15/01/2016

Matthieu Messagier, le bleu de la terre





Plantons le décor et revisitons le choc libératoire de mai 68. La vraie vie était absente. On était au bord de l’asphyxie. Les poètes à genoux, les plumitifs à deux balles parlaient comme des mandarins. C’était un vieux film pitoyable, pathétique et surtout très emmerdant.

Quelle vision ! La vieille bête académique passe en boucle sur les écrans de contrôle. Nerfs, tatouages, mutants… Machines à sous de l’homme sans tête coincé dans les égouts. Spasmes de mots-virus, gaz mortels, odeur de chair brûlée. Squelettes à reculons devant le miroir. Le néon de Claudel et de ses chiens savants clignote dans les rues grises. Aragon est bloqué dans son armoire totalitaire, Mauriac fulmine derrière son missel et les muses françaises patrouillent sans joie. La poésie a perdu tout éclat.


A quelles branches se raccrocher ? De quelle parole rebelle et fraternelle se réclamer ? Il y eut Artaud et Michaux, qui avaient traversé les gouffres et avaient habité cette terre en poètes. Puis quelques phares nous avaient heureusement balisé la route : Stanislas Rodanski, le frère de la nuit, celui qui avait su résister de tout son être. Jean-Pierre Duprey, l’archange du merveilleux qu’André Breton avait accueilli en disant : « Vous êtes certainement un grand poète, doublé de quelqu’un qui m’intrigue. Votre éclairage est extraordinaire. » Puis étaient arrivés de vrais architectes du changement : Jean-Jacques Lebel le traducteur et Alain Jouffroy le préfacier de cette merveilleuse anthologie La poésie de la Beat Generation, dont la publication bouscula l’ordre poétique établi. Des voyous chercheurs d’or au regard neuf ! « Pour eux, témoignait Jouffroy, la poésie, la vie ne font qu’un seul et même élan de feu. »
Et puis vint Claude Pélieu, qui, depuis son exil américain, fit exploser le langage classique: sa poésie était délicieusement brûlante et chaotique.

En traduisant, avec Mary Beach, le Kaddish d’Allen Ginsberg, la trilogie cut-up de William Burroughs (La Machine molle, Le Ticket qui explosa et Nova Express), et l’admirable Bob Kaufman, Pélieu venait tout à coup de hausser le niveau sonore. C’en était fini de la vieille écriture désincarnée. Quelque chose de vivifiant, d’hypnotique avait surgi : le chant de rage d’un nouveau monde, l’irruption d’une parole percutante, libératoire, télépathique, une autre façon surtout de vivre la poésie. Les barrières étaient tombées. Tout pouvait recommencer, ici aussi en France. C’était un refus, une révolte viscérale contre l’académie des lettres, contre les spécialistes, les professeurs, contre l’école, contre ce que Pélieu appelait « la police des cerveaux ».





En 1971, Jean-Jacques Pauvert publia deux livres mystérieux à la couverture bleue : Poème A (Effraction Laque) de Michel Bulteau et Nord d’été naître opale de Matthieu Messagier. Puis il y eut le Manifeste électrique aux paupières de jupes, aux éditions Le Soleil Noir, qu’ont signé Bulteau et Messagier avec Jean-Jacques Faussot, Jacques Ferry, Patrick Geoffrois et Zéno Bianu. Ce fut un coup de tonnerre.

Naufragé au cœur du Village Global, Claude Pélieu ne s’y est pas trompé: « Ces poètes ont cloué une lune géante au tableau noir de l’ennui. Ils ont vu le napalm brûler les voix de la pluie. » Et, pour souligner son enthousiasme radical, il lance un cri en majuscules : « LE BLEU DE LA TERRE ENVAHIT L’ECRAN ». Avant de noter  vivement : « Bulteau et Messagier semblent dire du coin des lèvres : « Va mon âme ! Que faisais-tu ? », une légère trace de rose traverse le jukebox, les lauriers sont en fleur – les écureuils dansent au milieu des myosotis, les quatre saisons brûlent leurs masques. » (1)

Ce fut en effet une révélation. Avec les poètes électriques, avec la voix si singulière de Matthieu Messagier, on passait résolument de l’autre côté du miroir. On se retrouvait à nouveau connecté à ce monde invisible que la poésie n’aurait jamais dû déserter. Nous étions enfin revenus chez nous, au pays de la liberté libre que nous avait  promis l’homme aux semelles de vent.

C’est quoi un grand poète ? Un écrivain qui met nos rêves, tous nos rêves sur le papier et qui invente un nouveau langage. Un monde extraordinaire venait de s’ouvrir. Il n’y avait plus qu’à l’explorer, à laisser les mots en suspens. La déconnexion du sens. Tout était permis, tout était possible.

les cartables s’empalèrent aux tombes
éternuées de cimes
les gestes d’amibes pavot
leurs yeux de velours
la pâle artère est la grêle
ce bleu nord d’oiseau d’offrande
près les vertèbres de phare-crâne chemin d’empreintes (2)




La poésie de Matthieu Messagier s’affirme comme une authentique poésie de transe, une poésie qui bat comme un cœur pour la liberté. Matthieu Messagier agit comme un voyant (on en parle souvent mais c’est si rare en poésie). Il transforme le chaos du monde en poème. Il y a du chamanisme dans cette écriture radicale et secrète, qui cultive la jubilation et l’étrangeté.

chacune des transes fut une réponse
c’est un automne qui geste encore son printemps
qui rassemble ses sèves descendantes
pour un sursaut de langueurs flamboyantes (3)

Messagier élabore des œuvres complexes, subtiles, foisonnantes, sans contraintes formelles, qui n’interdisent pas l’humour. Il révèle la vie, il révèle l’harmonie mystérieuse cachée au milieu des tempêtes.

Quarante ans après, pas question de baisser la toile. En ces temps de crise, les utopies battent sérieusement de l’aile et, ici et là, les vieux crooners se sont réinstallés aux commandes. La haine, l’angoisse, la tristesse, l’ennui… Ne leur laissez pas les clés. Ouvrez les yeux. Soulevez vos paupières de jupes. Respirez l’odeur des nuages.
Hep, Mister, les lauriers sont à nouveau en fleurs. Redonnez-nous le temps du rêve. Redonnez-nous le bleu de la terre.


Bruno SOURDIN


(1) « Opus international », n° 38, novembre 1972.
(2) Le cri d’adolescent d’eau, in Parvis à l’écho des cils, Jean-Jacques Pauvert, 1972.

(3) Poème défectif, electric press, 2006.



Article publié dans la revue Diérèse, n°64, automne-hiver 2014/2015.
http://diereseetlesdeux-siciles.hautetfort.com