18/08/2021

Conversation à l'arrache avec Didier Manyach

Didier Manyach

Les éditions Paraules, d’Ille-sur-Têt, ont eu l’excellente idée de publier un poème inédit de Didier Manyach, « Barrio Chino », et de le traduire en catalan. Il s’agit d’un texte de jeunesse, écrit en 1977 à l’âge de 21 ans. Un texte d’une grande force et d’une grande beauté. Mystérieux aussi. Il fallait essayer d’en débusquer quelques-uns de ses secrets, l’ausculter en conversant avec son auteur, qui vit dans les Pyrénées-Orientales, près de Perpignan. Interview réalisée « à l’arrache », selon une formule que Didier aime bien employer. Comme s’il s’agissait d’une urgence radicale.


Bruno SOURDIN: D’entrée, tu écris : « Sans amarres/ cherchant l’origine/ un pays où revivre ». L’endroit où revivre, c’est Barcelone. Où vivais-tu à l’époque, dans un pays qui ne te suffisait pas ? 

DIDIER MANYACH: A l'époque j'étais dans ce triangle Paris - Barcelone- Château-Thierry. Impression violente d'être en exil de nulle-part et je cherchais plus ou moins consciemment un territoire où cesserait cette errance intérieure. Bizarrement je ne me sentais pas dans une "langue maternelle" aussi. Ce qui me rendait mutique. J'avais commencé quelques petits boulots - dont manutentionnaire sur le port de Barcelone. Entre deux, je découvrais le voyage - une forme charnelle à l'errance, à cette idée de migration qui me vient depuis l'enfance. Comme si l’altérité, il fallait la chercher, s'y confronter. Ce fut principalement l'Espagne profonde et l'Afrique. Seul et sans attaché culturel sur le dos, sans culture fixe...


Ce poème, je le vois aussi comme une quête amoureuse. Cette China, vers laquelle toutes les ramblas conduisent, c’est une femme de chair et de sang ou l’allégorie de la ville « insoumise » qui t’éblouit ?

China a bien existé. Je ne sais plus si je t'ai envoyé le "Premier cercle des sons noirs », un texte sur les concerts de Camaron de la Isla à Paris ? J'en parle aussi. Et effectivement dans l'exactitude de la rencontre j'ai ressenti, je crois, la coïncidence d'une allégorie dont China était la traductrice.


J’ai lu que tu étais issu d’une famille de musiciens itinérants en Catalogne. Ton recueil est publié en français et traduit en catalan. Le catalan, c’est la « langue perdue, celle que l’on n’apprend pas » et que tu te réappropries avec jubilation? 


En effet je suis incapable d'apprendre une langue étrangère. C'est vrai le catalan mélangé de mots espagnols, du calo gitan aussi - cette famille de musiciens itinérant… qui bascule sur les frontières. Un jour les modes de vie changent et tout cela cesse.On se retrouve banni, un peu apatride.  A Barcelone j'ai perdu mes illusions.


« Migration » et « piraterie » sont deux termes sur lesquels tu es revenu dans un recueil ultérieur (1). Que représentent-ils pour toi, de véritables talismans? 

Migration. Comme je disais, ça me poursuit depuis toujours. Comme une vision. Migrations animales, végétales et humaines. Comme le Verbe qui dérive tout le temps.


Tu as écrit « Barrio Chino » dans un style que je trouve fulgurant, à l’âge de 21 ans. Quel était ton état d’esprit à l’époque ? Te rendais-tu compte qu’en écrivant ces poèmes, tu étais en train de trouver un style, ton style, tout de suite, spontanément, comme un état de grâce, et que ça allait chambouler ta vie ? 

Disons que j'ai toujours écrit "à l'arrache", sans trop savoir. 

Je cherchais peut-être une forme terrestre possible à l'errance intérieure. Beaucoup de choses étaient insupportables à l’époque. L'écriture spontanément est rentrée dans cette forme sans chercher. Comme dans une chambre noire


On comprends aussi que cette vie a pu être extrêmement difficile. « Comment revenir sans haine dans ce monde maudit », écris-tu. Et plus loin, je lis: « Nous frappons l’enfer à coups de rame/ et de mots-poignards. » Comment ne pas succomber aux chants du malheur?

Pour ne pas succomber je dirais maintenant qu'il faut de la chance. Et puis la vie nous rappelle sans cesse que tout est possible même si rien n’arrive, jusqu'au dernier mot (la Lampe qui veille).


Le livre s’ouvre avec une série de petits poèmes courts. Il s’achève avec un texte en prose très lyrique dédié à un cireur de chaussures du Barrio Chino. La tonalité n’est plus la même, le style d’écriture non plus. Qu’est-ce qui a changé?

Ce qui change peut-être c’est, quand on parle de l’autre, on change de peau, l'ailleurs de soi et un soi de rechange. L’altérité comme un coup de patte. C’est comme se retrouver à 3h du matin, après un vol pas cher, à la sortie d'un aéroport d'une ville du tiers monde...


FJ Ossang a résumé parfaitement, je trouve, la singularité de ton écriture: « C’est de la Poésie - sans rimes et et vécue - complètement imaginale. » Bien vu, non?

Je connais Ossang depuis longtemps - époque de la revue « CEE ». Il était à Aurillac-Toulouse et moi Reims-Château-Thierry. J’organisais des concerts dans une petite salle avec des groupes locaux. MKB (2) devait venir et puis il y a eu de grosses intempéries. En 77, je crois. J'ai tout de suite aimé ce qu'il faisait.


Entre éblouissement et malédiction, les jours et les poème se succèdent. Mais la mort est toujours à l’affût. « Les pierres ont tremblé/ Le Dragon s’est réveillé/ Et China est morte enragée. » La mort a eu le dernier mot. Et te voilà errant, « comme un enfant perdu ». La douleur est trop intense. Insoutenable. Est-ce pour cela que tu as gardé ton recueil inédit si longtemps?

J’ai beaucoup de choses - manuscrits etc. -  mais je n'ai jamais vraiment cherché à publier. C'est le hasard qui l'a fait à ma place.



« Barrio Chino », de Didier Manyach, traduction en catalan de Cristina Giner et Jordi Sale i Bernus, Editions Paraules, 2020.




(1) « Migration, Piraterie et merveille de grâce », de Didier Manyach, Editions K’A, 2013.


(2) Dans le années 80, MBK (Messagero Killer Boy) est un groupe de rock formé par FJ Ossang, genre punk et musique industrielle




BARRIO CHINO


2

C’est l’hiver

au fond du Barrio Chino

et je marche vers la mer.


Des voix me poignardent.


Sans amarres

cherchant l’origine

un pays où revivre

je dérive de chambre en chambre

de corps en corps prisonnier des rues

exilé de nulle part.


Je vais par tous les chemins.


C’est l’hiver

au fond du Barrio Chino

et je marche

en tremblant de fièvre.


L’Impossible est ma rumeur.


L’Ultime sera ma défaite.



7

Les pierres ont tremblé.

Le Dragon s’est réveillé

et China est morte enragée.

Sous la nuit étoilée

d’immenses caisses

remplies de poissons et de viande salée

descendent des navires.

Devant la façade maritime

je décharge toute la misère

et l’abondance du monde.

Nous frappons l’enfer à coups de rame

et de mots-poignards.

Dès l’aube trahie

les clandestins se dispersent dans la ville.


Migration & Piraterie.

Sous l’arc rutilant des néons

le dos contre le mur

nos bras levés

témoigneront de la traque

de la fin du réel et des Merveilles

de la chasse à l’homme

de l’encre-azur des oliviers

où China du Barrio Chino

s’est blottie une dernière fois

pour ne plus jamais être déterrée

par le gibier divin.


12

Allongé je fus l’Autre.


Je suis revenu au Même.


Sans Langue et sans Réalité.


Seul le vide de l’univers

me renvoie l’écho de ton nom.


Sur la stèle des Évadés.


Didier MANYACH


13/08/2021

Hettie Jones, femme poète de New York

 

Hettie Jones


Elles ont été longtemps ignorées. En France, personne ne parlait d’elles. Elles n’étaient d’ailleurs pas publiées, ou si peu. Qui avait eu la curiosité de lire ces femmes de la Beat Generation, pourtant si talentueuses et courageuses ? 


Jacqueline Starer a été une des premières à leur prêter attention et à les traduire. Ces femmes, elle les connaissait et les appréciait. Elle en parlait avec éloquence et ferveur: « Ces femmes de la Beat Generation étaient des personnalités hors normes, avec une forte énergie, sensibles, compatissantes, tourmentées, inspirées, intelligentes et de caractère indépendant, avides de rencontres, de liaisons, d’échange », écrivait-elle dès 2004 (1).


Parmi ces femmes remarquables, elle mettait en lumière la personnalité singulière de Hettie Jones, une poète new yorkaise de premier plan, dont elle donnait les premières traductions. Première émotions. Premiers enthousiasmes.


« Plus tard, à la tombée de la nuit

en conduisant vers le nord sur la Saw Mill

dans la bourrasque, de gros nuages dérivant

au-dessus de la route comme des animaux

fiers de leurs ventres roses,

dans un moment d’intense lumière

je vis la une maison d’Edward Hopper, 

à la fois si délicieusement claire et sombre,

que j’en pleurai pendant tout le trajet jusqu’à la Route 22

en ces larmes incontrôlables

« comme si mon corps entier pleurait »


et ainsi jeunes femmes

voici le dilemme


qui est aussi la solution:


J’ai toujours été en même temps

assez femme pour être émue aux larmes

et assez homme

pour conduire ma voiture dans n’importe quelle direction » (2)


Une femme sans complexes, une femme intrépide qui a élevé seule ses deux filles, une femme libre, une femme que l’on aime aussi pour ses engagements: aux côtés des femmes emprisonnées, aux côtés des déshérités, aux côtés des victimes de l’obscurantisme et de la barbarie:


Complainte, Afghanistan 2006:


là il y a deux professeurs qui sont

morts, mais rappelons-nous les

plutôt dans leurs classes.

Sauf que leur école a brûlé

complètement. Vingt professeurs tués

cette année, cent quatre-vingt-dix-huit

écoles complètement brûlées.


Ces deux professeurs étaient des soeurs,

qui ont vécu et sont mortes ensemble

derrière un mur

sur lequel les tueurs ont grimpé

avant de tirer

sur les soeurs, leur mère;

leur grand-mère, et un homme de leur famille, tous morts


pour avoir commis le crime impie d’enseigner

comme les tueurs l’avaient appris


Mais quel dieu réclame

un crime pareil? »



Hettie  Cohen est née en 1934 à New York dans une famille juive de Long Island.  A 24 ans, elle annonça à ses parents son intention d’épouser un poète afro-américain, dont elle était tombée amoureuse alors qu’elle travaillait pour une revue de jazz:  LeRoi Jones était un poète et un dramaturge de grande envergure. Les parents de Hettie désapprouvèrent totalement le choix de leur fille, comme le raconte son amie Joyce Johnson: « Ils l’avaient chassée, en larmes, dans une voiture remplie de cartons renfermant ses affaires, lui interdisant de passer une seule nuit sous le toit de cette maison où elle avait grandi, de venir dîner chez eux lors des vacances juives, ou même de parler à sa propre soeur. Je n’ai jamais connu quelqu’un qui se soit coupé aussi radicalement de sa famille. » (3)


LeRoi Jones (Amiri Baraka)

Nous sommes en 1958, les mariages interraciaux étaient rares et très mal vus aux Etats-Unis: pour Hettie c’était un acte extrêmement courageux.

Mariés dans un temple bouddhiste, Hettie et LeRoi emménagèrent dans un modeste appartement au Greenwich Village, 7 Morton St. « A vingt-quatre ans, LeRoy Jones était chaleureux, drôle, sans prétention. Hettie percevait aussi son intelligence et le feu qui brûlait en lui », se souvient Joyce Johnson. « Une sorte de reconnaissance rare et profonde les attirait inexorablement ensemble. »




En 1957, Hettie et LeRoi lancent Yugen, un magazine littéraire qui a joué un rôle important dans la publication des écrivains de la Beat Generation, à commencer par Allen Ginsberg, qui leur recommande de prendre contact avec ses amis Kerouac, Burroughs, Corso et Philip Whalen. Dans cette revue fondatrice, les Beats y côtoient les poètes du Black Mountain College, Charles Olson, Robert Creeley, ainsi que Frank O’Hara et l’école de New York. Ils publient également, à l’enseigne de Totem Press, des ouvrages qui sont devenus des classiques, comme L’Écrit de l’éternité d’or, de Jack Kerouac, publié en association avec Corinth Books, des frères Ted et Eli Wilentz. Jones organisait des grandes soirées où se retrouvaient les jeunes poètes de New York, des peintres expressionnistes abstraits comme De Kooning et Franz Kline, et des musiciens de jazz comme Albert Ayler, Don Cherry, Ornette Coleman et Cecil Taylor… « Il tenait le plus formidable des salons, se souvient Allen Ginsberg. C’était l’ère des bons sentiments avec une sociabilité formidablement bien organisée, ce qui générait une activité culturelle vraiment exceptionnelle. » (4)

 

Mais tout a changé en 1965 après l’assassinat de Malcolm X. LeRoi Jones quitte son épouse blanche et leurs deux enfants, s’installe à Harlem pour lancer le Black Arts Movement en liaison avec le parti séparatiste des Black Panthers. Finis les bons sentiments. LeRoi Jones prend le nom d’Amiri Baraka, se convertit à l’Islam et écrit désormais une poésie de combat véhémente et stridente « à la gloire de l’homme noir » et ouvertement antisémite. Barry Miles se souvient qu’Allen Ginsberg et son père Louis avaient des avis très divergents sur les Black Panthers, « Louis les considérant antisémites et son fils non ». « Allen estimait que leurs sentiments anti-juifs se fondaient sur le nombre important des propriétaires de leurs taudis et des commerçants dans le ghetto noir qui étaient juifs. » Son père qui avait rencontré Jones à plusieurs occasions à l’époque de Yugen se souvenait au contraire de ses discours de haine « enveloppant tous les Juifs ». (5) Louis Ginsberg avait raison. Baraka ne réussit jamais à se débarrasser de son racisme et de son antisémitisme: en 2001, dans un poème complotiste ridicule sur l’attaque terroriste du 11 Septembre, il s’en prenait encore aux Juifs («Qui a prévenu les quatre mille employés juifs du World Trade Center de rester à la maison, ce jour-là?»), et fut destitué de sa chaire de Poète lauréat du New Jersey!





En 2018, Bruno Doucey a publié une anthologie qui a fait sensation, Beat attitude, femmes poètes de la Beat Generation (6). Un évènement dans l’édition française. La mécanique était enfin libérée. Le même éditeur récidivait trois ans en plus tard en nous concoctant  une traduction de Drive, un formidable recueil de Hettie Jones.


Drive c’est d’abord une célébration de la vie pied au plancher, de l’allégresse de la route avec ses vociférations et ses grands frissons, ses syncopes et ses mélodies sauvages. C’est le bonheur de rouler à toute allure et de retenir son souffle:


« la femme à la voiture verte

ne sait pas où elle va


donc elle y va à fond


il faut avoir son petit pied ferme sur l’accélérateur


comme elle veut gagner

du temps


comme elle

fonce 

(…)

elle passe devant le camion trop large, évite

les phares, les mains serrées sur le volant

la peur  c’est la mort

trompe-la encore une fois ».


Ode à la voiture. Éloge de la mécanique et de la vitesse. De la vie vite. Hettie se souvient de toutes les voitures qu’elle a aimées: la Plymouth 53, la Ford et les deux Ramblers, la Chevrolet 56 et 

« la super Maverick verte, qui a toujours bien roulé

jusqu’à ce qu’elle rende l’âme et me conduise à toi,

ma chère Honda bleue, au look si moderne, à l’allure

impeccable, sans une éraflure, au moteur puissant.

Et tes secrets - les cent mille kilomètres

que tu as parcourus avant moi. »





Dans les rues de New York, sa ville, Hettie mélange volontiers le présent et le passé:

« En cette fin d’après-midi

je traque les dernières lueurs du jour

je poursuis le soleil jusqu’à Washington Square ».


Elle se souvient de ses amis poètes, Allen Ginsberg, Frank O’Hara et ses poèmes déjeuner écrits sur le pouce et en vitesse. Elle se souvient de cette merveilleuse communauté des jazzmen noirs, qu’elle a tant aimée, Thelonious Monk, David Murray, Albert Ayler:


« Albert, hier soir ils ont joué pour nous

Flowers for Albert

et la musique a ébloui nos oreilles

elle a flotté

au-dessus de nos têtes, et soudain


le monde a pris une couleur fuchsia 

un fandango a retenti

à l’extérieur du club


et un tango

a traversé la ville

jusqu’à la rivière


Albert!

hier soir la musique

t’a fait revivre

elle t’a sauvé de la noyade ».


Hettie Jones fascine par sa liberté de ton: elle est directe et cash quand elle raconte un souvenir intime douloureux et obsédant: 

« J’avais dix ans

quand l’autre, l’oncle irréprochable

que son arrogance rendait intouchable,

m’a touchée. Je veux dire vraiment touchée,

de la façon dont les vieux messieurs touchent

les filles aux seins naissants, en estimant légitime

et sans se soucier des conséquences.


J’avais dix ans

ce jour-là je les ai perdus. »


Elle est émouvante (et drôle) lorsqu’elle évoque les disputes de ses parents, son enfance, le départ de ses enfants et « le syndrome du nid vide », son parcours de femme libre et joyeuse  (« J’ai connu un homme/ qui pouvait s’occuper du toit,/ de la voiture, de ma chatte, ou/ de quoi que ce soit qui avait besoin d’attention »), ou bien lorsqu’elle raconte, avec retenue, un souvenir amoureux et trouve les mots justes:


« En conduisant, je retire ma main

du volant

pour toucher mes lèvres

adoucies

par tes baisers


Par deux fois tu m’as embrassée


Par deux fois


je touche mes lèvres

Tout cela a duré

plus longtemps

que je n’aurais pu

l’imaginer ».


Je la trouve pertinente, et bien dans son siècle, lorsqu’elle expose les horreurs de l’Apartheid, le siège sanglant de Sarajevo, le chaos de Beyrouth,  ou bien lorsqu’elle fait revivre une scène insoutenable de châtiment à Kandahar:


« Voici comment ils sont morts au nom de l’amour:

Eux qui avaient péché sont morts sous les pierres

jetées par ceux qui n’avaient pas péché


Voici comment ils sont morts au nom de l’amour:

Dans le désert, enterrés dans le sable

jusqu’à la poitrine. Puis

bombardés de pierres, des pierres de la taille

de la main d’un homme qui n’avait pas péché.


Voici comment elle est morte au nom de l’amour:

Dans son linceul, dans sa burqa bleu ciel

qui voilait ses larmes,

dissimulait sa douleur

et son sang. Voici comment elle est morte

au nom de l’amour: sous les pierres,

enterrée dans le sable jusqu’à la poitrine, étouffée

sous le poids des pierres de la vertu

jetées par les hommes qui n’avaient pas péché. »


Qu’elle parle du sort monstrueux fait aux femmes dans le monde, de sa vie de femme amoureuse, d’une rose qui fleurit sur la sixième avenue chaque hiver ou de la réparation de la chasse d’eau de ses toilettes, Hettie Jones célèbre, sans complexes et sans tabous, sa foi en la vie, « une flamme si fragile ». On n’est jamais lassé de la suivre dans les rues et les cafés de New York, où elle vit toujours aujourd’hui, en pleine forme, à 86 ans. Elle incarne, mieux que quiconque, la Beat Generation au féminin. 


Bruno SOURDIN.


Drive, de Hettie Jones, traduit de l'anglais par Franck Loiseau et Florentine Rey, Éditions Bruno Doucey, 2021.




  1. Article publié dans le Journal des poètes (Bruxelles) en 2004. Repris dans le n° 200 d’Action Poétique, en juin 2010. Jacqueline Starer a publié Les Écrivains Beats et le Voyage, aux éditions Didier en1977, un ouvrage qui fait date.
  2. Traduction de Jacqueline Starer, publiée le livre CD What’s up? Femmes poètes de la Beat Generation, par Jean-Marc Montera, Radio France, Harmonia Mundi, 2013.
  3. Joyce Johnson: Personnages Secondaires, Sylvie Messinger éditrice, 1984. Dans ce livre, l’actrice raconte sa liaison amoureuse avec Jack Kerouac.
  4. Propos rapportés par Abigail Lang, dans Beat Generation, l’incertitude volontaire, sous la direction d’Olivier Penot-Lacassagne (CNRS Éditions, 2018).
  5. In the seventies, aventures dans la contre-culture, de Barry Miles, Le Castor Astral, 2016.
  6. Beat Attitude, femmes poètes de la Beat Generation. Une anthologie établie par Annalisa Mari Pegrum & Sébastien Gavignet, éditions Bruno Doucey, 2018.


01/08/2021

Dans l'intimité de Madeleine Dinès




Madeleine Dinès et le poète Jean Follain se sont mariés en 1934. Ils ont vécu à Paris, séparément, chacun dans son appartement, jusque dans les années 1950. Tous les deux étaient convaincus de leur vocation artistique et ils avaient besoin de silence pour créer. Madeleine était une femme moderne.


Elle était la fille de Maurice Denis, le célèbre peintre du groupe des Nabis, et voulut logiquement embrasser une carrière de peintre. A l’heure de l’abstraction, elle a fait le choix d’une peinture réaliste, une peinture de la vie quotidienne. Ainsi, a-t-elle peint des natures mortes, des paysages, des portraits, avec une sensibilité proche de celle de Follain. Ils n’ont jamais travaillé ensemble mais tous les deux ont créé des oeuvres simples, précises, silencieuses, peuplées d’objets et de fragments du réel. Deux écoles du regard, liées à l’innocence et la beauté du monde.















Mais l’angoisse de la vie et du temps qui passe n’est jamais totalement absente des peintures de Madeleine Dinès. Les difficultés financières assombriront toute sa vie. Il fallait bien vivre, elle fut tour à tour traductrice, professeure et tint plus tard un restaurant à Paris, dans le Quartier latin… En 1926, elle écrivait déjà: 

« J’ai en tête un grand tableau sur la tristesse qui se dégage des plaisirs faux de ce monde. Je vois un grand personnage sombre au premier plan: la tristesse. Cela m’enchante mais il me manque des documents, de l’argent pour acheter la toile et enfin du temps pour exécuter. » 

Ce grand tableau n’a jamais été réalisé.


Le musée de Saint-Lô, qui possède déjà un intéressant fonds Follain, consacre une rétrospective, la première, à cette artiste indépendante. Une exposition qui éclaire également de façon émouvante l’œuvre du grand poète que fut Jean Follain, né dans le village tout proche de Canisy et grande voix secrète de la poésie du XXe siècle. Une femme singulière. Un couple singulier.



« Madeleine Dinès, en toute intimité », au musée d’art et d’histoire de Saint-Lô, jusqu’au5 décembre 2021.




1934, Madeleine Dinès et Jean Follain se marient. 



Jean Follain: la poétique de l’infime


Jean Follain était obsédé par la fuite du temps et l’absence d’éternité, observait très justement Eugène Guillevic. Les deux poètes avaient l’un pour l’autre une amitié très profonde. Voici ce que dit, dans un entretien de 1991 avec Michel Sicard, le «très Breton » sur le « très Normand »:

« J’admirais cette poésie de l’épopée qu’est la vie quotidienne, ce qu’elle peut recouvrir de grandeur, de tragique, de noble… Ce qui est très net dans la poésie de Follain, c’est le caractère sacré de tous les gestes quotidiens: verser du lait, essuyer une assiette, prend un caractère noble et sacré. Il m’a donné l’exemple qu’on pouvait aller dans cette voie. »

Exemple de cette épopée du quotidien:


Félicité

La moindre fêlure

d’une vitre ou d’un bol

peut ramener la félicité d’un grand souvenir

les objets nus

montrant leur fine arête

étincellent d’un coup 

au soleil

mais perdus dans la nuit

se gorgent aussi bien d’heures

longues

ou brèves.

Jean Follain



Jean Follain, portrait de Maurice Denis.