10/06/2024

L’envol de la poésie moderne chinoise

 

Lin Huiyin et Xu Zhimo accueillent Rabindranath Tagore à Pékin en 1924.

En 2020, Guomei Chen avait proposé une anthologie de la poésie de la dynastie des Tang, les riches heures de la poésie chinoise traditionnelle. Son nouvel ouvrage, Les Herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon, réunit des traductions de poètes modernes : 10 poètes dont trois femmes, soit un ensemble important de soixante poèmes, écrits de 1912 à 1949 et présentés en version bilingue.

 

 

Rabindranath Tagore, le grand poète et philosophe indien, a été couronné par le prix Nobel de littérature en 1913. Ce qui lui valut une célébrité mondiale immédiate  et l’a encouragé à sillonner le monde. C’est ainsi qu’il a été invité à séjourner en Chine en 1924. Des jeunes lettrés chinois l’ont alors accueilli avec enthousiasme. Principalement les poètes de l’école La Jeune Lune, qui avaient repris  comme nom de groupe le titre d’un recueil célèbre du maître de Calcutta. A Pékin, Xu Zhimo et Lin Huiyin, qui avaient l’un et l’autre fait des études en Occident, lui avaient servi d’interprètes.




Xu Zhimo.
 

Xu Zhimo, qui avait alors 27 ans, était le membre fondateur de cette école poétique. C’est à Londres qu’il avait rencontré Lin Huiyin, la fille d’un diplomate, et il était tombé follement amoureux d’elle. Tagore avait eu beau regretter que « ces deux poètes talentueux ne vivent pas en couple », leurs destins ne devaient pas s’accorder. Xu Zhimo avait dû contracter un mariage arrangé par ses parents avec la fille d’une riche famille. Lin Huiyin, de son côté, s’orienta vers l’architecture et devint la première architecte chinoise.

 

Xu Zhimo est un poète moderne aujourd’hui réputé. Dans son écriture, l’influence de la culture occidentale est assurée, comme le souligne sa traductrice, qui cite un court poème « écrit dans la langue de tous les jours, directement compréhensible ». Des vers que le poète a écrits à l’intention de Lin Huiyin, « lui témoignant de cette manière un amour désespéré » :

 

« M’oublier moi-même

Une fois au moins dans ma vie,

Je vais m’oublier pour toi.
Je n’attends pas que cela se concrétise,

Pas plus que de voyager à tes côtés.

Je n’attends pas d’avoir partagé ta vie, même pour peu de temps,

Et ne te demande même pas de m’aimer.

J’espère seulement pouvoir te croiser dans mes plus belles années. » 

 

Son poème le plus célèbre a été composé à l’occasion de son deuxième séjour à Cambridge en 1928 :

 

« Doucement je m’en vais, 

Comme il en fut à mon arrivée ;

Doucement je salue les nuages à l’ouest,

D’un simple geste de la main.

(…)

Hélas je ne pourrai pas chanter ce soir, 

Si délicate est la mélodie d’adieu d’une flûte ;

Même les insectes d’été se sont tus pour moi,

Quel étonnant silence à Cambridge ce soir !

 

Discrètement je m’en vais,

Comme il en fut à mon arrivée :

Je secoue légèrement la manche de ma chemise,

Sans emporter avec moi un seul lambeau de nuage. »

 

Il meurt à 34 ans. L’avion dans lequel il avait pris place s’est écrasé au pied du mont Taishan. Il voulait rejoindre Pékin pour assister à une conférence de Lin Huiyin.



 

Lin Huiyin

Lin Huiyin avait, elle aussi, voyagé en Europe avec son père puis plus tard aux Etats-Unis. C’est à Londres que Xu Zhimo l’initia à la poésie moderne. « Elle a été l’auteure de livres étonnants, de poésie ou bien de prose », précise sa traductrice. « La quête de la beauté est son souci premier. »

 

« Assise seule

L’hiver a bien raison d’arriver,

Froid comme une fleur peut l’être, -

Les fleurs ont leurs senteurs, l’hiver a ses souvenirs.

L’ombre d’une branche morte, fine et noire,

Projette, en cet après-midi, un tableau sur la fenêtre ;

L’éclat du soleil pâlit dans le froid, déclinant à mesure…

Juste comme cela

Comme face à un invité

Je sirote mon thé, en silence. »

 




Shi Pingmei sur la tombe de Gao Junyu.


Parmi les trois poétesses présentées dans cette anthologie, retenons le nom de Shi Pingmei. L’amour est un de ses thèmes favoris.
 

« Tant de choses à te dire

Tant de choses à te dire

Si tu as d’autres choses à me dire, n’hésite pas

Le train signale son départ, et nous serons désespérés ici et là

A qui parler maintenant de ce long chagrin d’amour ? »

 

En dépit d’une enfance et d’une adolescence heureuses, « la vie de la poétesse fut tragique », nous révèle sa traductrice, évoquant son amour pour Gao Junyu, un dirigeant communiste de la première heure. Ce dernier avait divorcé d’un premier mariage arrangé pour se marier avec Shi Pingmei. Mais la poétesse refusa. « La seule preuve d’amour qu’elle accepta de lui fut une bague en ivoire, identique à celle qu’il portait. »

 

Gao Junyu mourut des suites d’une opération manquée de l’appendicite. « Traumatisée, Shi Pingmei, alors âgée de 23 ans, devait se rendre trois années de suite et toujours en deuil, jusqu’à sa propre mort, au parc Taoran où Gao Junyu avait été enterré. » Histoire d’amour malheureuse. Shi Pingmei est décédée trois ans plus tard. Elle est enterrée aux côtés de Gao Junyu à Pékin. Leurs tombes sont devenues un lieu de pèlerinage pour les jeunes couples.

 

« Le vent souffle en rafales,

Des poussières de partout, à peine si l’on y voit ;

Je suis venue seule dans cette section déserte,

Passant devant de nombreuses tombes,

Pour nettoyer cette nouvelle tombe, ta dernière demeure.

(…)

Le vent souffle en rafales ;

Des poussières de partout, à peine si l’on y voit ;

Maintes fois j’ai voulu partir,

Je ne cesse de me lamenter en pensant à toi !

Mon cœur d’automne, je le laisse derrière moi,

Il t’occupera pour toujours. »






Li Shutong.


Le titre de l’anthologie, « Les herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon », est tiré d’un poème de Li Shutong, « L’adieu » :

 

« Au-delà du pavillon chinois

Longeant l’ancienne route

Les herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon.

Le vent du soir caresse les saules pleureurs.

La mélodie d’une flûte se dissipe.

Le soleil se couche derrière les montagnes. »

 

Guomei Chen, sa traductrice, nous apprend que Li Shutong excelle aussi bien en poésie classique (genre qui perdure jusqu’à nos jours) qu’en poésie moderne. A 38 ans, il choisit de devenir moine bouddhiste. Il est aussi et surtout un poète, un dramaturge, un peintre, un musicien, un graveur de sceaux, un calligraphe et un professeur d’arts plastiques et de musique… Un créateur complet et fécond, à la manière chinoise.

 




Mu Dan.

Mu Dan est un autre poète remarquable. Influencé par la poésie anglaise moderne (TS Eliot, Auden, Yeats), il aspire lui aussi à un renouveau de la poésie. Parallèlement à son travail d’écriture, il est devenu un éminent traducteur, de l’anglais (Byron) et du russe (Pouchkine). Ses déboires sont venus en 1957 lorsqu’il a été accusé par le Parti communiste de « fomenter des pensées contre-révolutionnaires ». Professeur à l’Université de Nankai, il est muté dans un établissement de bains-douches. Et il lui est interdit d’écrire des poèmes, interdiction qui va durer pendant 20 ans.

 

En 1975, deux ans avant sa mort, il reprend son activité poétique. Il a le temps d’écrire 27 poèmes, dont une « Ode à la sagesse », qui clôt une œuvre tournée vers l’exploration d’une aventure poétique nouvelle :

 

« Me voici rendu au terme de mes illusions :

C’est une forêt jonchée de feuilles mortes,

Chaque feuille était le signe d’une joie,

Toutes desséchées à présent, elles se sont amassées dans mon cœur.

(…)

Seul l’Arbre de la sagesse ne se flétrit jamais,

Je sais qu’il se nourrit du suc de mon amertume,

Insensible, sa verte frondaison se rit de moi,

Je maudis la croissance de chacune de ses feuilles. »

 

Deux ans après sa mort, en 1977, il a été réhabilité par le Parti communiste. Il occupe une place centrale et brillante dans le renouveau de la poésie chinoise.

 

Bruno SOURDIN.

 

« Les herbes vertes s’étendent jusqu’à l’horizon. » Anthologie de la poésie chinoise (1912-1949) », traduite et présentée par Guomei Chen, illustrations de Pacome Yerma, éditions Les Deux-Siciles, 2023.


(Article à retrouver dans la revue "Diérèse", n° 90 (été 2024).

 

 

 

 

 

 

 

 

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