08/11/2013

Bloody Beach

1.


Non je ne veux pas mourir sur cette plage quand toutes les fleuristes de Roanoke dorment parmi les roses et les tulipes en rêvant à la tendresse des vagues sur les galets de Normandie et que dans les rues de Virginie toutes les portes s’ouvrent autour de minuit, non je n’ai pas passé le temps de brailler et de bavarder sans me soucier de rien, mais je me sens seul alors que tous les souffleurs de jazz collent leur bec sur leur saxophone et que je revois nos vieilles maisons en bois pleines de mystères, oui j’entends glisser à travers moi les hurlements de la guerre, oui je sais ce que c’est que d’attendre depuis tant de jours le grand frisson quand au loin un goéland nous fait des signes engloutis par la nuit
2.
Non je ne veux pas mourir sur cette plage quand toutes les couturières de Roanoke marchent en équilibre dans un jardin de poupées en rêvant au grondement des vagues sur les falaises de Normandie et que dans les rues d’Amérique tous les amoureux frôlent les étoiles autour de minuit, non je n’ai pas passé le temps de m’enivrer et de passer mes journées à rêvasser, mais je me sens fébrile alors que tous les batteurs de jazz de Virginie frappent la peau de leur tambour et que je revois nos vieilles collines pleines de voix qui nous parlent, et oui j’entends se répandre à travers moi les cris de la guerre, oui je sais ce que c’est que de semer des larmes depuis tant de jours quand au loin un cormoran traverse le grand vide qu’est le monde



3.
Non je ne veux pas mourir sur cette plage quand toutes les serveuses de bar de Roanoke cheminent d’un pas léger parmi les verres de bière en rêvant à la patience des vagues sur les rochers de Normandie et que dans les rues d’Amérique tous les taxis tourbillonnent autour de minuit, non je n’ai pas passé le temps de picoler et de m’agiter dans tous les sens, mais je me sens misérable alors que tous les chanteurs de jazz de Virginie entonnent des chorus déchaînés et que je revois nos vieux trains poussiéreux pleins de larmes d’adieu, et oui j’entends monter à travers moi les vociférations de la guerre, oui je sais ce que c’est que d’espérer depuis tant de jours un vrai matin d’allégresse quand au loin un tourne-pierre nous fait des signes insensés



4.
Non je ne veux pas mourir sur cette plage quand toutes les dactylos de Roanoke font crépiter leur machine à écrire en rêvant à la caresse des vagues sur le sable de Normandie et que dans les rues d’Amérique toutes les fenêtres s’agitent autour de minuit, non je n’ai pas passé le temps de vadrouiller et de faire encore une grande virée, mais je me sens terrifié alors que tous les pianistes de jazz de Virginie swinguent avec nonchalance et que je revois nos vieilles Chevrolet pleines de fureur, et oui j’entends s’élever à travers moi les rugissements de la guerre, oui je sais ce que c’est que de guetter depuis tant de jours la pâle éternité quand au loin un huîtrier-pie nous fait des signes en volant avec les anges


Poème écrit en 1999, année du 55e anniversaire de la libération de Saint-Lô, ville jumelée avec Roanoke, Virginie, USA. En hommage aux soldats de la 29e Division d'infanterie US qui débarquèrent à Omaha Beach le 6 juin 1944.





(Anthologie Riverains des falaises, anthologie des poètes de Normandie du XIe siècle à nos jours, éditions Clarisse, 2010)

04/11/2013

David Stone et Blackbird

David Stone
David Stone est né en 1949 à Chicago. Etudes de philosophie. Aujourd'hui, il  vit à Baltimore, dans le Maryland.
Depuis 1998, il anime, sous l'invocation de Paul Celan, la revue Blackbird, pour laquelle il invite artistes, mail artistes et poètes du monde entier à décliner, sous toutes ses facettes, l'univers tragique et magique des "oiseaux noirs", rescapés des camps de la mort et témoins de l'indicible horreur.








Les ennuis d'Osiris
Je range mes lacets de cuir
Soigneusement dénoués
Derrière un tourniquet de bois laqué.

Je dépose un mélange d'aromates
Sur la croûte du Vésuve,
Puis je lance des fléchettes d'uranium
Plus loin que l'antichambre de l'Hélikon.



L'ascension du phare
J'ai pénétré dans le phare
Après que minuit a sonné,
Après que tous les fusibles ont sauté,
Au moment où les Furies se sont mises à hurler,
Que les marques de guerre d'Afrique ont miroité et changé,
Que les prophètes se sont rassemblés en vacillant,
J'ai aperçu des chouettes et des extraterrestres
Sculptés dans les rochers du désert,
J'ai considéré avec insouciance l'Esprit de la Terre,
Je n'ai touché ni au ciment ni à l'eau,
Je n'ai tenu compte ni des lois, ni des alarmes, ni des urgences,
Etourdi de discours et d'équations,
J'ai vendu mon chevalet et mes trésors
Et j'ai grimpé aussi haut
Que mes muscles ont pu le supporter.

(Poèmes traduits par Bruno Sourdin)

03/11/2013

Blues pour Brautigan

Ton téléphone sonne encore
au beau milieu de la nuit
près du juke-box déglingué
de North Beach.
Ici on entend toujours le canon
et les bruits de la guerre.
Baudelaire a fermé son kiosque à hamburgers
sur le Haight.
Il n’aime plus aller danser au Fillmore
il ressemble à un homme égaré
il parle par énigmes
et ses mots se perdent dans le vent.
Des passants ordinaires marchent
près de lui sans le voir
envapé dans un repli du temps.
Que veux-tu que je te dise ?
Moi aussi j’ai un cafard noir
je suis miné par la solitude
le dédain et les emmerdes
je n’y peux rien
et une dernière fois je cherche la clé
qui ouvrira la tombe
au fond de laquelle tu as appris
tous les secrets
que savent les corbeaux
il le faut.
 
 
 
Blues for Brautigan
Your telephone is still ringing
in the middle of the night
near the smashed-up jukebox
from North Beach.
Here wa can still hear the gun
and noises of the war.
Baudelaire has closed his hamburger stand
on the Haight.
He doesn’t like going to danse at the Fillmore any longer
he looks like a bewildered man
he speaks with riddles
and his words get lost in the wind.
Ordinary pedestrians walk by
without seeing him
ripped in a time crease.
What do you want me to say ?
I’m in a deep blues, too
I’m sapped by loneliness
disdain and hassles
I can’t help it
and I’m looking a last time for the key
that will open the tomb
at the bottom of which you’ve learnt
all the secrets
that ravens know
I need it.
 
(Traduit par Eric Dejaeger)

 

 

 

Pentti Saarikoski

Pentti Saarikoski 
Dans les années 60 et 70, Pentti Saarikoski était sans conteste l’un des poètes phares d’Helsinki et, en ces temps de guerre froide, une des figures de la nouvelle gauche finlandaise. À sa façon de mêler sa vie privée et ses écrits, il était proche des poètes de la Beat Generation, qu’il a du reste traduits. Dans sa recherche effrénée de l’ivresse poétique, il y avait chez lui du Dylan Thomas et, dans son engagement politique, une forme de romantisme à la Che Guevara. L’enfant terrible des lettres finnoises s’était révélé en 1958 avec un recueil explosif sobrement intitulé « Poèmes ». Dans une langue simple et directe, son œuvre apparut au grand jour comme le résultat d’un brassage frénétique. Un mélange détonant de culture classique latin-grec (il fut toute sa vie un grand admirateur d’Héraclite) et de modernité insolente et désinvolte. Sa poésie, qui alterne sans aucun complexe prosaïsme et lyrisme, est le fruit d’une inspiration débridée, ouverte. Il n’était pas le genre de type à s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Affilié au Parti communiste, dans un pays qui partageait une longue frontière avec l’ogre soviétique et qui n’était indépendant que depuis 1917, il n’a jamais brillé par son orthodoxie. Et il devint carrément dissident après l’invasion de Prague par les chars de l’Armée rouge en 1968.
Alcoolique chronique, Pentti Saarikoski fut hospitalisé à de nombreuses reprises. Mais sa vie bohème et chaotique à souhait ne l’empêchera pas de publier une douzaine de livres de poésies, des romans et plusieurs essais. Et il fut l’un des passeurs les plus éblouissants de son temps, traduisant en finnois Henry Miller et Allen Ginsberg, Italo Calvino et Salinger (« L’attrape-cœur »), Philip Roth, la Bible de saint Mathieu… En outre, il est le seul traducteur au monde à avoir inscrit à son tableau de chasse à la fois « L’Odyssée » d’Homère et « Ulysse » de James Joyce. Cet écrivain exceptionnel était aussi un grand voyageur. Prague, Dublin, Tallinn, Paris… Il voyageait pour trouver la paix et le calme propice à la création. C’est finalement en Suède, près de Stockholm, qu’il a passé les dernières années de sa vie. Son dernier livre raconte un séjour en Bretagne où il était venu apprendre « le breton sans peine ».
Il est mort d’une cirrhose en 1983. Il n’avait que 46 ans.



Pentti Saarikoski



Poèmes



c’est la fin
de plusieurs milliers
de soleils d’or 

plus rien à vendre plus rien à acheter 

le navigateur italien
a découvert un nouveau monde
et une nation heureuse
d’adorateurs du champignon géant 

des garçons passaient en patins
un animal malade sauta
sur mes genoux et vomit
j’allais à la poste
un bus bleu se mit à blanchir
et commença
à danser




§



de plus en plus froid
le ciel
comme un triangle équilatéral
avec un œil
qui sort pour regarder 

un point de dégel dans la glace 

mon ami l’artiste
descendait la rue Annankatu en dansant 

l’hiver
éclaircit
la forme des arbres 

tuer c’est comme laisser tomber une quantité de verres fragiles




§



 

le printemps
nous étions assis
dans un café du bord de mer et je
regardais par-dessus
sa tête un bateau à voile 

voile blanche              ses cheveux
m’entraient dans les yeux 

et les mouettes
et le ciel qui s’avançait
comme un lourd écran blanc 

quelque part à la campagne
il y a une forêt                        au bout d’un marécage
je m’y tiens en bordure
me frottant le dos
contre un sapin 

Maman pousse de grands cris
d’une voix de corneille 

comme si elle avait une cuillère dans la bouche
 



§




les garçons jouaient au hockey sur glace
le drapeau flottait bien droit dans le vent
le camion de livraison sortit à reculons du garage
une femme tirait sur son rideau pour voir s’il faisait froid dehors
au loin une fine couche de neige couvrait le champ
dans le journal il y avait la photo de deux ministres
qui se rendaient à un meeting

(1962)





 §

  


Nous sommes assis avec le vieux capitaine
à avaler nos bières
sans se dire un mot pendant une heure.
« Eh bien, dit-il enfin, je pense qu’il est temps
de dessoûler quand la bière
commence à avoir un goût de pisse. »
Puis chacun replonge dans ses pensées,
profondément.




§

Dans cette longue baie peu profonde vient se reposer l’océan :
c’est ici qu’ils se sont endormis,
ces vieux ivrognes, sur le rivage qui les a vus naître.
Ces êtres pitoyables que j’ai choisis comme équipage.


§




 À la poupe, il dort,
apaisé,
il a beaucoup voyagé
et beaucoup souffert,
comme l’aurait fait un dieu,
le bateau vogue sur les flots ténébreux,
il retourne chez lui,
il dort.
 



§




De retour à la maison,
Ulysse
retrouve Argos,
le chien
qu’il avait élevé.
Le chien le reconnaît,
remue la queue, couche ses oreilles
mais il est trop vieux
pour s’approcher de son maître, et il meurt.


(1973)

(Poèmes traduits par Bruno Sourdin)




Harry Burrus

Harry Burrus
Harry Burrus est né dans le Colorado, a grandi dans le Missouri, et a vécu pendant de nombreuses années à Houston, Texas, où il a animé une formidable revue alternative de poésie visuelle de réputation internationale, O!!Zone, ouverte aux photographes, aux mail artistes et aux poètes. 
À l’image de Jack Kerouac, il s’est illustré, avant l’écriture, dans le sport de compétition. À un bon niveau puisque lui et son père ont été classés numéro 2 du circuit Father & Son Doubles des États-Unis.
C’est un créateur aux multiples activités : indépendant, secret, amoureux de la vie. Il est l’auteur de huit recueils de poésie, d’un roman, d’une pièce (Aztec Daughter) et d’une douzaine de scénarios. Il a réalisé un film, Marrakech (les cinéphiles pourront consulter le site : https://sites.google.com/site/hburrus/home ). 
Cet Américain est aussi un grand voyageur : libre, curieux et ouvert. Depuis 3 ans, il vit à San Miguel de Allende, au Mexique.



Harry Burrus






Blackbird
Depuis l’origine de l’univers
ils ont voleté au vent
ces oiseaux au plumage noir,
sans limites,
et rien ne leur a échappé.
Dans tous les coins de la planète,
Ils ont observé
nos luttes acharnées. 

Partout il y a des gens
qui veulent dominer
les autres, 

décréter avec autorité
choisir la route
les autres doivent suivre. 

L’homme ne progresse pas.
 


La bougie brûle sans être allumée
Les loups des villes cherchent de la chair fraîche
et font éclater les vitres.
Pulsation des tambours
dans l’eau croupie.
Entre des lèvres de diamant
hommes et femmes boivent
à leur avenir, sans repères. 

Le courage et la liberté
ne s’achètent pas,
et personne n’en veut. Pas vrai ?



Sans but
Craignant une chute interminable
au cœur du silence,
des mains attrapent 

les feuilles d’arbres blanches qui voltigent dans l’air 

en tombant des nuages et qui dans la conversation matinale
retiennent un éclat
d’amertume ou un ardent désir.
(Poèmes traduits de l'américain par Bruno Sourdin)