haute-Normandie?
La Haute-Normandie aussi n’est pas absente de son oeuvre. Il a écrit de superbes pages à propos de Rouen, qui était un de ses endroits de prédilection.

Y a-t-il chez lui une nostalgie de la terre natale?
La terre natale est l’endroit de son premier amour. Au Mesnil-Herman, il est tombé amoureux de la mystérieuse A.A., qui était une amie de sa soeur. Il en parle dans son journal intime.

Parmi ses livres normands, par quoi faut-il commencer?
Je conseillerais La petite ville et, comme roman, Un coeur virginal, dans la mesure où il permet de se faire une idée des différents aspects de son attachement à la Normandie.

En 1881, il est à Paris, il a 23 ans. Comment les choses ont-elles commencé avant qu’il ne devienne cette grande figure de la vie littéraire ?
A Paris, il est employé à la Bibliothèque nationale et il écrit dans le Mercure de France, une revue qui vient d’être créée. En 1891, il y signe Le Joujou patriotisme, qui est une attaque contre les revanchards qui ne pensaient qu’à reprendre l’Alsace et la Lorraine. Cet article fait scandale et il est licencié de la Bibliothèque nationale. Il est surpris. Il ne s’y attendait pas du tout. On peut se demander s’il n’a pas eu une réaction psychosomatique : il a eu un lupus tuberculeux, dont il a guéri, mais qui l’a défiguré, au point qu’il impressionnait beaucoup les gens. A ce moment il est devenu un reclus, il ne quittait plus son appartement de la rue des Saints-Pères. Mais je crois qu’on a exagéré sa réclusion, on a créé une légende. Je pense que, petit à petit, il a repris une vie normale.

A quoi ressemblait la maison de la rue des Saint-Pères où il vivait?
Il habite au numéro 71, au 5e étage, c’est un appartement où régnait le plus grand désordre, avec beaucoup de livres. Il est habillé comme un moine. Il portait une robe et une petite calotte ecclésiastique: c’est tout ce qui lui restait de la religion.

Le 71, rue des Saints-Pères. Apollinaire, qui habitait tout près d'ici, sur le boulevard Saint-Germain, disait de lui: "Remy de Gourmont est vêtu d'un froc couleur carmélite... quand il est chez lui... Il vit parmi les livres, les gravures de toutes les époques... Il parle à peine."


La littérature était-elle son seul intérêt?
Il y a chez lui un attachement constant à la nature. Il connait les plantes et les arbres par leur nom. C’est vrai que c’est un homme d’études mais il a écrit de merveilleuses pages sur la nature.
Il était aussi un homme de la mer. Du temps où il passait ses vacances à Geffosses, il allait pêcher, rocailler comme on dit ici, avec les pêcheurs de la côte. Un de ses romans, qui s’appelait Patrice, dernier du nom, et qui a été perdu, avait la mer pour cadre et devait se situer à Geffosses.

Quel était le rôle de Gourmont au Mercure de France ?
Il était l’âme du Mercure de France. Bien sûr, Alfred Vallette en était le directeur, c’est lui qui a su mener la barque à bon port et transformer cette petite revue en une maison d’édition qui a publié tous les grands noms de l’époque. Le grand succès, qui a permis de poursuivre l’aventure, est la publication d’Aphrodite de Pierre Louÿs.
Gourmont aurait pu faire la revue à lui tout seul, en raison de la diversité de ses articles : compte-rendus de lectures, romans, nouvelles, poèmes. La science était aussi un de ses domaines. Ses chroniques intitulées Epilogues étaient des commentaires de l’actualité de l’époque, de faits divers… C’est sur ses écrits que les gens se précipitaient, soit pour admirer, soit pour protester.

Pourquoi Gide le haïssait-il tellement ?
Je crois qu’il y a eu d’abord une question de suprématie. Gide aurait voulu occuper la place de Gourmont au Mercure. Il y étouffait. Il considérait Gourmont comme un monstre, physique et intellectuel. C’est pour cela qu’il va créer la NRF, contre le Mercure et surtout contre Gourmont.
Et puis il y a le problème de l’uranisme de Gide. Gourmont était plutôt amateur de femmes et ne comprenait pas l’homosexualité, c’est quelque chose qui le dépassait. Il est possible que Gide ne supportait pas cela. Mais je crois que la rivalité était d’abord littéraire et intellectuelle.
Gourmont avait toutes les raisons de figurer au panthéon des surréalistes. Mais ce ne fut pas le cas. Il y a des haines difficiles à comprendre. Mais il a eu aussi des admirateurs: Cendrars, Apollinaire, Léautaud et tant d’autres.

Gourmont était un écrivain lié au symbolisme, mais c’est un courant qu’il a par la suite critiqué?
Critiqué est un peu fort. Il n’a jamais renié l’étiquette symboliste, mais il s’est orienté dans une autre voie, la clarté. Petit à petit, il a abandonné une certaine préciosité au profit d’une écriture plus fluide et plus limpide.

Comment expliquez-vous que ce grand écrivain ait été oublié ?
C’est le plus grand des mystères. Un écrivain célèbre est un écrivain qui donne son nom à une rue. Or il n’y aurait que trois rues en France qui porteraient son nom, dont une rue et un parking à Coutances. Le lycée, où il a été interne, aurait dû porter son nom. Lorsque le collège s’est séparé du lycée, on aurait pu s’attendre à ce qu’il prenne son nom. Mais, non, on a préféré Jacques Prévert. Pas d’établissement, pas de musée : on ne pense jamais à Gourmont, c’est extraordinaire !
Pour moi, cela a au moins un avantage, Gourmont reste le spécialiste de la dissociation des idées : il n’y a aucun rapport entre la grandeur d’un écrivain et sa réputation parmi les hommes. 
Ceci dit, j’aimerais que pour le centenaire de sa mort, il soit enfin reconnu. Je ne fais le procès de personne, car ce que je déplore aurait dû être réalisé depuis longtemps. Je me borne à constater que Remy de Gourmont est probablement le seul écrivain à n’être célébré ni nationalement, ni localement. J’espère que les professionnels de la culture, à tous les échelons, sortiront de leur léthargie.

Propos recueillis 
par Bruno SOURDIN.


Remy de Gourmont. Qui suis-je?, par Christian Buat, éditions Pardès.



"La vie va devenir de plus en plus dure pour les hommes qui ont des nuances dans l'intelligence." (Remy de Gourmont)








17/01/2015

Incarnations


Mère ô douce mère je ne veux pas mourir encore
Les chevaux ont des visages inconnus
Le volcan avale ses fils
Et la poésie parle dans ton ventre
Des bourrasques et du fouet
Du bruit et de l’étincelle
Du mai indigné de ta prison
Et de la voix ensoleillée des abeilles
O muscles ô gifles
O vertèbres brisées de la mémoire
Les momies s’installent pour la nuit
Asseyons-nous pour le rêve

Mère ô douce mère je ne me souviens plus du jour où le monde a commencé
L’homme-oiseau mendie sous les bombes
Les danseurs s’évanouissent sur l’épaule des dieux
Et la poésie parle dans ton ventre
De la foudre et des visions
Du serpent et du sacrifice
De l’eau sépulcrale de tes morts
Et des sanglots d’été de la grand-route
O blés ô soleils
O héros insultés de la frontière
Les lions s’agenouillent dans le désert
Asseyons-nous pour le rêve

Mère ô douce mère j’ai oublié les clameurs et les cadavres
Le jeune lion se déguise en lézard
L’ange du crépuscule s’anéantit
Et la poésie parle dans ton ventre
De l’exil et des étoiles
Du chaos et des prières
Des chants furieux de ton labyrinthe
Et des entrailles secrètes de la terre
O déluges ô émeutes
O funérailles somnambules de la douleur
Les fils du soleil gémissent en cage
Asseyons-nous pour le rêve

Mère ô douce mère je danse avec les chevaux du vent
Les vagabonds se jettent dans les nuages
La ville fume ses morts
Et la poésie parle dans ton ventre
Des bûchers et des rires
Des cendres et de l’air
De l’herbe des galops inouïs
Et de la splendeur des promenades
O langues ô pleurs
O cercueils écumeux du sommeil
Les anges s’arrachent les yeux
Asseyons-nous pour le rêve

Mère ô douce mère la vie est un effarant mystère
L’homme qui ramasse des os de mulots est venu sur son bateau blanc
La fanfare de l’asile ne peut s’empêcher de pleurer
Et la poésie parle dans ton ventre
Du coyote et de l’arc-en-ciel
De l’étoile et des bulles de savon
De la vision de tes enfants de juillet
Et du goût des chemins de terre
O rumeurs ô parades
O frissons poivrés des départs
Les aveugles s’enterrent après la houle
Asseyons-nous pour le rêve

Mère ô douce mère rien ne sera jamais expliqué
Les bras de la nuit enlacent le silence
Le batelier des morts tend sa voile
Et la poésie parle dans ton ventre
Des barques et des tambours
Des fifres et des cortèges
Des pas effacés sur le sable
Et du vent glissant au sort des routes
O fracas ô tourmentes
O saisons insensées du ciel électrique
Les lèvres ânonnent ta douleur millénaire
Asseyons-nous pour le rêve


BS



Polder 78, couverture de Sylvie Bozec


16/01/2015

The sixth hour (and others poems)

Bruno Sourdin (photograph by Fidélise)

The sixth hour 
The road
I walk
Solitude 

The Old Beast shakes its head swearing
The Villains of Space couldn’t care less about me
                        with their oldbroken down old rats

It’s hell
The sixth hour by the clock
A door opens suddenly
Every eye looks up
I’m soaked
The Blue Kid bites his lips
Baron Saturday is unable to stand up
Terror-sticken
His heart leaps in his chest
He cries out frightened

Can we really dream on this planet ?
The pack of dogs is off again
Bird-men are still a little ahead
The Calypso Nymph utters no sound
The day is over
I buried my shoes
I’m sitting in a corner
I’m small and insignificant
I’m cold

Claude Pelieu has just passed away
The Blue Kid starts to bang on walls sobbing
Me, I would like to sleep but I can’t
I look at the sea
I look at the sky
The wind has stopped
Nothing more

The night crow flies above me
Nowhere to land
Help me brother of the night
We’re merely stardust
Stars are not eternal
And we all die
Alone
Without a sound
Watching the snow fall on the terminal screen
When the wind will have nothing more to murmur
(translated by Mary Beach)





Blues for Brautigan
Your telephone is still ringing
in the middle of the night
near the smashed-up jukebox
from North Beach.
Here we can still hear the gun
and noises of the war.
Baudelaire has closed his hamburger stand
on the Haight.
He doesn’t like going to danse at the Fillmore any longer
he looks like a bewildered man
he speaks with riddles
and his words get lost in the wind.
Ordinary pedestrians walk by
without seeing him
ripped in a time crease.
What do you want me to say ?
I’m in a deep blues, too
I’m sapped by loneliness
disdain and hassles
I can’t help it
and I’m looking a last time for the key
that will open the tomb
at the bottom of which you’ve learnt
all the secrets
that ravens know
I need it.
(translated by Eric Dejaeger)






Bloody Beach
1.
No I don't want to die on this beach while all the flower shop girls in Roanoke sleep amid the roses and tulips dreaming of the sweetness of the waves on the pebbles of Normandy and while in the streets of Virginia all the doors are opened wide around midnight, no I haven't stopped hollering and gabbing without worrying about nothing, but I feel so lonely while all the horn players in jazz bands play their mouth on their saxophones and again I see our old wooden houses full of mystery, yes I hear the shouts of war slide through me, and yes I know what it is after so many days to wait ti shiver when in the distance a seagull sends us signals swallowed by the night.

2.
No I don't want to die on this beach while all the girls in the bars in Roanoke walk with a light step amid the beer glasses dreaming of the patience of the waves on the boulders of Normandy and while in the streets of America all the taxis whirl around by midnight, no I haven't stopped drinking it up and running around, but I feel lousy while all the jazz singers inVirginia strike up their wild chorus and again I see those old dusty trains full of the tears of good-byes, yes I hear the screams of war rising through me, and yes I know what it is after for so many days to hope for one great morning when in the distance a sandpiper sends us crazy signs.

3.
No I don't want to die on this beach while all the dressmakers in Roanoke walk balancing themselves in a doll's garden dreaming of the rumbling of the waves on the cliffs of Normandy and while in the streets of America all the lovers brush up against the stars around midnight, no I haven't stopped getting stinking drunk and day dreaming the time away, but I feel feverish while all the jazz drummers in Virginia whale on their skins, and again I see our full-voiced old hills that speak to us, yes I hear the cries of war pour through me, and yes I know what it is after so many days to spill tears when in the distance a cormorant crosses the void that is the world.

4.
No I don't want to die on this beach while all the girls in the typing pool in Roanoke rattle their typewriters dreaming of the caress of the waves on the sand of Normandy and while in the streets of America all the windows are thrown open-wide around midnight, no I haven't topped rambling and seeing the sights, but I feel terrified while all the jazz pianists of Virginia swing nonchalantly and again I see our fiery old Chevies full of violence, and yes I hear the howls of war rise up through me,  yes I know what it is after so many days to be on the look-out for pale eternity when in the distance an oyster-catcher signals tho us, flying with the angels.

(A tribute to the veterans of the 29th Infantry Division, the ones who landed at Omaha Beach on June 6th 1944)





Haikus
The pain, ah !
Starting awake
On a hospital bed 

*

Lying eyes wide open
Back slightly sore
What do the newspapers say ?

*

Suddenly at my window
A butterfly –
Already blown away by the wind

 *
Everyone gets busy
A door slams –
What happiness on the platform

*

Nobody, everyone’s asleep
Rain slashes at the shutters
Nightfall 

*
Switched off screens
There’s a wine bottle left
Evening loneliness 

*

Lying in bed
Closing my eyes –
I too can see the sea
(translated by Bertrand Agostini & Daniel Py)




Cocteau’s Breath
It doesn’t matter what day it is 

A tree ar the Royal Palace
Frantic conversation 

The aviator yawns
Someone gets excited with the ballerina
And the angel of sleep spits on the sleepers 

Yes we will become better
Tomorrow we will pick
All the herbs and I will perform a miracler 

Long live the kites

The Sea Cat
The sea cat eats potatoes
On the roof of the pigeon loft
At night he squabbles in the rain
With horses called Henry
From head to toe
Soaked to the skin
The Norman Athlete relives a childhood
The end of the world is certainly today

With The Family
Uncle Horse smokes a pipe in his hammock
The nightingale washes its teeth in the cigar box
Aunt Spider has a drink and scalps the piano professor
Cousin Blackbird cleans the sheriff
The concierge consults the stars wearing socks
Cousin Owl gets fat
The Dalai Lama dances the tango with the jazz band's drummer
Brother Dog gets angry wearing an Austrian overcoat
Before the newborn get stuffed

Winter Morning Blues
There is an admiral who snores in the trees
It is winter
The regiment gets washed
At noon the horses sneeze
The prodigious dreamer dances on an electric wire
Today his skin is transparent
And his poem has the shape of a draught of air
I'm cold
Go sit yourself down
The tram will only pass by next year


Manhattan
In her bird cage in Manhattan
The ballerina talks to the stamp about the snow
The soap bubbles are listening to the sherry-glass
The map of the world tells its tides
The hourglass interrupts the nightingale
The parrot says nothing 

See you tomorrow
(translated by Sol)