07/10/2024

L'agonie d’un enfant de cirque dans les bras de sa mère

 

"Les Saltimbanques", dit aussi "L'Enfant blessé" ou "La Victime", 1874.

Gustave Doré est un prodigieux dessinateur, un illustrateur de génie, le plus grand illustrateur du XIXe siècle. Ses ouvrages ont été édités dans toute l’Europe et lui ont apporté la célébrité. Il a une formation de caricaturiste. Il aime les monstres, les figures pittoresques, les expressions pathétiques. Il est à la fois lyrique et fantasque, rêveur et féroce. Il a adoré représenter les assauts de Don Quichotte contre les moulins à vent. Il a excellé dans l’illustration des oeuvres de Rabelais, des Contes de Perrault, de la Légende du Juif errant ou de l’Enfer de Dante. On lui a attribué plus de dix mille gravures. 


Mais lui se veut peintre avant tout. La peinture reste certainement l’aspect le plus méconnu de son oeuvre. Il a peint des paysages, des sujets religieux, des tableaux d’histoires, des scènes de genre… Cette peinture est puissante mais elle n’a pas été reconnue comme elle aurait dû l’être, il est temps aujourd’hui de la réévaluer.


Doré est fasciné par le monde des saltimbanques, des acrobates et des bateleurs. Il aime les scènes de spectacle, les costumes pailletés, le bruit des cuivres et des tambours. « Les Saltimbanques » est une manière de chef-d’oeuvre. C’est une grande huile sur toile datant de 1874. Elle est conservée au musée de Clermont-Ferrand et prêtée actuellement au musée de Cherbourg. On y découvre un accident survenu à un jeune acrobate de cirque qui agonise dans les bras de sa mère, sous les yeux de son père, impuissant.


La toile a été conçue en Angleterre par Gustave Doré. Pendant quatre ans, le peintre a exploré la ville de Londres. Il a découvert les conditions misérables de travail des enfants et s’en est offusqué. Il a représenté un enfant blessé qui allait mourir, « tué par ses parents pour l’appât du gain » et, a-t-il précisé à une journaliste anglaise qui visitait son atelier, que ses parents « ont découvert dans ce drame qu’ils ont du coeur ». L’enfant est très pâle. A son sang à la tête répond « la larme sur la joue de sa mère, comme une Piéta profane », explique la commissaire de l’exposition, Laure Hallet. « Deux chiens dressés le pleurent également. Le tableau peint le basculement entre la comédie et la tragédie, le spectacle de cirque qui tourne au cauchemar ».




Le tableau a été prêté au musée de Cherbourg pour une exposition très originale intitulée « Prédictions, les artistes face à l’avenir ». L’enfant va-t-il vivre ou mourir? « Pour continuer à espérer », la mère a disposé sur le sol des cartes à jouer en demi-cercle. Un hibou est enchaîné à ses côtés. Il représente le danger et la magie. Or, le jeu de tarot apporte une réponse claire: l’as de pique est sorti. C’est la carte la plus néfaste du jeu. Elle annonce sans ambiguïté que l’enfant va mourir.


Bruno SOURDIN.



« Prédictions, les artistes face à l’avenir », au musée Thomas-Henry de Cherbourg, jusqu’au 16 octobre.

01/10/2024

Le monde fabuleux de Nicolas Eekman


 

Nicolas Eekman est un artiste injustement oublié. 

Il connaissait bien les avant-gardes de son époque: l’expressionnisme (qui, au début de sa carrière, l’a tenté), le cubisme, l’abstraction (à Paris il était très proche de Piet Mondrian, son compatriote), le surréalisme (il était ami de Max Ernst). Il n’ignorait rien des grands courants de l’art moderne, il n’a pas été insensible à leurs découvertes, mais il a choisi un chemin plus personnel, dans la lignée des grands maîtres flamands, Pieter Bruegel l’Ancien et Hieronymus Bosch, comme l’avait fait un peu plus tôt à Ostende James Ensor.


Hollandais né à Bruxelles en 1889, dans la maison où vécut Victor Hugo dans son exil, Nicolas Eekman est un grand coloriste et un virtuose de la composition.


Pendant la Première Guerre mondiale, un ami pacifiste, pasteur, l’invite à séjourner aux pays-Bas au presbytère de Nuenen, où a vécu naguère la famille Van Gogh et où Vincent a peint.


En 1920, il décide de s’installer à Paris. Ce sera définitif. Il fréquente le quartier de Montparnasse, où il retrouve des compatriotes flamands, Kees van Dongen, Georges Vantongerloo… En 1928, il expose ses oeuvres en compagnie de Mondrian, dont le travail est pourtant l’opposé du sien. Mais qu’importe, c’est un ami et leur amitié est profonde.


Pendant l’Occupation, connu pour ses idées socialistes et sa proximité avec la Résistance, il craint d’être arrêté par les Nazis et se réfugie au Pays Basque, en zone non-occupée. Il change sa signature et devient Ekma.

 

 


"Le Quatuor de la zone"

Toute sa vie, Nicolas Eekman a poursuivi un dialogue essentiel avec les maîtres flamands qu’il aimait tant. Dans Le Quatuor de la zone, il rend hommage à Bruegel et à sa Parabole des aveugles - qui se suivent en file indienne, on s’en souvient, et finissent par tomber dans un trou. Il remplace les aveugles par des musiciens vagabonds.

 



"Sortilèges"


Dans Sortilèges, une sorcière dont on admire l’impressionnant profil, s’est associée à un oiseleur qui tient dans sa main un chardon (symbole de son engagement) et a enfermé un hibou dans un globe. Le hibou illustre traditionnellement le thème de la séduction mais représente aussi le diable qui prend l’apparence de l’innocence pour conduire les humains à leur perte.Une scène qui, avec ses détails fantastiques, s’inscrit dans la droite ligne de Bosch.



"Cavalcade"
 
Chez les peintres flamands primitifs, Eekman reconnait ses vraies racines. Les références à Bosch sont omniprésentes, à l’image de ces grelots dans Cavalcade qui sont traditionnellement associés à la folie, ou bien ce bleu obsédant d’une tunique, bleu que Bosch associait à l’hypocrisie et à la tromperie.




"Poissons volants"

En mai 68, Nicolas Eekman est marqué par les violences policières contre les manifestants étudiants. Il évoque ce thème dans Poissons volants et laisse libre cours à son imagination en peignant un personnage qui attrape dans son épuisette les paroles émises par des haut-parleurs.


Au fur et à mesure que les années passent, sa peinture se fait de plus en plus fantastique.

 


"Le Petit Cheval de bois"

"L'Arête"


"Mascarade"

La carnaval, les masques, les déguisements font partie intégrante de son inspiration, suivant ainsi l’influence de James Ensor avec qui il partageait une vision sarcastique de la vie. Et une admiration sans borne pour la peinture flamande ancienne. Dans Mascarade, des figures masquées apparaissent, inquiétantes et énigmatiques, alors qu’au premier plan, un arlequin présente un miroir à un singe, qui mime la méchanceté des hommes.



"Nu au totem"

Dans Nu au totem, une prêtresse d’un culte mystérieux rend hommage à une divinité monstrueuse, un âne au corps de lion. Eekman laisse aller sa fantaisie en utilisant le beau visage de son épouse, figure centrale des tableaux des années 70.

 

 

"Deux jeunes filles nues se coiffant"


"La légende de Till l'Espiègle"

Le monde fabuleux de Nicolas Eekman apparait indissociable de celui de Till l’Espiègle, le personnage facétieux et insoumis, dont il a mis en scène avec brio les aventures rocambolesques. Il s’est beaucoup identifié à ce farceur flamand célèbre qui lui ressemblait beaucoup.


Bruno SOURDIN.




25/09/2024

A Canisy dans les pas de Jean Follain

Jean Follain.                                                                              Photo Archives Ouest-France


A Canisy, au pays de la mémoire, Jean Follain libère le flux vital de sa Normandie natale. Une vision colorée et planante, à laquelle il est resté fidèle toute sa vie.


Jean Follain est né à Canisy le 29 août 1903 dans la maison de sa grand-mère. C’est dans cette bourgade de la Manche, proche de Saint-Lô, qu’il a passé les premières années heureuses de sa vie. Canisy est la meilleure porte d’entrée dans son oeuvre.

« Je vivais en partie chez ma grand-mère maternelle, veuve de mon grand-père Heussebrot, notaire, et en partie chez mes grands-parents paternels, mon grand-père était instituteur à Canisy. » (1)

 

 

La maison natale à Canisy.                                                          

De la fenêtre, il voyait passer les femmes allant traire les vaches:  

« Les unes portaient sur leur épaule les cannes de cuivre rouge; chez d’autres, les timbales pendaient de chaque côté du joug de bois enserrant leur cou. Certaines étaient assises sur des ânes rétifs et d’autres poussaient de petites voitures à deux roues contenant les cruches. » (2)


Follain n’a jamais guéri de son enfance. Il a profondément aimé cette vie rurale pure et essentielle et en a gardé des souvenirs extrêmement vivaces, qui reviennent sans cesse dans son écriture. Un capital poétique d’une étonnante vivacité.

« Dans les champs

de son enfance éternelle

le poète se promène

qui ne veut rien oublier. » (3)


Follain a une mémoire extraordinaire, transparente, surprenante.

« J’avais cinq ans lorsque mon frère naquit. La consistance du pain de ce jour-là m’est présente et celle du ragoût d’un brun chaud garni de pommes de terre couleur d’ambre et posé dans un plat rond. » (2)


Ah! les pots de crème à la vanille qu’il allait saisir dans le buffet; ah! le goût « magnifique et fier » du pain lorsqu’il avait faim; ah! le cidre « avalé par rasades à longs traits » -  ce pur jus d’or qui est le breuvage légendaire des Normands. Follain est un gourmand obstiné. Toute sa vie, il sera obsédé par les saveurs de la cuisine normande, la soupe à la graisse, le plat de sang, le hâ à la crème, le sirop de cidre, le poulet aux pruneaux. Tout restera toujours chez lui prétexte à repas plantureux.

Les souvenirs heureux de cette grande cuisine de campagne sont innombrables et invitent au rêve.

« Un bel oiseau rôdait autour du coeur; nous entendions fondre la cire, crépiter le bois,

l’eau bouillir et les oeufs neiger,

sonner l’horloge et s’écrouler les cendres. » (4)


Les images de sa bourgade et les odeurs de sa jeunesse ne le quitteront plus. Il n’oubliera jamais non plus la boucherie resplendissante où l’on apercevait « l’éclair du couperet »; la petite quincaillerie où l’on vendait « des cadenas noirs et argentés et les fragiles verres pour les lampes »; le bureau de tabac qui voisinait avec la maison du bedeau « que l’on pouvait voir cuisant des hosties sur les charbons »; l’épicerie d’enfance, enfin, « où un enfant venait acheter des bonbons rouges et verts qui restaient collés les uns aux autres dans leur bocal et qu’il fallait disjoindre avec la pointe des ciseaux ».

 

 



Prenons la direction du château de Canisy - où, de nos jours, Joan Baez aime venir se reposer lors de ses tournées en Europe, loin des fureurs du monde, à l’invitation du châtelain, son ami Denis de Kergorlay. 

Le château est magnifique. Ecoutons Jean Follain: « Au bout de l’avenue s’élevait le château aux tourelles ardoisées, à la maçonnerie de pierres violâtres. Ma grand-mère paternelle et moi traversions la cour d’honneur pour aller jusqu’à la maison du jardinier qui, avec sa serpillière bleue, au milieu des poiriers aux nodosités sombres, des châssis ocreux et des feuilles dentelées, lobées, frémissantes sur les tiges penchées, épiait les signes du ciel. »


Aux abords de l’étang, il se cachait pour lire, il entendait brouter les vaches, des gens « devisant de vie ou de mort ». Un jour dans le parc, il aperçut au ciel « deux grands disques, l’un vert et l’autre rouge, qui se multiplièrent autour du soleil ». « Le juge de paix, ajoute Follain sans trop y croire, prétendit que la cause de ce phénomène était un tremblement de terre en Angleterre. » (2)



Jean Follain est inhumé dans la tombe de son grand-père.

En suivant la rue de Kergorlay, on passe devant le cimetière. Sur la droite, on aperçoit la tombe où reposent Jean Follain et son épouse, Madeleine Dinès. Ils sont inhumés dans la tombeau du grand-père Heussebrot. Leur nom n’est pas gravé sur la pierre tombale. 

 

 

Le mariage avec Madeleine Denis.

Jean Follain par Madeleine Dinès.

 

Madeleine était la fille de Maurice Denis, le célèbre peintre du groupe des Nabis, que l’on surnommait « le Nabi aux belles icônes ». Madeleine s’était mariée avec Jean Follain en 1934. Ils ont vécu à Paris, séparément. C’était une femme indépendante, une artiste peintre singulière, convaincue de sa vocation artistique (elle signe Madeleine Dinès). Une femme moderne.


Dans le livre qu’il consacre à Canisy, Jean Follain fait cette remarque saisissante: « On prononçait rarement seul le mot amour, bien qu’on ne fût pas sans parler d’amoureux, de promis, de futurs et de futures. » Fidèle à cette tradition, Follain évite lui aussi l’emploi de ce mot. Il n’était certes pas un grand amoureux.

 

 

 

Le pont de la Calenge.                  Photo Archives Ouest-France
 

En se dirigeant sur la route de Quibou, on découvre un petit pont au-dessus de la rivière la Joigne. « Ce pont à l’arche unique était à l’entrée du village de la Callenge et donnait au paysage un goût d’idylle, de désoeuvrement, de regret ». (2) Goût d’idylle qui reste bien présent aujourd’hui.


En Normandie, Jean Follain aime par-dessus tout le cérémonial. 

« Ce qui a poétisé pour moi cette vie de la bourgade normande et de ses villages, c’est le goût de la cérémonie et du cérémonial qui se manifestait, se manifeste encore parfois, dans la vie dominicale. » (1)


A l’église, il ne parle jamais de foi ni de message évangélique. Mais il est incollable sur le décor et les liturgies, les processions de chantres, les musiques… « Les chantres portaient une chape où étaient brodées des roses rouges; autour du lutrin, se pressaient avec eux des hommes en soutane et surplus, jouant l’un d’une basse, l’autre d’un piston et le troisième d’un saxophone. » (2)

 

En chape à La Lucerne en 1967.
 

Les amateurs d’insolite n’oublient pas qu’il a composé un Petit glossaire de  l’argot ecclésiastique pour le moins étonnant. Quel poète autre que lui se serait laissé photographier en chape de drap d’or devant une vieille église ?


Dans la Normandie d’autrefois, le goût de la cérémonie imposait résolument ses rites.

« Beaucoup d’hommes assistaient à la grand-messe. La plupart portaient la blouse et le chapeau Cronstadt. Quelques-uns, le jour de Pâques, arboraient un complet veston et un chapeau de soie. L’usage était que les hommes n’entrassent à l’église que lorsqu’ils entendaient chanter le Gloria. » (1) C’était au temps où les paroissiens allaient en pèlerinage à la Chapelle-sur-Vire, à une quinzaine de kilomètres de Canisy. Et, ajoute Follain, malicieux, « chacun en revenait par ses propres moyens et parfois fortement pris de boisson ».

 

 


Jean Follain avec Georges Schehadé et Max Jacob, années 30.

A 22 ans, il gagne Paris. Il deviendra avocat puis magistrat. Dans ce Paris des Années Folles, il fréquente les milieux littéraires et artistiques. Il publie en 1928 son premier recueil de poèmes qui marque l’émergence d’une poésie nouvelle. Il rencontre André Simon, Max Jacob, Eugène Guillevic qui lui ressemblait si peu mais qui est devenu son ami. Leur amitié sera profonde. Il honore les diners de Grabinoulor qui réunissent autour de Pierre-Albert Birot de nombreux artistes. 


Sensible aux natures mortes, familier des scènes intimistes des peintres nabis, il rencontre chez les cubistes le sens de l’objet.

« Étant enfant, j’aimais me tenir, durant les trois heures que durait le marché cantonal, sous la tente d’un poissonnier qui débitait du hâ, gros chien de mer que je n’ai vu vendre que dans le Cotentin. Les rouelles de ces poissons solidement architecturées, façonnées sous le couteau du poissonnier, m’emplissaient d’un poétique sentiment qui n’était qu’un merveilleux amour des formes encore fortifié si au-dessus de l’étal voué aux géométries du découpage se développait un ciel d’un bleu intact. »


Charlot cubiste par Fernand Léger.

Poète d’une immense culture, Follain ne faisait aucun différence entre la peinture et la poésie. C’est ainsi qu’il fait le lien, totalement inattendu mais ô combien stimulant, avec l’oeuvre de Fernand Léger. « La peinture de Fernand Léger illustre pour moi la beauté de pareilles coupes franches dans la matière du monde, faites non dans un laboratoire d’esthète mais en plein air et sous la crudité d’un ciel à la pure couleur. » (6) A Paris Max Jacob lui avait dit: « Tu n’écris pas avec des mots, tu écris avec des objets ». Un écart absolu qui l’avait réjouit et qu’il n’a jamais oublié.


Follain était un homme paradoxal. Solitaire, mélancolique, il aimait plus que tout les tablées d’amis. Dans ses Agendas, il a relevé des centaines de dîners où les menus sont scrupuleusement détaillés. Sans ces soirées parisiennes, où sa parole est éblouissante, il ne peut pas vivre.


Ce qui ne l’empêchera pas de rester très attaché à son pays natal où il revient régulièrement. Un pied à Canisy, où il est seigneur sur ses terres, un autre à Paris. « Une divinité se cache en toi Paris: c’est la mer des ténèbres; parfois le soir rien ne se résout, tout se perd et se meurt, se cache et parlemente avec la nuit miraculeuse. » (5)


Il disparait prématurément à 68 ans, le 9 mars 1971, renversé par une voiture sur le quai des Tuileries, alors qu’il rentrait d’un banquet.


« Ah! comme le monde est dur

comme est dur son diamant »


Bruno SOURDIN



  1. Cérémonial bas-normand, Fata Morgana
  2. Canisy, Gallimard
  3. Exister, Poésie/Gallimard
  4. Usage du temps, Gallimard
  5. Paris, éditions Phébus
  6. Les Uns, les Autres, Rougerie

25/06/2024

Postel, l’apôtre enflammé de la Concorde universelle

Portrait de Guillaume Postel par André Thévet, 1584.
 

Guillaume Postel est une des grandes figures de la Renaissance, un humaniste étrange et illuminé, un utopiste considérable, polyglotte et grand voyageur dont la curiosité était inépuisable. Toujours en rupture de ban, il eut une existence fertile en aventures invraisemblables. On se souvient de lui surtout comme d’un ardent apôtre de la Concorde universelle. Ses contemporains le disaient à la fois « docte et fol », savant et fou. Au sortir du Moyen Age, il a incarné avec ferveur, parfois avec frénésie, les temps nouveaux. 


 

 


Guillaume Postel est né en 1510 à Barenton, qui était alors une paroisse du diocèse d’Avranches, non loin du Mont-Saint-Michel. Ses parents étaient de simples laboureurs, il dira qu’il est « né de lieu très bas et abject et sans avantage de sang et de richesse ». Il a 8 ans lorsque son père et sa mère décèdent, victimes d’une épidémie de peste.

 

L’enfant est très précoce et extrêmement doué. Il jouit d’une mémoire prodigieuse. On pense qu’un oncle tisserand lui aurait servi de tuteur et qu’il aurait appris à lire dans les almanachs. On sait peu de choses de son enfance. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il quitte Barenton à l’âge de 13 ans il connaît le latin et il commence déjà à enseigner : on sait même qu’il a été maître d’école à Sagy près de Pontoise.

 

Toute sa vie, son nom restera attaché à la Normandie et à son village natal mais il n’y retournera pas. Il signera plus tard ses ouvrages sous le nom de Barentani Galli (Gaulois barentonnais), de Guglielmo Postello Barentonio, ou de GP Barentarius Doleriensis (rappelant ainsi qu’il est né à Barenton dans le hameau de la Dolerie). A Venise on l’appellera Postellus Amboluteus doctor medicinae (Postel docteur en médecine d’Avranches).

 

En route pour Paris, il est attaqué et dépouillé de ses vêtements par des brigands (il les appelle des « matois »). Mis à nu par un froid polaire, il contracte une terrible dysenterie de nature à « abattre et faire mourir le plus fort cheval du monde ». Il reste dix-huit mois dans un hôpital et souffrira de douleurs d’estomac le restant de sa vie.

 

Il a 17 ans lorsqu’il arrive à Paris. Il s’inscrit comme domestique au collège Sainte-Barbe, qui est fréquenté par une communauté d’Espagnols et de Portugais. Il entre au service d’un professeur de philosophie espagnol, Jean Gelina, acquis aux idées nouvelles mais qui enseigne selon des méthodes traditionnelles. A Sainte-Barbe, Postel va faire des études éblouissantes. Convaincu de l’inutilité de son enseignement, Gelina se remet totalement en question et c’est le jeune Postel, son valet, qui lui traduit Aristote en latin. Le domestique devient très vite un collaborateur inestimable. 

Postel, qui a maîtrisé très rapidement le latin et le grec, ainsi que l’espagnol et le portugais, s’attèle à l’étude de l’hébreu, sans maître, après s’être procuré un alphabet, une grammaire et un psautier polyglotte. Et il commence à apprendre l’arabe. Son savoir est déjà vertigineux.

 

Sainte-Barbe est un collège plutôt libéral, ouvert au courant humaniste, contrairement au collège rival de Montaigu, qui s’arcboute à la tradition scolastique médiévale et fustige les idées nouvelles de la Renaissance. C’est à Sainte-Barbe que Postel rencontre les futurs fondateurs de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola et François Xavier, et qu’il partage leur aspiration à réformer l’Église et aussi leur goût pour l’étude des langues orientales.

 

 

Une illumination fulgurante

 

A la Cour, Postel est remarqué par Marguerite de Navarre, la sœur du roi François Ier. En 1537, il est choisi pour accompagner une ambassade menée par Jean de La Forest à Constantinople. Il est chargé de rapporter des livres et des manuscrits introuvables en Occident pour la bibliothèque royale. C’est son premier voyage en Orient, il va durer deux ans. Il perfectionne son arabe et apprend le turc. Il se lie avec le médecin de Soliman, le sultan de l’Empire ottoman. Il s’intéresse aux traditions et aux mentalités des peuples d’Orient, Druzes, Maronites, Coptes, Arméniens. Avec les informations qu’il a recueillies à Constantinople, il publiera ses premiers livres, De la République des Turcs (1540) et Description de la Syrie(1540). Il devient surtout un expert en langues sémitiques, hébreu, arabe, syriaque, turc, arménien… Il publie un essai de philologie comparée, un alphabet comparé de 12 langues.

 

Sur le chemin du retour il s’arrête à Venise. C’est un éblouissement. Il fait la connaissance de l’imprimeur Daniel Bomberg, originaire d’Anvers, spécialisé dans l’édition de livres en hébreu – il a imprimé une édition de la Torah et un Talmud en quatre volumes –, qui lui montre des livres rares. Autre rencontre importante : celle Tesseo Ambrogio, qui connaît le syriaque et l’arménien et possède 38 alphabets orientaux différents.

 

Revenu à Paris, il est admis dans le cercle des humanistes. Ses recherches passionnent. François 1er le nomme lecteur royal en lettres hébraïques et arabiques et en mathématiques. Tout l’oppose à la Sorbonne et à sa lecture très conservatrice des textes bibliques.

 

Guillaume Poyet devient son mécène. Poyet est chancelier de France (le chef de la Justice, qui préside le Conseil du roi en son absence) : c’est lui notamment qui a rédigé l’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui a fait du français la langue officielle du droit et de l’administration à la place du latin. Il attribue à Postel un doyenné de 32 paroisses près d’Angers. A 32 ans, Postel est au sommet d’un parcours exceptionnel.

 

Mais coup de théâtre, à la suite d’intrigues politiques, le chancelier tombe soudain en disgrâce, est accusé de malversations, arrêté et embastillé. Postel lui reste fidèle et tente de plaider sa cause. Mais il est évincé. C’est l’origine de sa première crise spirituelle : il assure avoir reçu une illumination fulgurante (ce ne sera pas la dernière). « Je sentis une voix du ciel, avec très grande horreur et terreur, et qui me dit : Postel, regarde au jugement de Dieu. » Postel va « tout laisser » : il démissionne de sa chaire de lecteur royal. Il renonce à ses bénéfices ecclésiastiques et aux faveurs royales. Désormais il considère qu’il est « scivetoste », un écrivain au service de l’Esprit.

 





En 1543, par un hiver si rude qu’il est obligé de réchauffer sa plume dans sa bouche, il écrit en trois mois son chef-d’œuvre, De orbis terrae concordia, le livre dans lequel il rêve à la réconciliation des différentes religions de l’humanité et des différents peuples. C’est le livre de la Concorde universelle. Cette concorde ne peut se faire autoritairement mais seulement par la force persuasive de la raison, « par parole et par raison naturelle et sensuelle et indubitablement premier que par armes ». Postel dit aussi : « Ce qui est contraire à la raison est nécessairement contraire à Dieu. » C’est une utopie extraordinaire pour l’époque. Postel est un visionnaire qui s’est donné pour mission de « tirer tout le monde à Concorde et à Dieu ou mourir en la peine ». Il prépare les temps nouveaux.

 

Une nouvelle illumination, « une claire voix du ciel », lui enjoint d’aller admonester François 1er à se réformer, lui, sa cour et son royaume. Il veut le persuader d’assurer son destin de « monarque universel ». La maîtresse du roi, Anne de Pisseleu, a beau jeu de convaincre François 1er de l’égarement du savant. Cette accusation de « fol » poursuivra désormais Postel avec insistance.

 

 

Une rencontre déterminante

 

Il se décide alors à partir à pied en plein hiver pour rejoindre, à Rome, Ignace de Loyola et les premiers jésuites qui vivent, selon son expression, « en pauvreté, mépris et douleur ». Il entre comme novice à la Compagnie de Jésus, prononce ses vœux, est ordonné prêtre, mais, en dépit de sa ferveur, est renvoyé au bout de moins de deux ans. En effet, Postel bouillonne d’idées et ses vaticinations font scandale. Ignace de Loyola ne peut que le congédier. Il restera néanmoins toute sa vie en bons termes avec de nombreux jésuites.

 

L’étape suivante sera Venise, une ville de tolérance. Il fréquente les éditeurs, poursuit son initiation à la kabbale, la tradition ésotérique du judaïsme. Il fait d’inlassables recherches. Il travaille à une traduction du Zohar, l’œuvre maîtresse de la kabbale. Il fait surtout une rencontre déterminante, une religieuse qu’il appelle « la Mère Jeanne » (Zuana en vénitien), une femme qui consacrait sa vie aux pauvres et à la charité. Elle vivait, plus que les jésuites, « en pauvreté ». Elle affirmait être envoyée de Dieu et lui confiait ses visions prophétiques. Elle était illettrée mais aidait Postel à expliquer certains passages obscurs du Zohar. « Quand elle venait de recevoir le saint Sacrement, sa physionomie était tellement transformée qu’il semblait véritablement qu’elle eut 15 ans d’âge. »

 

Pour Postel, cette rencontre est décisive. Elle le convainc que la prophétie ancienne d’un « pape angélique » le concerne directement : il est l’élu. Postel identifie la Mère Jeanne comme « la nouvelle Ève du monde ». Pour lui, seule une femme peut parachever l’œuvre du Christ. On retiendra surtout le rôle éminent que Postel entend donner à la femme : l’avènement de la femme est lié à un nouvel âge de l’humanité.

 

En 1549, il entreprend son deuxième voyage en Orient, qui va durer un an et demi. Daniel Bromberg, le libraire, finance cette expédition pour qu’il lui ramène des manuscrits. Il se rend à Jérusalem, en Egypte, en Syrie et à Constantinople. Il collecte des manuscrits arabes et syriaques. Lorsqu’il revient à Venise avec de nouveaux trésors, Daniel Bomberg est mort. La Mère Jeanne également. Postel décide donc de rentrer en France.

 

Tout dans ce monde l’insupporte : le luxe des clercs, les turpitudes du pape, l’ignorance des ecclésiastiques, la flatterie des courtisans, la corruption des juges, l’ivrognerie et la paillardise des militaires. Il n’a jamais renié ses origines misérables, il est constamment attentif aux plus pauvres. « Nous n’avons pas honte, nous qui professons le Christ et ses dogmes, et, en grands mots, la piété, la charité, qui est la mère et la source de toutes les bonnes actions, de n’avoir aucun grenier public pour les pauvres que nous chassons du Ciel. Notre bouche professe l’Évangile, notre négligence en nie la vertu. »

Il se présente comme « le premier né de la Vierge vénitienne ». Il se prétend immortel et, pour le prouver, se dit prêt à subir le supplice du feu. Jacques Pelletier du Mans, le poète humaniste proche de la Pléiade, le juge « non pas démoniaque mais délibérément fou ». A Paris, il enseigne au collège des Lombards, avec des accents mystiques et prophétiques. Son enseignement suscite beaucoup d’intérêt mais les autorités lui interdisent de poursuivre ses prêches. Le voilà reparti sur les routes.

 

 

Ses livres condamnés

 

Il se rend à Bâle, une ville qui accueille les humanistes venus de tous les horizons, puis à Vienne, où il est fait professeur de l’université par l’empereur Ferdinand, à qui il propose la monarchie universelle dont n’avait pas voulu le roi de France. Nouvelle déconvenue.

 

En 1555, il repart brusquement à Venise : il a appris que ses œuvres sont inscrites à l’Index et condamnées par l’Inquisition pour hérésie. Il veut se défendre. C’est un procès invraisemblable. Dans un premier temps, il se défend humblement. Et puis soudain, il change radicalement sa défense : il affirme être immortel et en appelle au jugement de Dieu. Il demande à ses juges une ordalie, qui aurait consisté à le faire noyer dans la mer à une date précise qu’il a choisie : le 16 octobre, date de la fin du Déluge, date de la victoire de l’archange saint Michel sur Satan et date de la « restitution » de l’ordre originel commencée par la Vierge vénitienne. Il était sûr, comme Noé, de sortir des eaux et de faire preuve ainsi de son immortalité !

 

L’Inquisition est plus modérée à Venise qu’à Rome. Le président du tribunal, Filippo Archinto, est le prélat qui avait ordonné Postel jadis chez les jésuites, il le connaît bien, il sait que Postel ne peut être suspecté de protestantisme. Le tribunal condamne donc ses livres, il l’exclut de la prêtrise et lui interdit de prêcher et de publier. « Nous le déclarons insensé, dément et délirant mais d’une folie pleine d’extrême péril et scandale. » Postel n’est pas qualifié d’hérétique mais de fou (amens) et laissé libre : on ne condamne pas à mort un fou et il ne peut pas être excommunié. Il est laissé libre. « La folie est un abri », dira-t-il lui-même.

 

Cependant, quelques temps plus tard, il est arrêté à Ravenne (dans les États de l’Église) à cause d’un autre livre et incarcéré à Rome. Il va croupir pendant 4 ans à Ripetta, la prison des hérétiques. Le pape Paul IV, qui a succédé à un souverain pontife aux mœurs déplorables, est un pape violent, un intégriste et un fanatique féroce, militant détesté de la Contre-Réforme. Son règne est un cauchemar. Il avait décidé de mettre à mort Postel. Mais nouveau coup de théâtre, en 1550, à la mort de ce pape, la prison est incendiée par une émeute populaire, la statue du pape est mise en pièces. Comme tous les prisonniers, Postel est libéré.

 

 

Docte et fol

 

S’en suit une période d’errance de 3 ans. Postel a 49 ans. Il part à pied vers Bâle, Augsbourg, où il récupère ses manuscrits, traverse les Alpes, mais dans le col de Stelvio, il se fracture la jambe. Il rentre en France par Macon, Autun et Lyon, où il est encore arrêté, puis relâché. Le voici enfin à Paris. Il reprend ses prêches illuminés, ses visions apocalyptiques et sa certitude de l’immutation de la Mère Jeanne, un privilège divin qui la préserverait des châtiments terrestres. 

 

En 1563, en raison de son délire, il est interné par le Parlement au monastère de Saint-Martin-des-Champs. En principe, personne ne pouvait être admis à un entretien avec lui sans l’accord de l’abbé. En réalité, la détention va être assez souple. Il a retrouvé ses livres et il peut reprendre ses cours, recevoir les grands du royaume et ceux qui comptent dans la vie intellectuelle. Et il se rétracte sur la Mère Jeanne, il s’affirme « oublieux » de ses miracles « innombrables ». Mais en 1573, après une nouvelle illumination, il annonce qu’une jeune veuve concevra, par l’opération de l’Esprit saint, un envoyé de Dieu. La folie du verbe ne le quittera jamais.

 

Postel est un étrange personnage. Il est excessif et ne parviendra jamais à endiguer ses brusques accès d’égarement et ses obsessions. Son goût pour les prophéties ne s’arrêtera jamais. Postel le savant, lui, continue de fasciner et d’attirer les visiteurs. Cet homme est un véritable puits de sciences, dans la lignée de Pic de la Mirandole. Son charisme subjugue ses visiteurs. Charles IX le reçoit et l’appelle « mon philosophe ». On apprécie le savant, mais on redoute l’illuminé.

 

Il meurt le 6 septembre 1581, dans une ferme qu’il possédait, dit-on, à Trappes. Il avait 71 ans mais ses contemporains lui attribuaient un âge canonique. « L’amertume me conserve », aimait-il à répéter.

 

A une époque où partout en France s’allumaient les bûchers, il fut, pour reprendre la juste formule de François Secret, « un homme qui veut croire au pire moment des guerres de religion ».

 

Bruno SOURDIN.

 





Guillaume Postel de A à Z

 

 


 

Aimantation

Lorsqu’il se présente devant de tribunal de l’Inquisition de Venise en 1555, Guillaume Postel est habillé à la turque. Surprise générale. Ses contemporains ont souvent été fort étonnés par la fantaisie de ses accoutrements, mais fascinés par son esprit cosmopolite et son génie pour les langues. Postel est insaisissable. Il n’en fait qu’à sa tête, c’est un homme libre, un nomade. Sa curiosité est insatiable. Cest aussi un voyageur dexception. Il voyage léger, souvent à pied, avec ses livres. Il est happé par le monde. Aimanté.

 

 

Bibliothèque

Depuis son séjour à Constantinople en 1537, Guillaume Postel n’a cessé de collecter des livres et des manuscrits précieux. Une recherche acharnée. Il aimait tant les livres, ses livres étaient pour ainsi dire ses enfants. Lui-même a beaucoup écrit et une grande partie de son œuvre est restée manuscrite (et n’est toujours pas publiée). 

Sa bibliothèque était toujours mobile. Elle a souvent été dispersée, parfois pillée, vendue et même brûlée. 

Pour échapper aux inquisiteurs, il confie, pour qu’ils les cachent, des ouvrages, des documents, des livres annotés et des lettres à des amis fidèles et généreux. Il en perdra malheureusement beaucoup. A Venise, Daniel Bromberg est son grand complice, son mécène et un allié d’exception. 

 

 

Concorde

Postel est un visionnaire qui s’était donné pour mission de « tirer tout le monde à Concorde et à Dieu ». Son De orbis terrae concordia, qui a fait sa célébrité, est l’œuvre d’un précurseur, une utopie étonnante écrite à une époque où les églises n’avaient de cesse d’allumer des bûchers. Postel lui-même sera à deux doigts de mourir par le feu et par l’eau.

C’est par la raison et la persuasion qu’il veut amener tous les peuples à la Concorde universelle. Il pense que tous les hommes ont en commun des principes de tolérance, mais sa concorde n’est pas la nôtre : il est persuadé que son projet de réconciliation universelle se fera sous l’égide d’un christianisme simplifié, dans lequel judaïsme et Islam pourront se fondre.

Son livre, écrit en moins de deux mois, en 1543, est aussitôt censuré par la Sorbonne. Il ne pourra paraître qu’à Bâle en 1544. « La grande rapidité avec laquelle j’ai écrit me pousse à croire qu’une certaine faveur divine m’a secondé. Car j’ai recueilli d’après mes notes, composé et rédigé en l’espace de deux mois les quatre livres du De orbis concordia. »

 

 

Docte

D’une précocité intellectuelle rare, très doué notamment pour les langues, Guillaume Postel est le fondateur de l’orientalisme français. François 1er le fait « lecteur royal en mathématiques et langues pérégrines ». Il enseigne l’hébreu et l’arabe au Collège royal. En 1538 à Paris, il publie un Alphabet de 12 langues. C’est lui aussi qui publie la première grammaire arabe et la première traduction du Protévangile de Jacques, un évangile apocryphe. Il dédiera à son roi le premier traité important sur La République des Turcs.

Sa science était universelle. 

 

 

Eucharistie

En dépit de ses égarements théologiques, sa piété était profonde. Il savait les Psaumes par cœur.  

Ses contemporains ont insisté sur la ferveur et l’extraordinaire dévotion avec lesquelles il célébrait l’Eucharistie. Ils ont aussi rapporté qu’il lui arrivait de célébrer la messe dans des rites inhabituels à l’Église catholique. Il reconnaissait lui-même avoir « facile entrée des choses cachées depuis le commencement du monde ».

 

 

Femme

Postel fut l’un des premiers auteurs à condamner le sort réservé aux femmes et à envisager leur condition comme une injustice. Contrairement à la majorité de ses contemporains, il ne considérait pas les femmes comme inférieures. Au contraire, il estimait que l’évolution du monde doit passer progressivement des hommes aux femmes. En 1553, il publie un livre intitulé Les très merveilleuses victoires des femmes du nouveau monde.

Selon lui, le Christ pouvait être à la fois père et mère. C’est ainsi que l’on peut expliquer son attachement à la Mère Jeanne, qui lui prédisait « d’innombrables choses », et son entêtement à la considérer comme image féminine du Christ. Pour lui, le salut ne peut venir que d’une femme.

Pour Postel, il ne fait aucun doute que l’âme humaine est « l’image » de Dieu, à la fois masculine et féminine. Et il va plus loin : par le Christ, le Verbe s’est fait homme. Le monde ne sera définitivement sauvé que lorsque le Verbe se sera aussi fait femme.

« Christ est le second Adam,

Adam estoit masle et femelle,

Donc Christ estoit masle et femelle. »

 

 

Gaulois 

Pour Postel, le mot « Gaule » vient de l’hébreu Gallim, qui veut dire « sauvé des eaux ». Il est persuadé que les Gaulois sont les descendants des premiers rescapés du Déluge. Par Japhet, le fils aîné de Noé, leur ancêtre, ils ont vocation à exercer le pouvoir sur le monde. Selon lui, François 1er, le roi de la « nation gallique », a vocation à cette monarchie universelle.

 

 

Hénoch

Un prêtre éthiopien lui en avait parlé comme d’un livre que son église tenait pour canonique. Postel publiera en 1552 une traduction du Livre d’Hénoch.

Le Livre d’Hénoch, dans lequel les anges sont omniprésents, a été rédigé entre le 3e et le 1er siècle avant Jésus-Christ. Il a été retiré du canon hébraïque puis plus tard interdit par l’Eglise catholique, qui le tenait pour apocryphe. En revanche, l’église éthiopienne le reconnaissait comme authentique.

 

 

Istanbul

La Turquie le fascine : c’est au XVIe siècle la première puissance mondiale. C’est un carrefour intellectuel où se rejoignent Orient et Occident. Mais la Turquie l’irrite aussi : elle représente le triomphe de l’Islam, incompréhensible pour les Occidentaux de cette époque.

Expert en langues orientales, Postel a accompagné une mission du roi de France dans la capitale de l’Empire ottoman en 1535 : il était chargé de rapporter des livres orientaux pour la bibliothèque de François 1er. Il y fréquentait le médecin favori de Soliman. Postel apprécie les Turcs pour leur courage, leur sens de la charité, leur tempérance et leur intégrité.

 

 

Jésuites

La Compagnie de Jésus a été fondée en 1539 à Paris. Postel a bien connu son fondateur, Ignace de Loyola, qui a fréquenté comme lui le collège Sainte-Barbe. Au cœur de la « monarchie gallique », Paris doit jouer, aux yeux de Postel, un rôle primordial dans la restitution universelle.

En 1544, il prend la route, à pied en plein hiver, pour se rendre à Rome et rejoindre les jésuites qui s’y sont installés. Il entre au noviciat, s’engage avec ferveur, est ordonné prêtre, mais surprend très rapidement la Compagnie par ses visions et ses révélations incontrôlées. Ignace finit par l’expulser mais ils resteront en bons termes. Postel continuera à les admirer, tout en dénonçant leur insistance à placer le pape au-dessus du Concile, ce qu’il récusait.

Postel loue l’esprit missionnaire des jésuites qui entendent répandre le nom du Christ en Orient dans des régions proches du « méridien paradisiaque », là où se trouve le Japon. C’est là que doit, selon sa prophétie, renaître la restitution universelle.

 

 

Kabbale

Postel est littéralement fasciné par l’univers ésotérique de la Kabbale. Il a lui-même traduit en latin la partie du Zohar qui concerne la Genèse et l’Exode. Il traduira aussi le Bahir et en 1552 le Sefer Yesira, le Livre de la Création.

Les kabbalistes s’efforcent de retrouver le sens caché des textes bibliques, à déchiffrer tout ce qui est dissimulé : en additionnant la valeur numérique des lettres et des mots afin de les interpréter (la gematria) ; en permutant les lettres (la temura, un procédé d’échange des lettres en suivant des règles combinatoires) ; ou en travaillant sur les acrostiches (selon le procédé du notarikon).

Les kabbalistes chrétiens ont une démarche similaire. Postel est une figure majeure de la kabbale chrétienne, à la suite de Pic de la Mirandole.

 

 

Langues

De ses deux séjours dans l’Empire ottoman, il profite pour s’intéresser de près aux langues qui y sont parlées, le syriaque, le persan, l’araméen… Il y a perfectionné son arabe et a commencé à apprendre le turc.

A Charles IX qui était venu le visiter à Notre-Dame-des-Champs, ce polyglotte déclara sans détour : « Sachez, Sire, que de votre royaume à la Chine, je pourrais aller sans guide, demandant mon chemin dans le langage de ceux que je rencontrerais, car toutes les langues me sont connues. »

 

 

Merveilles

En 1552, il publie Des merveilles du monde, un petit opuscule qui traite entre autres de la découverte spirituelle du Japon. Il s’agit d’un des premiers ouvrages écrits sur ce pays si mystérieux pour les lecteurs du XVIe siècle. Postel remarque que les Japonais adorent un seul Dieu qu’ils « nomment en leur langue Deniche (Dainichi) et le peignent ayant trois têtes sur un seul corps ». Pour lui, sans nul doute, ces trois têtes sont l’image de la Trinité et leur religion ressemble fortement au christianisme.

 





Le monument de Guillaume Postel devant la mairie de Barenton (50).



Normand

Postel est né à Barenton, un village situé dans le sud de l’Avranchin sur la route qu’empruntaient les « miquelots », les pèlerins qui se rendaient au Mont-Saint-Michel. Comment ne pas être sensible, comme le sont généralement les riverains de la Baie, à l’attraction qui émane de cette étonnant rocher qui symbolise le combat de la lumière contre les puissances des ténèbres et qui semble encourager les hommes à une perpétuelle ascension ? Postel a toujours regardé avec fierté son pays natal.

 

 

Oiseau

De son premier voyage à Constantinople, Postel rapporte au roi François 1er trois plumes de l’Oiseau de paradis, le Manucodiata, « le petit oiseau de Dieu ». On croyait au XVIe siècle que ces paradisiers étaient dépourvus de pattes, qu’ils volaient sans cesse, poussés par le vent, qu’ils se nourrissaient d’air ou de rosée. Postel était très sensible au surnaturel et au miraculeux.

 

 

Paradis

Postel est aussi un grand cartographe. Il compose la première carte du monde en projection polaire.

Le docte Postel nous fascine mais il nous trouble aussi. Il n’a jamais cessé de faire des variations sur le lieu du Paradis terrestre. En 1552, il le situe en Extrême-Orient sur un méridien qui traverse les îles Moluques, en Indonésie. Mais 10 ans plus tard, il le relocalise à l’emplacement du pôle Nord.

 

 



Dans "L'Adoration des mages", Le Tintoret aurait représenté Postel agenouillé devant l'enfant Jésus.

Question

Le Tintoret a révolutionné la peinture vénitienne. C’était un homme fougueux, turbulent, un artiste d’une incroyable liberté, qui peignait des tableaux que ses contemporains pouvaient juger chaotiques. On l’appelait « Il Furioso ». Giorgio Vasari, le grand historien d’art de l’époque, le décrit comme « le cerveau le plus formidable que la peinture n’ait jamais connu ».

Son Adoration des mages nous pose question. On dit qu’il y aurait représenté Postel agenouillé devant l’enfant Jésus. Selon certains spécialistes, ce tableau serait même une illustration des thèses du savant français. Il est vraisemblable que les deux hommes se sont connus mais Postel n’en parle pas. Quoi qu’il en soit, le tableau témoigne de l’extraordinaire aura dont Postel a pu jouir à Venise à cette époque.

 

 

 

Restitution

Selon Postel, le Christ sur la croix n’a racheté que la partie masculine du genre humain. La Restitution (dans l’état de pureté d’Adam, avant la faute) ne peut être faite que par une seconde Ève, la Mère Jeanne, qui est, selon lui, la Mère universelle. Et Postel affirme qu’il est lui-même le premier-né de la Restitution. 

Sur le portail nord de la basilique Saint-Marc de Venise, une sculpture montre un homme emmailloté comme un petit enfant. Selon lui, il s’agit de la figure du fils de la Vierge vénitienne, cette sculpture le représente lui et la Mère Jeanne. Avec la même assurance, il se voit représenté sur la façade principale, « avec la couronne du Père, de la Mère et la mienne ».

Pour Postel, l’idée de restitution, de restauration de l’Adam primordial, est liée à la Concorde universelle et à l’unité du genre humain, au-delà des différentes croyances.

 

 

Santé

Avec sa barbe restée noire, Postel en impose. En réalité, son état de santé est précaire : il souffre de douleurs d’estomac et de graves saignements de nez. C’est un homme qui n’a pas été épargné par les épreuves et qui mène une vie d’errance décousue. Mais il reste toujours stoïque dans l’adversité. Il sait comme personne captiver et subjuguer son auditoire. Son charisme est extraordinaire.

 

 

Tarsestan

Guillaume Postel a été un voyageur infatigable, attiré par les contrées lointaines et cheminant toujours à pied. Il n’est pas surprenant qu’il ait été fasciné par les Rois Mages, ces astrologues et magiciens, « venus d’Orient », nous dit l’évangile de Matthieu, rendre hommage au « roi des Juifs » qui vient de naître à Bethléem. Venus d’Orient ? Postel se veut plus précis, il les appelle « les trois rois de Tarsestan ». « Le pays de Tharse, écrit-il, confine de l’Orient avec le Catay, d’Occident avec le pays de Turquestan ». Parce qu’ils viennent de l’Extrême-Orient, un lieu, aux yeux de Postel, proche du Paradis terrestre, les Rois Mages lui semblent les plus fiables des prophètes.

 

 

Venise

A Venise, Postel est très actif. Le climat intellectuel et culturel l’éblouit. Daniel Bromberg, son ami libraire, l’encourage dans ses études des langues orientales. Il rencontre des orientalistes chevronnés, des talmudistes, des savants juifs ou convertis et, ce qui le fascine énormément, des kabbalistes. Il travaille sans relâche, il traduit et il écrit de nombreux livres. Ce qui ne l’empêche pas d’aller prêcher la charité dans les églises. Il participe avec enthousiasme à leffervescence créatrice de la Cité des Doges.

En 1555, il se présentera de lui-même au tribunal de l’Inquisition de Venise pour prouver sa bonne foi : « J’ai pu me tromper mais certainement je n’ai jamais été hérétique. » 

 

 

Zohar

 

Pour Postel, la langue primitive est l’hébreu. C’est à Venise, à son retour d’Orient, qu’il s’attelle à une traduction du Zohar, le texte majeur de la Kabbale, qui est pour lui une révélation. Le Zohar est un recueil de commentaires de la Torah, c’est le livre fondamental de la mystique juive, un pilier de la tradition ésotérique qui est resté caché pendant 900 ans et a passionné les savants de la Renaissance.

Postel a réalisé deux traductions du Zohar, la première commencée à Venise en 1547 et terminée en 1553 ; la seconde 15 ans plus tard, lorsqu’il est revenu à Paris et a été interné au monastère de Saint-Martin-des-Champs. Cette traduction a constitué un des grands projets intellectuels de sa vie.

 

B.S.



(Article à retrouver dans la revue "Diérèse", n° 90 (été 2024).