22/09/2023

F.J. Ossang: « Nous sommes peut-être en enfer »

F.J. Ossang    (photo Pavel Kalmychek)


F.J. Ossang a publié son premier livre de poésie en 1976 – l’année de ses 20 ans –   et dans la foulée sa revue CEE, dans laquelle on découvrait avec bonheur des écrits explosifs de William Burroughs, « immense poète de la fin des temps », de Stanislas Rodanski, le poète surréaliste qui s’était fait interner dans un hôpital psychiatrique, et de Claude Pélieu, le poète traducteur de la Beat Generation, 

« exilé au pays des flippers, des junkies et des clignotements transcontinentaux ».

 

Ossang est d’abord un poète – et quel poète ! – qui s’empare très vite du rock punk puis de la musique industrielle avec ses acolytes de MKB, Messageros Killers Boys, un sommet de la contre-culture hexagonale. Et il n’arrête pas d’innover : le voilà cinéaste, rebelle comme il se doit, audacieux, inventif, brillant. Son parcours prend une nouvelle dimension, le ton est unique : Docteur Chance, Dharma Guns, 9 Doigts :  son œuvre cinématographique fascine. 

 

Et ses retours à l’écriture lui permettent de se refaire dans l’urgence, et de constamment se renouveler. « Ce curieux atour des ténèbres », son dernier livre, file comme une étoile. Sur fond de Guerre Civile Mondiale et dans la hantise d’une contamination par le virus, Ossang brosse, par bribes, l’histoire du baron Ungern, 

« un être de fureur froide », maudit et cruel, abrupt. Dans ce monde effrayant, seul pourrait nous sauver un amour insensé. Aimer follement à jamais, le vieux rêve surréaliste est-il encore possible ? Le monde dort d’un sommeil agité. Est-ce l’enfer?  Est-ce le paradis ? Nous lui avons posé la question.


B.S.

 

 






                                                                                                                                                                                             

Bruno Sourdin : Pendant la lecture de ton livre, on a souvent l’impression de « se trouver en enfer ». Et pourtant, à la dernière page, tu cites un texte du Livre des Morts des Anciens Égyptiens :

« Que la voie soit ouverte pour moi !

Puissé-je y pénétrer

Et venir t’adorer Osiris, seigneur de la Vie Éternelle. »

Osiris, le dieu des morts, est aussi une divinité qui redonne vie. N’y a-t-il pas là une forme d’espérance ?

 

F.J. Ossang : Quien sabé ? Nous sommes peut-être en enfer. A partir du moment où cela devient un fait, une issue est possible. La joie, l’amour, le sexe, l’écriture, la lumière sont des expériences immédiates. Plus loin demeure l’improbable et possible voyage des Morts – le Livre des Morts Égyptiens est une merveille.

 

B.S. : Qu’est-ce qui se joue de particulier dans l’écriture d’un livre ? Pourquoi écris-tu ?

 

Ossang : Précisément décrire l’endroit où l’on se trouve, à moins d’imaginer l’endroit, la situation dont on rêve – ou répugne absolument d’être.

Qui suis-je – quel autre parle en moi sans oser agir…

A l’évidence nous fûmes et sommes et serons ici …

 

B.S. : On t’admire d’avoir mené de front toutes tes aventures : écrivain, chanteur, réalisateur. Qu’est-ce qui te rend le plus heureux : faire un film, un album de musique industrielle, un livre de poésie contemporaine ?

 

Ossang : J’ai souvent pensé que ne pouvant entrer par la porte, il fallait se risquer par la fenêtre. C’est l’échec ou une lassitude des situations qui m’ont forcé à tenter une autre aventure. La course aux armements. La poésie, le noise’n roll, le cinématographe – et retour ! A force de brouiller les pistes j’ai voulu me perdre, sans forcément y réussir. L’être ou le personnage advenu, est sans doute loin de moi. C’est aussi bien. « A reprendre depuis le début. »

 

B.S. : Ton écriture n’est pas uniforme. Quel est dans ton écriture l’héritage du cut-up ?

 

Ossang : Je n’ai jamais pratiqué le cut-up, bien que tout l’arsenal cut-up fold-in, initié par Bryon Gysin, et mis en œuvre par WS Burroughs, m’ait fasciné. The Third Mind est un texte passionnant. Je crois que WSB a eu besoin de ce recours pour entrer parmi les strates les plus clandestines de son imaginaire – et s’il est le génie sémantique de l’odyssée cut-up, c’est qu’il a si puissamment intégré le procédé qu’il est devenu l’auteur réel de toutes ses pages. La Trilogie de l’Espace (La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express) demeure un chef d’œuvre. Claude Pélieu a réussi de très belles pages cut-up, dont Métro Blanc reste témoin. C’est lui qui s’est coltiné à l’adaptation des livres les plus difficiles à rendre en français (Trilogie de l’Espace, Garçons Sauvages etc.), et qui les a fait entrer dans le Corpus French – … Burroughs est pour nous un auteur essentiel comme Edgar Allan Poe…

 

B.S. : A la fin de sa vie, Claude Pélieu, qui était ton ami, avait tendance à considérer – du moins c’est ce qu’il m’avait dit – que le cut-up, en français, était une erreur. Est-ce aussi ton avis ?

 

Ossang : Les mots-valises n’existant pas en français, les permutations initiées par Dada et prolongées dans le cut-up s’avèrent d’une mise-en-œuvre abstraite, et plus malaisée qu’en anglais. Les poètes électriques ont inventé une suite à l’écriture automatique, que d’aucuns trouvaient sans issue. Claude Pélieu a sans doute eu besoin, comme WSB, du recours au cut-up, pour défoncer un obstacle psychique, et poursuivre plus loin, ou plus près l’écriture.

 

B.S. : Quelles sont les rencontres de ta vie que tu juges providentielles ? Comment est née ton amitié avec Claude Pélieu ?

 

Ossang : Claude Pélieu précisément s’est avéré l’allié objectif dès sa première lettre (1978), sa réactivité fut telle qu’elle aboutit au numéro spécial 6 de la revue CEE (fin 78) puis au livre Cartes Postales USA en 1979. Dès 1975, il y eut Bernard Noël dont la correspondance ne s’est quasiment jamais interrompue jusqu’à sa mort en 2011. Et puis Joe Strummer bien évidemment – protagoniste de mon film Docteur Chance (1996-1998). Ces trois rencontres s’avèrent avec le recul plus « existentielles » que culturelles. C’étaient des amis dans la nuit. Et tant d’autres, à commencer par Messageros Killers Boys … 

 

B.S. : Page 78, je lis : « Voici longtemps qu’on n’existe pas aux yeux de ceux qui comptent… Inutile de s’affoler. » Je vais te poser la même question que j’avais posée à Claude Pélieu il y a 30 ans : te considères-tu comme quelqu’un de radical ?

 

Ossang : Radical est un mot désormais fourre-tout, et usé. Claude Pélieu a connu des épreuves extrêmes – à commencer par son engagement forcé dans des commandos durant la guerre d’Algérie – dont il ne s’est sorti qu’au prix d’un empoisonnement et de la perte d’un poumon. Il a poursuivi la poésie grâce à la rencontre providentielle d’Américains qui l’ont « adopté », Mary Beach d’abord en France puis Burroughs et Ginsberg – et Claude s’est refait, recommencé dès 1962, en fuyant la France, mais sans abjurer la langue française de « punk’ Rimb ». Jusqu’à la fin, il n’a cessé d’avoir d’active curiosité pour les nouveaux poètes français, souvent à l’abandon…

 

B.S. : Peux-tu expliquer en quelques mots ce qu’était ce projet de film russo-mongol, « qui rallume le martyre du Tibet », dont tu parles à la page 20 ?

 

Ossang : Ce projet n’est pas complètement éteint, je préfère superstitieusement lui conserver une certaine confidentialité...

 

B.S. : Chanteur punk, cinéaste (tu as réalisé une dizaine de films), écrivain, poète : dans toutes ces activités créatrices, il y a chez toi une jubilation inouïe dans la construction de l’écriture. Qu’est-ce qui fait l’unité de toutes ces œuvres ?

 

Ossang : J’ai commencé à l’adolescence par l’écriture, avant d’éprouver le sentiment, autour de 1976-1977, qu’il fallait attaquer sur différents fronts, l’écriture, la scène, le kino-matographe, le noise’n roll – accélérer circulairement sans laisser de trace, sur un mode guerilla, ne pas s’enkyster dans la pose ni l’usure de l’écrivain, du rocker, ou du cinéaste. Muter à chaque film, texte, action de scène, enregistrement. « Vidéoscript & Chant Tribal » (revue CEE / 7 – 1979).

 

                                           

B.S. : Te lisant, j’observe que l’amour et la mélancolie sont liés de façon inextricable dans ton livre. C’est à la fois le grand amour (page 40, je lis: « Demain c’est le 30 avril, Walpurgis Nacht, 30e anniversaire avec Elvire ! Amour fou - temps dément - l’inconscient des illusions ») et la mélancolie (je lis l’incipit : « Ce fut un hiver difficile. Luttant contre la dépression - comme on ramerait à l’envers du courant »). Amour et mélancolie, on n’échappe pas à cette dualité ?

 

Ossang : La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent, de Roger Gilbert-Lecomte, signe une référence vitale. Le Grand Jeu. L’acuité du Vécu est essentielle –

Sans l’Umour de l’Amour, comment vivre… La vie est une chienne.

 

 

B.S. : Le baron Ungern – « un être de fureur froide », écris-tu – est un personnage important de ta mythologie personnelle. Il revient de façon récurrente dans ton livre. On ne peut s’empêcher de penser à un parallèle entre le baron fou et le personnage d’Hassan I Sabbah, le Vieux de la montagne, le maître des Assassins, dans l’œuvre de William Burroughs. Tous les deux sont l’incarnation du Mal. J’ai tort de faire ce rapprochement ?

 

Ossang : Ungern c’est le commencement et la fin. Un Rimbaud de l’Action Pure. Quand tout disparait, les stimuli et les renforts de la société, l’ultime solution devient sauvage – et sacrée. Ungern fut reconnu Réincarnation du Dieu de la Guerre par les Mongols et les Tibétains. Ungern n’est pas seulement le Mal – il propage la guerre ultime, le conflit asymétrique à un point si extrême que l’idée de survie des mondes s’arrête – il fonde ou s’effondre – la victoire ne le quitte plus durant l’année 1920-21 ! 500 hommes devenus 5 000 en un seul hiver défont 50 000 soldats soviétiques. Le Mal et le Bien conjugués dans la Guerre. Ungern a décidé de vivre comme au 15e siècle…

 


 

F.J. Ossang : « Ce curieux atour des ténèbres », éditions Le Corridor bleu, 2023.


14/08/2023

Iché, le sculpteur en lutte


René Iché est un artiste qui a porté au plus haut l’idée d’engagement. Il est capital, aujourd’hui, de réévaluer la singularité de son oeuvre de sculpteur, trop méconnue. C’est ce que propose le musée de la Piscine de Roubaix, avant ceux de Quimper et d’Albi.

Proche de Guillaume Apollinaire, qu’il a connu en 1917, de Max Jacob et des surréalistes, dont il a fait les célèbres masques, Iché s’est engagé dès les premières heures dans la Résistance. Il tenait en horreur le fascisme et l’asservissement à la dictature et il l’a combattue avec force. En sculpture, les Lutteurs sont sa marque: il les a toujours représentés avec passion.


Six sculptures nous aident à jalonner son parcours, six oeuvres essentielles, à commencer par les Lutteurs :



Lutteurs (vers 1943)




Février 1915. René Iché n’a que 18 ans, il doit se vieillir de deux ans pour s’engager volontairement. En mars 1916, il rejoint le front à Verdun. Les bombardements sont incessants. C’est son baptême du feu. 


En juillet, il est envoyé dans la Somme. Il assiste à de terribles combats au corps-à-corps. « On se bat d’abord à la grenade et à la baïonnette. Les nôtres se font tuer sur place plutôt que de reculer. Il ne restera personne de cette troupe héroïque. » Dans son bataillon, les pertes sont terribles: en une seule journée, 249 soldats sont tués et 444 blessés. Sa section est entièrement décimée, lui seul survit. C’est la grande boucherie. 



La violence des combats est inouïe. Iché sera touché par un éclat d’obus et gazé, cela ne l’empêchera pas de retourner au front. En juillet 1918, dans la Marne, lors d’un assaut, un camarade est grièvement blessé. Pour sauver son frère d’armes, Iché le porte sur ses épaules à travers le feu ennemi et le ramène vers les lignes arrière.


Ce sont ces souvenirs qui l’inspireront pour ses Lutteurs, une sculpture qu’il réalisera en 1923 en taille directe au granit, avec, par manque de moyens, un simple tournevis comme poinçon. Cette thématique des lutteurs restera sa signature. Plus tard, vers 1945, il réalisera une version de Lutteurs à terre, inspirée par l’épisode biblique de la lutte de Jacob avec l’Ange, Jacob incarnant, selon lui, la Résistance française contre l’occupation nazie.




Jeune Tarentine (1934)



René Iché a un lien très fort avec les poètes. Joël Bousquet, qui a été transpercé par une balle et est resté grabataire, est un ami de jeunesse, qu’il a connu au lycée de Carcassonne. Plus tard, il a rencontré à Paris Pierre Reverdy et Blaise Cendrars et il a été très proche de Max Jacob. Il a aussi fréquenté les surréalistes, sans d’ailleurs jamais adhérer au groupe. Mais c’est de Guillaume Apollinaire qu’il s’est senti le plus proche. 


La Jeune Tarentine s’inspire d’un poème d’André Chénier. Iché a voulu élever à Carcassonne un monument à la mémoire de ce poète supplicié, guillotiné en 1794, victime de la Terreur, mais ce monument ne verra jamais le jour. Reste ce magnifique marbre de 1934 qui revisite Myrto, l’héroïne célébrée par le poète. Une pièce la fois moderne et antique. Une ode à la vie et à l’espoir.




La Femme assise, hommage à Apollinaire (1930) 



René Iché a fait la connaissance de Guillaume Apollinaire en 1917 à Paris à la faveur d’une permission. Apollinaire sera son maître en poésie. 


Pour lui rendre hommage, Iché a conçu une oeuvre énigmatique, qui représente sa compagne enceinte de leur fille, assise dans une posture qui rappelle la célèbre sculpture égyptienne du scribe assis en tailleur. 


La Femme assise est le titre d’un roman inachevé d’Apollinaire, peu connu, qui paraîtra après sa mort en 1920. Dans ce livre, Apollinaire a fondu en un seul deux romans qu’il avait commencés à écrire: une histoire se passe chez les Mormons aux Etats-Unis au 19e siècle et fait l’éloge de la polygamie en racontant vie du prophète Brigham Young de Salt Lake City et de ses vingt-quatre femmes. La seconde histoire se déroule à Montparnasse pendant la guerre 14-18: Apollinaire y met en scène, sous des noms fictifs et de façon désinvolte et satirique ses amis peintres et poètes. Dans les dernières lignes de ce roman on apprend avec surprise que « la femme assise » est une pièce de monnaie suisse qu’il « fallait prendre garde de ne pas accepter ».  La Femme assise est longtemps apparue comme un livre de montage artificiel. On peut l’envisager plutôt aujourd’hui comme un ancêtre du couper-coller, complexe, énigmatique et fort réjouissant. On imagine que René Iché a voulu, à sa manière, radicale, saluer la nouveauté de l’oeuvre d’Apollinaire et son sens de la modernité..




Masque d’André Breton (1929)



René Iché a réalisé un moulage des masques d’André Breton et de Paul Éluard, d’après l’empreinte prise sur leur visage. Il en résulte des portraits aux yeux clos, des visages figés dans leur sommeil ou plongés dans le monde du rêve. La charge onirique de ces masques est magique. On retrouve cet abandon au merveilleux dans le photomontage reproduit par la Révolution surréaliste et réalisé autour du tableau de Magritte, « Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt », entouré de 16 membres du groupe surréaliste de 1929 représentés les yeux clos. L’art de rêver.

  

 

  

Guernica (1937)



En 1936, René Iché s’était insurgé contre le refus du gouvernement français du Front populaire de porter assistance aux républicains espagnols et de proposer au contraire un pacte de non-intervention, alors que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste apportaient leur aide militaire aux nationalistes espagnols.


Lorsqu’il entend à la radio l’annonce du bombardement du village basque de Guernica par la barbarie nazie, Iché fond en larmes. Le village est complètement détruit. Des milliers de cadavres sont ensevelis. Guernica n’est plus qu’un charnier. Spontanément, pour exprimer sa douleur et son dégoût, Iché réalise sur le champ un plâtre qui représente une petite fille le corps décharné à l’état de squelette. Vision effroyable que le sculpteur par la suite refusera d’exposer.




Déchirée (1940)




Dès 1940, René Iché rejoint la Résistance au sein du réseau du musée de l’Homme. Son atelier parisien sert de lieu de réunion, de boîte aux lettres, de planque et de cache d’armes. 


La Déchirée, qu’il sculpte cette année-là,  est une allégorie de la France sous l’Occupation. Le bras gauche repliée sur le visage symbolise la France aveuglée par les discours du maréchal Pétain et de l’occupant nazi. La main droite qui s’élève vers le ciel est celle de la France résistante qui a entendu l’appel du 18 juin. Le bronze a été fondu clandestinement par Iché dans le poêle de son atelier. La statue a ensuite été acheminée par un groupe de résistants à Londres pour être remise au général de Gaulle. 


La Déchirée symbolise l’esprit de résistance et met en lumière la virtuosité d’un artiste engagé.


Bruno SOURDIN.




René Iché (1897-1954) : l’art en lutte, à la Piscine-Musée d’art de Roubaix (59). Jusqu’au 3 septembre 2023. 

Cette  exposition est co-produite avec le musée Toulouse-Lautrec à Albi qui la présentera du 30 mars au 30 juin 2024, et avec le musée des Beaux-Arts de Quimper qui présentera la variante Fragments surréalistes. René Iché et les poètes du 23 novembre 2023 au 19 février 2024.


19/06/2023

L’artiste belge Hans Op de Beeck à la rencontre des maîtres flamands

Hans Op de Beeck, "Dancer" (détail).


L’artiste belge Hans Op de Beeck s’attache à créer un univers hors du temps, réaliste mais hors du temps. Un univers pétrifié, caractérisé par une couleur très particulière: un gris ultra mat et très doux. Au musée de Flandre à Cassel (Nord), il fait dialoguer ses oeuvres avec les tableaux des maîtres anciens. Sa palette monochrome se confronte et parfois se heurte aux couleurs chatoyantes des artistes flamands des16e et 17e siècles. Que ses oeuvres soient en lien ou en opposition avec celles du musée de Cassel, le dialogue est instructif: la filiation paraît évidente. La Flandre d’hier et celle d’aujourd’hui se rencontrent autour des mêmes thématiques: paysages sublimés, natures mortes et vanités, art du portrait, registre satirique, cabinet de curiosités, le monde à l’envers...


« Les artistes flamands continuent aujourd’hui à explorer les mêmes sujets que par le passé », souligne Cécile Laffon, la directrice du musée de Cassel. C’est le cas de Hans Op de Beeck, l’artiste bruxellois qui est invité à exposer  dans les galeries du monde entier. « Son oeuvre, à la fois mélancolique et poétique, se prête totalement à notre projet car elle fait parfaitement écho à la collection permanente du musée. »



Hans Op de Beeck au musée de Flandre à Cassel.


Hans Op de Beeck s’interroge avec constance sur notre rapport au temps et à l’espace. « Mes oeuvres, dit-il, sont une représentation calme, immobile et silencieuse du monde qui nous entoure. » Ce sont des instants de vie figés dans le temps, des oeuvres qui apparaissent comme une version condensée de notre univers.


Ainsi cette fascinante danseuse brésilienne du Carnaval de Rio, représentée les yeux clos et le corps abandonné, une cigarette à la main, lors d’un moment de pause. Cette sculpture tranche avec la scène haute en couleurs d’un autre carnaval, celui du Cassel, qui transforme cette petite ville de la Flandre française deux fois par an.


Hans Op de Beeck, "Dancer", 2019.

Alexis Bafcop, "Le Carnaval de Cassel", 1876.


En face d’un tableau évoquant les aventures héroïques et joyeuses de Tyl l’Espiègle, le saltimbanque malicieux et farceur, épris de liberté, personnage emblématique de la Belgique, Op de Beeck  a placé une fillette endormie, plongée dans son rêve, trois libellules virevoltant au-dessus de son visage. Jeu de correspondances inattendu, qui nous plonge dans une sorte d’intemporalité.


Hans Op de Beeck, "Girl, asleep", 2021.

Nicolas Eekman, "Espiègleries ou Tel et son monde", 1972.



Cette exploration du monde du rêve, on le retrouve dans un ensemble de quatre portraits photographiques que l’artiste belge a réalisés à Manhattan en visitant une école primaire. Il a demandé aux enfants de fermer les yeux puis de s’imaginer dans la peau d’une autre personne. Enigmatiques et mystérieux, ces visages d’enfants new yorkais font écho à une peinture d’un anonyme de 1610 représentant un enfant de la noblesse en tenue d’apparat. Luxe et magnificence. Le contraste est saisissant.


Hans Op de Beeck, "Determination (New York Kids), 2003.

Ecole flamande, "Tête d'enfant", vers 1610.



On retrouve la candeur de l’enfance dans deux sculptures grandeur nature: Timo, les yeux clos, joue aux billes. Tatiana, elle aussi, ferme les yeux et sa bulle de savon reste figée pour l’éternité. Le temps est suspendu. Ce qui n’empêche pas son voisin, le Schijtmanneke, tout droit sorti d’un tableau de Bruegel l’Ancien, de déféquer en riant, en se moquant de tout le monde et en rappelant à sa manière la relativité de notre existence.


Hans Op de Beeck, "Timo (marbles)", 2018.

Hans Op de Beeck, "Tatiana (soap bubble)", 2018.

Ecole flamande, "Het Schijtmanneke", 18e siècle.



Dans Snow Landscape, Op de Beeck nous convie une nouvelle fois à la rêverie et à la contemplation. Aucune trace d’être humain ou d’animal dans cette aquarelle grand format, tout en nuances de gris. En face, le musée propose un tableau réalisé au 17e siècle par le maître flamand des paysages d’hiver, Gysbrecht Leytens. La filiation est frappante. A quatre siècles de distance, les deux paysages enneigés vibrent à l’unisson.



Hans Op de Beeck, "Snow Landscape (streamiest and road), 2019.


Gysbrecht Leytens, "Paysage d'hiver", 17e siècle.


La Vanité est un genre pictural qui a atteint son acmé au 17e siècle en Hollande et dans les Flandres. Crânes, chandelles qui se consument, papillons, fruits périssables sont des symboles de la brièveté de la vie et du temps qui passe. Vanité des vanités, tout est vanité. Et souviens-toi que tu mourras. Avec Vanitas XL, Op de Beeck s’inscrit parfaitement dans la lignée de ses anciens. 


Hans Op de Beeck, "Vanitas XL", 2021.

 Jan Davidszoon de Heem, "Nature morte au pichet", 17e siècle.


Face à une immense peinture d’histoire représentant les Casselois dans le marais de Saint-Omer se rendant au duc de Bourgogne venu mater leur rébellion, Hans Op de Beeck a installé la sculpture grandeur nature d’un homme à cheval, impénétrable et errant. Un petit singe est assis sur son épaule et tient une ombrelle. Sur la selle de son cheval, le cavalier a rassemblé tout son trésor, des flacons, une trompette, un trousseau de clés, des boules de Noël, des objets qu’il garde précieusement et qui lui donnent « le sentiment de garder le contrôle ». The Horseman représente « le voyageur solitaire qui traverse les siècles ». C’est aussi, selon son auteur, la figure du migrant que l’on croise sur les routes « à la recherche d’une vie meilleure ». Comme tous les autres personnages imaginés par le Bruxelois, il est traité avec réalisme dans des nuances de gris, comme s’il était lapidifié. Le gris est bien la signature de cet artiste extraordinaire qui nous incite à réfléchir sur le monde, la condition humaine et la fugacité de la vie.


Bruno SOURDIN.




"The Horseman", 2020. A l'arrière plan, "Les Casselois dans le marais de Saint-Omer", 1887.




Exposition Hans Op de Beeck, « Silence et résonance », musée de Flandre, Cassel. Jusqu’au 3 septembre 2023.




15/05/2023

Joël Hubaut au pays des Incohérents

 

Joël Hubaut au colloque "Claude Pélieu. Courts-circuits & visions disjonctées", Paris 2021.


Au début des années 1970, Joël Hubaut a vécu trois ans à Honfleur dans l’orbite d’Alphonse Allais, d’Erik Satie et des Arts Incohérents. Rencontres providentielles.


Alphonse Allais


Le petit port normand est propice à l’éclosion de figures excentriques. Alphonse Allais est l’exact contemporain d’Arthur Rimbaud: ils sont nés le même jour, le vendredi 20 octobre 1854, Alphonse à Honfleur, Arthur à Charleville. Alphi (comme on l’appelle ici) n’est pas qu’un amuseur loufoque et impertinent. C’est un grand écrivain, virtuose de l’écriture, maître absolu de l’absurde, adepte de l’humour noir. André Breton aimait « la substance claire et presque toujours printanière de ses  contes». 


Des contes, Allais en a écrit un millier. Son imagination était infatigable. Toute sa vie, il n’a cessé de traquer la bêtise et débusquer les préjugés. Libre penseur, il ne cachait pas sa sympathie pour les insurgés de la Commune. 

Il adorait la vie de café et revenait aussi souvent qu’il le pouvait dans sa ville natale pour reprendre pied. Ce Viking facétieux n’était heureux qu’à Honfleur. On le comprend.


Honfleur est aussi la cité aimée des peintres. Dans ce domaine, Allais fait même figure de précurseur, devançant et annonçant Malevitch et Yves Klein en inventant la peinture monochroïdale. En 1882, il a exposé un « Combat de nègres dans une cave pendant la nuit » qui a eu un succès retentissant au Salon des Arts Incohérents. L’année suivante, toujours dans ce Salon fondé par l’hydropathe Jules Lévy (sur une boutade lancée au Chat Noir), salon où les participants rivalisaient d’imagination, il affiche au mur une feuille de bristol blanche qu’il intitule « Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige ». Sa « Récolte de la tomate sur le bords de la Mer Rouge par des cardinaux apoplectiques » a aussi été très remarquée. Tous ces chef-d’oeuvre, Allais les a rassemblés dans son Album primo-avrilesque en 1897.





Érik Satie.


Sous le ciel honfleurais, flotte la fantaisie. 


Erik Satie, que Allais avait rebaptisé Esotérik Satie, est né lui aussi près du Vieux-Bassin. Une personnalité énigmatique. Caché derrière un binocle. Chapeau melon, faux-col et parapluie: un « costume somptueux ». 


Satie était un esprit très spécial. Compositeur inspiré des Gymnopédies, des Morceaux en forme de poire ou de ces inoubliables Préludes flasques pour un chien. Lui aussi est un précurseur: de Dada, du minimalisme et de Fluxus. Toute sa vie, l’inventeur des Airs à faire fuir s’est ingénié à dérouter ses suiveurs, à se trouver là où on ne l’attendait pas. Il fut un inventeur sensible, époustouflant et cocasse. Un excentrique de génie. L’esprit étincelant de Honfleur. Oui.




Rencontres providentielles


C’est à Honfleur qu’en 1972 Joël Hubaut rencontre Claude Pélieu et Mary Beach. Rencontre capitale, fondatrice. Le choc! Claude Pélieu, le mec-à-collages, le fascine. Dans l’horreur programmée de ces années « tatouées de haine, de misère et de peur », il lui apparait comme le seul type décent, « si fragile, si généreux, si lucide, si délicat ». Son « extrême distanciation » l’éblouit, il devient son « étoile clignotante » et son ami. 



Joël Hubaut: "Proto Poèmes épidémik".



Mary Beach, la compagne américaine de Claude Pélieu, qui a traduit avec lui les écrivains de la Beat Generation, est aussi une éditrice. Elle achète à Joël une peinture qui représente une religieuse en train de manger une banane - une parodie du Pop Art -, qui illustrera la couverture du livre qu’elle est en train d’écrire et qui est une parodie du cut-up. Electric Banana paraîtra en 1975, avec une préface de William Burroughs.


"Electric Banana". Couverture de Joël Hubaut.



Claude Pélieu présente à Joël Hubaut ses potes parisiens: Henri Chopin et Jean-Louis Brau, qui lui dira abruptement: « Il faut tout arrêter. Arrêtons de faire de l’art, vivons-le. Il faut rendre le quotidien merveilleux. »


Comme Pélieu, un autre artiste français (dont le frère est commissaire-priseur à Honfleur) a tout laissé tomber et a émigré à États-Unis: Jean Dupuy s’est installé à New York dans le loft de George Maciunas, le père de Fluxus. Il a développé une oeuvre unique, interactive, comme ce Cône pyramide, une sculpture de poussière qui est reliée à un stéthoscope électronique: les pulsations cardiaques du spectateur servent de moteur à la machine. 


En mixant les deux créateurs, Pélieu et Dupuy -  le rire parodique de Pélieu et la présence magique de Jean Dupuy - Joël Hubaut trouve son propre « champ d’attraction ».


Jean Dupuy (Ypudu) est aussi un grand amateur d’anagrammes. Il a créé l’anagramme incroyable de Claude Pélieu: cé lau de pluie. « J’en suis trempé, j’en ruisselle encore », assure Joël Hubaut. 

Le crachin éternel de Honfleur.


Bruno SOURDIN.



Colloque  Claude Pélieu. Courts-circuits & visions disjonctées, University of Chicago Center in Paris, 8-9 juillet 2021.

Joël Hubaut: Proto poèmes épidémik, Éditions Dernier Télégramme, 2021.

Joël Hubaut: BO.Ü échangeur/changeur, École des Beaux-Arts de Caen, 1995.



03/05/2023

Soupault, l’étrange voyageur sans bagages

 

"Le poète Philippe Soupault", Robert Delaunay, 1922, Centre Georges-Pompidou.


André Breton, Philippe Soupault et Louis Aragon fondent en 1919 la revue Littérature qui annonce le début de l’aventure surréaliste. Pour ces trois mousquetaires, la guerre a été un effroyable traumatisme. Soupault est tenté par le suicide. L’expérience de l’écriture automatique qu'il invente avec Breton est une libération considérable. Tous deux écrivent Les Champs magnétiques en 6 jours. Soupault insiste: il faut écrire sans rien raturer ni corriger. Il  a un sens aigu du moderne. Il a raison. C’est le texte fondateur. C’est un éblouissement.


Philippe Soupault a un instinct rebelle. C’est le frère des fantômes. Il est désinvolte, insolent. Il ne supporte pas de rester en place, il voyage beaucoup. Il aime les départs, « connaître d’autres carrefours que ceux des arrondissements parisiens », alors que ses amis veulent se retrouver tous les jours dans le même café. Soupault est un grand révolté. Il déteste l’argent, l’embourgeoisement, les bien-pensants, mais il n’a pas la fibre politique. Il refuse, comme Breton l’exige, d’adhérer au communisme. En 1926, il est exclu du groupe, en même temps qu’Antonin Artaud.


Dans le fond, il est toujours resté surréaliste. « Le surréalisme a été une libération, cette libération je l’ai gardée toute ma vie. » Il n’est pas rancunier: il reste ami avec Breton. Il reste fidèle à ce que leur avait demandé Guillaume Apollinaire, le précurseur: « Il faut que vous deveniez amis. »


Philippe Soupault s’est toujours moqué de la postérité: il a tout fait pour se faire oublier. « Breton, disait-il, m’a toujours reproché de ne pas me prendre au sérieux (il avait raison). »

C’était une esprit libre et un créateur libre. Il aimait passionnément la vie.


« Foutez-moi à la mer

les amis

les amis inconnus mes frères

Tous ceux qui ne m’ont pas connu

et qui n’auront ni regrets

ni souvenirs

Pas de souvenirs surtout

seulement un coup d’épaule »


Jean-Marc Couvé a bien connu Philippe Soupault. Ils se sont rencontrés en Allemagne, en Sarre, en 1981. Couvé était un jeune homme de 23 ans, grand admirateur des écrivains surréalistes. Soupault, lui, avait 84 ans. Ils avaient 60 ans d’écart mais cela ne les a pas empêchés de devenir de vrais amis. L’amitié est la plus belle histoire qu’on peut avoir dans la vie. Tous les deux avaient le culte de l’amitié. L’amitié triomphante.



Jean-Marc Couvé, Le Havre, 1918.


Bruno SOURDIN: C’est en Allemagne que tu as fait la connaissance de Philippe Soupault dans les années 80. Il avait 83 ans. Toi, tu en avais 23. Que faisait-il en Allemagne? 


Jean-Marc COUVÉ: J’ai su qu’il venait en Allemagne un peu par hasard. Je travaillais au journal de la ville de Sarrebruck, le Saarbrücker Zeitung, en tant que coursier. J’avais vu qu’il faisait une conférence sur la peinture surréaliste à l’Université de Sarrebruck, à l’Institut français.


J’étais venu en Allemagne quelques années auparavant. J’avais une amie allemande qui, au départ, était une correspondante; on s’était rencontrés, on avait sympathisé et, après mon Bac, en 1977, je suis allé vivre avec elle.


Tu parlais allemand?


Pas du tout mais elle, elle avait un très bon niveau de français. Elle a fini maître de conférence à Lyon.


Comment s’est produite cette rencontre avec Philippe Soupault?


La rencontre se passe en mai 1981. Sachant qu’il doit venir à Sarrebruck, je propose un texte au responsable de la rédaction littéraire du journal, M. Mudrich. Un texte qui m’est venu comme ça, que j’avais dédié à Philippe Soupault. Le texte plait à M. Mudrich, il le donne à Eugen Helmle, que je ne connaissais pas du tout à l’époque. Il se trouve être l’un des traducteurs de Soupault en allemand.


C’est un grand traducteur.


Oui. C’est quelqu’un de très connu. Il a été ami avec Georges Perec. Il a traduit Albert Cohen, Romain Gary, Boris Vian et beaucoup d’autres. Il vivait dans une petite ville d’à côté, qui s’appelle Sulzbach. Il accepte de traduire mon texte pour M. Mudrich. Moi, de mon côté, je propose ma propre traduction et le journal publie les trois versions dans sa page culturelle.


Et quand vient le soir de la conférence, Soupault demande à rencontrer ce jeune homme qui a écrit ce texte qu’on lui a fait parvenir. A l’époque ce n’est pas du tout un vieux monsieur, il est encore  très alerte. Il se trouve, bien sûr, que je suis là. On me le présente et nous discutons ensemble. Et avant qu’il s’en aille, il me dit, en me tutoyant: « Tu vas me servir d’écritoire ». Il me fait me retourner et il écrit sur mon dos ses coordonnées pour que je le joigne si je viens à Paris. A la suite de quoi, on s’est vus régulièrement.


J’allais à Paris essentiellement pour le voir. Je l’appelais et je prenais rendez-vous. C’était quelqu’un d’extrêmement attachant.  On sent tout de suite si on a des atomes crochus avec quelqu’un, ça ne s’explique pas, c’est du domaine de l’intuition. Et je pense que ça devait être réciproque.


Et au fil du temps vous êtes devenus des amis?


Il était très exigeant en amitié. Il fallait qu’on soit en phase, sinon ça ne l’intéressait pas. Or, il se trouve que j’étais quelqu’un de très révolté, et je le suis encore à bien des égards. Et cette révolte lui plaisait. D’ailleurs très peu de temps après notre rencontre, je lui ai donné à lire d’autres textes, des textes engagés qu’il m’a proposé de préfacer. Ce texte est devenu la postface à mon premier livre publié, La Parole à la défonce. Dans nos discussions j’étais la même personne que celle qui écrivait ces textes engagés.


J’imagine qu’il s’intéressait aussi à la jeunesse que tu symbolisais?


Il avait un grand intérêt pour ses contemporains. Il s’intéressait à tous les domaines et moi, j’étais une parmi les nombreuses personnes qui se sont rapprochées de lui. Je pense qu’il retrouvait en moi la révolte qui n’était jamais éteinte. C’était un grand révolté et il le restera jusqu’à sa mort.



Philippe Soupault, photo Bertrand Tavernier, 1984.


A Paris, il habitait rue Chanez. C’était une maison de retraite?


Oui, mais moi je ne ressentais pas du tout cette Résidence d’Auteuil comme une maison de retraite. Ça faisait un peu comme un immeuble cossu avec de petits appartements. C’était un peu médicalisé mais moi je ne m’en suis pas rendu compte.


Quand je vais le voir, la première fois, il me dit: « Tu ressembles à Crevel. » Moi qui étais un grand lecteur des surréalistes, c’est sûr que ça m’a fait énormément plaisir, même si je savais qu’il y avait une part d’amusement.


Quelques années auparavant, tu avais rencontré Aragon et ça ne s’était pas aussi bien passé?


En 1974. Seghers m’avait permis d’obtenir l’adresse d’Aragon. Je m’étais posté devant chez lui et j’avais attendu qu’il arrive avec sa voiture et son chauffeur. Il m’a fait monter chez lui et lui m’a dit: « Tu ressembles à Rimbaud. » Je n’ai jamais imaginé ressembler à Rimbaud, ni physiquement ni dans mon écriture. Plus tard, quand Soupault m’a parlé de Crevel, qui était vraiment son ami de l’époque surréaliste, cette histoire m’est revenue en écho…


Tu veux dire que, de la part d’Aragon, cela te semblait un jugement surfait?


Oui, je pense que c’était flatteur. La raison pour laquelle, après quelques visites chez lui, je romps avec Aragon, c’est qu’il a eu avec moi des gestes déplacés, une caresse appuyée. J’étais un jeune garçon tout à fait hétérosexuel et les gestes de ce monsieur qui avait l’âge d’être mon arrière-grand-père étaient pour moi extrêmement déplacés. Et je ne suis jamais revenu chez lui.


En revanche, avec Soupault, l’ambiance n’était pas la même?


Philippe était très chaleureux. Assez vite, c’est devenu une grande amitié. Comme si j’avais son âge. Comme si j’étais son égal. Des gens d’une certaine notoriété et d’un certain âge qui se comportent avec toi sur un pied d’égalité, c’est très rare.


Il me tutoyait et j’ai su, par des amis communs, que j’étais une des rares personnes qu’il a tutoyées dans sa vie. Je ne pourrais pas te dire pourquoi. Ça reste son secret.


Tu l’as revu régulièrement?


Jusqu’à sa mort. Et j’ai toujours regretté de ne pas l’avoir rencontré plus tôt. C’était un monsieur qui était né 60 ans avant moi, un écart d’âge énorme. Pour moi, c’était une grande chance.


Cette amitié a duré aussi parce qu’elle était entretenue. Je l’appelais régulièrement, nous nous écrivions. Il a essayé de me faire publier dans diverses revues et il m’a confié les droits de traduction d’une de ses pièces de théâtre, Rendez-vous.


Jean-Marc Couvé, Patricia et Philippe Soupault, 1984, Photo Bernard Morlino.



Tu allais lui rendre visite rue Chanez. Est-ce que tu peux décrire les lieux?


C’était un endroit assez cossu, dans le XVIe arrondissement. Dans cet immeuble, il y avait un hall immense, un accueil, un gardien-portier qui filtrait les communications. Il y avait d’immenses couloirs avec d’immenses glaces. On prenait un ascenseur. Cela aussi m’impressionnait: j’avais vécu toute mon enfance dans une HLM, sans ascenseur.


Je ne me souviens plus de l’étage, sans doute le 3e. On arrivait dans un autre couloir. Je frappais. Des fois, il m’attendait à la porte. Il y avait une pièce ouverte avec une petite pièce communicante. L’ensemble donnait l’impression d’un grand studio, mais ce n’était pas grand: peut-être 15m2.


Ré, sa femme, habitait un autre studio sur le même palier.


C’était en somme un appartement plutôt modeste?


C’était modeste, mais c’est une résidence qui devait coûter assez cher. Une légende a été propagée par des gens mal intentionnés qui disaient qu’il était pratiquement clochardisé. C’est faux. Soupault est un homme qui n’a jamais manqué d’argent, qui a travaillé toute sa vie et qui avait commencé très jeune, et qui a pris sa retraite à 80 ans. Il devait avoir une bonne retraite: il a fini cadre à l’ORTF.


Mais en revanche c’était vraiment un homme modeste. Il n’y avait pas chez lui d’étalage de signes extérieurs de richesse. Dans son appartement, il n’y avait rien: il n’y avait pas ses propre livres, il n’y avait plus les peintures qu’il avait possédées un jour  mais qui avaient été prises par des copains surréalistes qui étaient beaucoup plus collectionneurs que lui. Il n’y avait aucune ostentation chez lui.


Pas de traces de Max Ernst, pas de Miro, pas de Masson dont il a si bien parlé?


Non, pourtant il a eu beaucoup de tableaux surréalistes. Lui-même me l’a raconté: des gens indélicats lui ont volé des oeuvres.


Est-ce qu’il était nostalgique de son passé?


Pas du tout. Philippe Soupault, c’est quelqu’un qui est dans l’instant, dans la découverte. Comme un enfant. Toujours avec l’émerveillement de l’enfant.


Soupault et Aragon qui avaient été tous les deux à l’origine du surréalisme avaient tous les deux été exclus. Avaient-ils gardé des sentiments de sympathie? Continuaient-ils à se revoir?


Ils se voyaient de temps en temps. Moi, je ne les ai jamais vus ensemble. Il me parlait toujours d’Aragon avec beaucoup d’estime, alors qu’Aragon avait fait partie de ceux qui l’avaient exclu. Je suis assez admiratif de sa constance et de sa fidélité en amitié. Il était également très indulgent avec Breton. Il avait une admiration sincère pour l’oeuvre de ses deux amis.


Il  y a 40 ans, on a retrouvé le manuscrit des Champs magnétiques. On sait désormais qui a écrit quoi. On remarque que c’est Soupault qui écrit la première page: « Prisonniers des gouttes d’eau, nous ne sommes que des animaux perpétuels… » Son écriture est moderne, spontanée, vraiment novatrice: on voit qu’il a coupé les ponts, sans détour, avec les symbolistes. En revanche Breton a beaucoup de mal à s’en dégager. Est-ce aussi ton impression? En parlait-il?


Moi, je lui en parlais. Je lui disais que j’étais extrêmement impressionné par la constance de sa fraîcheur poétique. Dans les Les Champs magnétiques, il y a plusieurs vitesses d’écriture automatique. Ils s’étaient fixé un cahier des charges. Je le sais parce que Philippe me l’a dit. Breton voulait toujours corriger ce qu’ils écrivaient et Soupault le lui a toujours interdit.


Pour être honnête: je ne suis pas fan des Champs magnétiques. Je considère qu’il y a dans l’oeuvre de Soupault des choses bien plus intéressantes.


Le surréalisme lui doit beaucoup?


Il avait conscience que son rôle était important dans la création du mouvement. Même une fois exclu, par la volonté de Breton, il a toujours continué dans cette veine de poésie qui se renouvelle constamment. C’est ce qu’il me disait: « Ne t’imite jamais », « Ne te pastiche  pas toi-même ».


Lui, n’a pas un livre identique. Et il a une grande variété d’intérêts: le théâtre, le roman, la poésie, l’essai, le cinéma, la peinture, la chanson, le dessin… Dans tous ces domaines, il a été actif. Il a écrit une des plus belles études sur Baudelaire et je ne comprends pas qu’elle n’ait jamais été rééditée. Son étude sur Labiche est formidable. C’est un touche-à-tout et, en France, on n’aime pas les touche-à-tout. Il est le seul grand surréaliste qui n’est pas dans la Pléiade.


C’était un homme libre. Il a mené sa vie sans rendre compte à personne. 


Après avoir écrit Les Dernières nuits de Paris, qui est le récit d’une dérive nocturne dans un Paris insolite et mystérieux (c'est à mon sens, un des plus beaux textes surréalistes), changement de décor en 1927, avec Le Nègre, un roman mené tambour battant, dans lequel Soupault dit sa haine du racisme. Son écriture est moderne, directe, énergique. Tu as raison: Soupault se renouvelle sans cesse.


Il ne veut jamais faire le même livre. Toute sa vie, Soupault a été un grand globe-trotteur. Très tôt, en 1917, avant Les Champs magnétiques, il avait publié Voyage d’Horace Pirouelle. Et c’est déjà un livre où il prend un parti anti-raciste, qui, à l’époque, n’est pas du tout à la mode, d’aucune manière. Cela s’explique par le fait qu’il s’intéressait à la musique, il fréquentait une boîte de jazz, il était ami avec des musiciens noirs américains.


Il y a un trait d’esprit dont on n’a pas encore parlé, c’est sa drôlerie. Son humour pouvait être féroce?


Ah, oui, formidable! Dans la conférence à laquelle j’ai assisté en Allemagne, ça fusait. Il y avait beaucoup de malice et d’esprit.


Mais sa drôlerie était aussi dans l’intimité, tout le temps. Elle était aussi dans les courriers qu’il envoyait et dans beaucoup de ses poèmes. Elle est dans son attitude un petit peu de « sale gosse ». Je pense qu’il a été un « sale gosse » toute sa vie. C’est quelque chose de formidable! Un poète ne peut être qu’un sale gosse.



Lettre de Philippe Soupault à Jean-Marc Couvé, 1981.


Aujourd’hui avec le recul, cette rencontre avec Soupault te semble être du domaine du hasard complet ou au contraire une rencontre magique, une rencontre avec la bonne personne? 


C’est le fameux hasard objectif qu’ont tant aimé les surréalistes… Mais là on est loin du Soupault qui était méfiant par rapport à l’occultisme. Il était rétif face aux séances d’hypnose ou aux séances de sommeil.


Il était pourtant très proche de Robert Desnos?


Oui, mais c’était quelque chose qui ne le bluffait pas. Il ne se laissait pas embarquer dans ce genre de choses.


Alors, pour revenir à ta question, je ne crois pas à la magie. Cette rencontre, c’est l’inverse du hasard objectif: c’est voulu. Tous les gens que j’ai rencontrés dans ma vie, j’ai voulu les rencontrer.


C’est très drôle: lui c’est un enfant de la grande bourgeoisie et moi je suis issu d’un milieu prolo. Quand je l’ai connu, j’étais assistant d’un professeur d’université de Sarrebrück, je faisais des recherches sur la poésie populaire et je lisais beaucoup Jehan Rictus. J’en ai parlé avec Philippe une fois et il m’a dit qu’il avait regretté de ne pas l’avoir rencontré dans les années 20-30. Il admirait beaucoup Jehan Rictus. Là tu retrouves son ouverture d’esprit.


Est-ce que tu penses qu’il t’a aidé à donner un sens à ta vie?


Soupault m’a transmis ça: être sincère et fidèle. Pour être sincère: quand je le rencontre à cette époque, comme tout le monde, je croyais qu’il était mort. Et je ne pense pas, en le rencontrant, qu’on va devenir amis. Pas du tout. J’ai grandi avec un sentiment d’injustice assez fort. J’ai grandi dans une HLM assez dégueulasse, notre père parti laissait notre mère sans pension alimentaire… Je me suis formé très jeune. Quand je rencontre Soupault à 24 ans, je suis déjà un homme qui a vécu plein de choses et qui a rencontré plein de gens.


Mais je te donne raison sur un autre point: je suis devenu fidèle à Soupault par fidélité à sa fidélité. C’était un homme très généreux.  Et aussi un bon vivant.



Recueilli par Bruno SOURDIN, Dieppe, avril 2023.