08/12/2023

Dix ans après son suicide, l’oeuvre virtuose de Jack-Alain Léger est ressuscitée



Un best-seller mondial, cinq pseudonymes, une quarantaine de livres, une étiquette de rocker psychédélique : Jack-Alain Léger excellait dans tous les genres, tous les styles. Dix ans après son suicide, le temps est venu de reconsidérer l’oeuvre de cet écrivain virtuose qui aimait porter des masques.



En 1969, Melmoth sort, pour le label Orion, un vinyle intitulé La Devanture des ivresses, un mixage débridé de free jazz, de rock psychédélique, de musique expérimentale et de poésie underground. La voix de Melmoth est étrange, flottante. Ce disque inclassable va recevoir le grand prix de l’académie Charles-Cros. Melmoth est le premier pseudonyme de Daniel Théron, un écrivain de 22 ans qui publie la même année Being, un ovni littéraire déjanté chez Christian Bourgois, l’éditeur français de la Beat Generation. Melmoth est une référence à un chef-d’oeuvre du roman gothique du XIXe siècle l’Homme errant, l’histoire d'un anti-héros possédé par le Mal.



Dashiell Hedayat.                             DR

Changement de pseudonyme deux ans plus tard: Melmoth devient Dashiell Hedayat (« Dashiell » en référence à Dashiell Hammett, le fondateur du roman noir américain, et « Hedayat », allusion à Sadegh Hedayat, l’auteur icônique de La Chouette aveugle, figure à part dans le monde des lettres iraniennes). Dashiell Hedayat sort en 1971 un disque délirant devenu culte : enregistré avec les musiciens de Gong, qui sont en train d’achever Camembert Electrique, Obsolete est l’album de référence du rock psychédélique made in France. Ce disque doit beaucoup à la créativité du groupe de Daevid Allen. C’est incontestablement un coup de maître. Musicalement, le groupe est au sommet de sa créativité et les textes  de Dashiell Hedayat sont à la hauteur, mystérieux et délirants. Un morceau comme Chrysler a marqué les esprits:


« Chrysler…

Une Chrysler rose!

Le 7e ciel à travers la capote déchirée

J’ai une  Chrysler tout au fond de la cour

Elle ne peut pas rouler mais

C’est là que je fais l’amour

Oui, Chrysler!


« Et Sally au moment de monter me dit:

« Ta Chrysler est défoncée »

Oui, mais on est tous défoncés! »




Stimulé par les longues improvisations instrumentales du Gong, Hedayat délire totalement et explore ses démons intérieurs. Long song for Zelda frappe par son mystère. On sent un homme qui a connu l’abîme et qui n’en est pas sorti indemne. Il reste insaisissable.


« Mon nez où s’engouffraient les autos

Comme dans un tunnel…

Mes narines avec leur tuyau d’échappement

Des nuages d’héroïne

Le cheval vapeur

Horse Power, Horse Power


« Le jour se lève I love you Zelda

I love you Zelda

Je chantais

Je chantais avec le soleil, Zelda!


« Je suis à la fenêtre 

Toi tu es dans ma baignoire

Tes pieds dépassent

Je peux les voir dans la glace de l’armoire. »


Et au final la voix de William Burroughs - gentleman Junkie - achève cette vision éclatée avec son accent incomparable. Genre « Ecoutez mes derniers mots n’importe où », « Prisonniers de la terre, sortez. » Un album étrange et unique dans le rock français.


Parallèlement, Dashiell Hedayat donne à lire Le Bleu le bleu chez Bourgois, un livre lardé d’éclairs syncopés, de visions fulgurantes et d’expérimentations en tous genres. Le livre brille d’un sacré talent d'écriture, dopé par les évocations de Soft Machine, le groupe de Ratledge, Wyatt et Hopper, auxquels le livre est dédié. 


« militant d’un solo de Ratledge

d’un journal mural

d’un cocktail molotov

du lait

de la nuit

militant u regard lavé d’acide

militant du futur immédiat à écrire

PARADISE NOW

militant du pouvoir

mou

souple

élastique

doux

SOFT. »


Le livre est postfacé par Claude Pélieu, « en voyage » et en pleine période Yippie Cut-up. Pour faire bonne mesure, la même année, Dashiell Hedayat adapte Tarantula, le livre expérimental de Bob Dylan. Dans la postface de l’édition française de 10/18, Hedayat dit crûment tout le mal qu’il pense du livre qu’il vient de traduire (ce qui est quant même assez gonflé !) : « Tarantula est à ma connaissance le plus mauvais livre jamais publié de toute l’histoire de l’’édition. Il est inutile de le lire - je peux le dire maintenant. »


Dans l'émission Discorama, interviewé par Denise Glaser en 1971.



1976, fin de la séquence rock underground & écriture psychédélique. Théron imagine un nouveau pseudonyme, Jack-Alain Léger. Des pseudonymes, il y en aura cinq mais celui-ci restera car il est attaché à son grand succès littéraire, Monsignore. Dans la tradition du roman d’aventures, Monsignore est un best-seller mondial. Un roman virtuose où s'affrontent princes de l'Eglise, banquiers et mafia : 350 000 exemplaires vendus, des traductions en 23 langues, une adaptation cinématographique en 1982. Le livre relate l’ascension d’un prélat américain jusqu’au sommet du Vatican. C’est passionnant et très bien renseigné.





Dans la biographie qu’il lui consacre, Vous direz que je suis tombé (1), Jean Azarel, qui a interrogé sa famille, ses amis et ses éditeurs, raconte la gloire et les errances d’un homme extrêmement singulier. Il brosse aussi en creux le tableau d’une époque. 


Après le succès vertigineux de Monsignore, Léger vit fastueusement dans un immense appartement rue de Lille. « Champagne et drogues quasiment nuit et jour ». Cette vie hallucinante va durer six ans. Au bout du compte il se retrouve complètement ruiné. Il est capable d’être éblouissant mais il finit par se fâcher avec à peu près tout le monde. Il alterne les phases d’euphorie et de dépression. Sa bipolarité le mine. Sa vie devient un grand roman tragique. 





Jack-Alain Léger souffre, depuis son enfance, de troubles bipolaires. Azarel l’explique très bien: « Pour justifier des années plus tard le mal de vivre qui le grignote, il dit qu’il est venu au monde mort-né car sa mère ne l’attendait pas. Enceinte de lui, elle pleurait son deuxième fils, mort à la naissance deux ans auparavant. » Léger sera définitivement déséquilibré. « Excessif. Maniaque. Furibond. Il devra aller dans la vie en traînant comme une ombre portée la présence d’un absent. » Il vomira son père, à tel point qu’il refusera toujours de porter son nom et ainsi il multipliera les masques. Sous le pseudonyme de Paul Smaïl, il se mettra dans la peau d’un jeune arabe libre-penseur,  qui travaille la nuit dans un hôtel fréquenté par des prostituées et explique ses difficultés d’intégration, un livre qui piègera tout le monde… 


Léger publiera une quarantaine de romans, des pamphlets, avec des polémiques incessantes mais un talent inouï d’écrivain: il est capable d’exceller dans tous les genres et tous les styles. Son oeuvre est unique. « Sans la maladie, il aurait fait de plus grands livres, admet Jérôme Garcin, mais on ne construit pas une oeuvre à coups de pamphlets, or sur la fin il n’y avait plus que ça. »


La fin est en effet pathétique. Il est complètement fauché. Sa maladie l’écarte du monde, désormais elle tourne à la démence. Léger détruit tout chez lui, comme l’a raconté à Jean Azarel le musicien Bertrand Burgalat, un ami qui lui était resté fidèle: « Je découvre son appartement du boulevard Arago dans un état indescriptible, une véritable scène de guerre, le sol recouvert de gravats, les murs noircis par les flammes. Il n’y a plus rien. »


Léger veut en finir car il n’arrive plus à écrire. Il tente plusieurs fois de se suicider en essayant de s’étouffer dans des sacs plastiques. Le 10 juillet 2013, il se jette de la fenêtre du 8e étage de son immeuble.






Dix ans après son suicide, Cécile Guilbert a eu la bonne idée de rassembler une sélection de ses oeuvres. Ce volume (2) rassemble six textes, dont Monsignore, Being et Le Bleu le bleu. Indispensable pour reconsidérer ce grand écrivain virtuose au chemin chaotique.


Bruno SOURDIN.



  1. Jean-Azarel: « Vous direz que je suis tombé » (vies et morts de Jacques-Alain Léger), Éditions Séguier, 2023.
  2. Jacques-Alain Léger: L’Opéra du moi, oeuvres choisies, édition établie et présentée par Cécile Guilbert, Éditions Bouquins, 2023.

29/11/2023

L’Empereur de la Chine chez les bouquinistes

Les quais de Seine vers 1900.


C’est la plus grande librairie du monde à ciel ouvert : les bouquinistes sont installés depuis 450 ans sur les quais de Seine, ils sont un symbole majeur de Paris.


Pauvres bouquinistes! La Préfecture de police veut les faire déloger en juillet 2024 à l’occasion des Jeux Olympiques. Les intéressés refusent de déménager. Beaucoup d’entre eux ne se relèveraient pas de perdre leur activité en pleine saison touristique. Et, sur un plan logistique, démonter les  boîtes à livres, qui sont fixées au parapet, constituerait un véritable cauchemar: elles sont trop fragiles, ces boîtes, beaucoup d'entre elles n'y survivraient pas. 

Chasser les bouquinistes, vous n’y pensez pas! Cela aurait rendu Remy de Gourmont furieux.


Bouquiner sur les Quais est une passion incomparable. Guillaume Apollinaire raconte qu’arrivé de province, il allait tous les soirs vers cinq heures fouiller les boîtes des bouquinistes. « Je ne connaissais personne à Paris et chaque passant m’intriguait, car je me demandais s‘il n’était pas un de ces hommes dont la renommée enseigne le nom à leurs semblables. » Un soir, avant la tombée de la nuit, il observe un amateur de livres regarder vers le ciel. « L’inconnu fit un geste puis s’en alla, marchant très vite. Son geste?… Je crois bien qu’il avait envoyé un baiser à l’étoile. Aussitôt, je nommai l’inconnu. Il devint pour moi: Remy de Gourmont. »



Le portrait de Remy de Gourmont gravé par Pierre-Eugène Vibert.


Remy de Gourmont était, dans les premières années du XXe siècle, l’âme du Mercure de France, une revue et une maison d’édition qui publiaient les grandes plumes de l’époque. Apollinaire le considérait comme un « poète incomparable ». Blaise Cendrars, quant à lui, l’avait choisi comme maître d’écriture à 20 ans. « Depuis quarante ans, je ne crois pas avoir publié un livre ou un écrit sans que son nom y figure ou que je ne le cite d’une façon ou de l’autre », écrit-il dans Bourlinguer.  Lui aussi l’observe secrètement fouiller dans les boîtes des parapets, sans jamais oser l’aborder. « J’aurais tant voulu saisir au moins une fois son regard depuis le temps que je le suivais sur les quais quand je le rencontrais… tout à la fois absorbé et distrait, ne prenant garde à personne, le nez dans un livre, les yeux dissimulés derrière un lorgnon… On le sentait seul. C’était un bourru et il n’avait pas l’air commode. »


Remy de Gourmont avait coutume de venir d’ordinaire chaque jour, entre cinq et sept heures, bouquiner sur les quais. Il avait un prédilection pour les environs du pont des Arts, en face de l’Institut. C’était un chineur extrêmement méticuleux. On disait de lui qu’il était « l’Empereur de la Chine ». Il examinait avec le plus grand soin les rangées de livres. Tout l’intéressait. Il venait en voisin, de la rue des Saints-Pères, où il occupait un petit appartement. Les livres y constituaient tout l’ornement. Il y vivait quasiment en reclus, revêtu d’une robe de camaldule et le crâne couvert d’une calotte ecclésiastique. Son visage était défiguré par un lupus tuberculeux contracté en 1891, la même année que la publication du Joujou patriotisme, un pamphlet qui s’attaquait à l’esprit revanchard et nationaliste qui faisait suite à la défaite de 1870 et à la perte de l’Alsace-Lorraine, pamphlet qui lui fit perdre son emploi à la Bibliothèque nationale. Son visage était ravagé, à tel point que son père, venu un jour le chercher à la gare, ne le reconnut pas.


Comme on l’imagine, cette défiguration a été un drame terrible. Léautaud, qui l’admirait, note que « sa mise, son visage, sa tournure, comme on n’en voit pas souvent, attirent les regards ». Dans l’omnibus, des voyageurs détournent la tête; dans la rue, des gamins lui jettent des pierres; aucune femme n’ose le regarder en face. Fernand Fleuret raconte que parfois Gourmont demandait à Apollinaire, qui était devenu un ami, de le mener au cirque ou au bordel : « Avant que d’aller chez les filles, Guillaume prenant la précaution de prévenir la "matrule", afin que les pensionnaires fussent déférentes et de bonne compagnie devant le grand homme défiguré. Puis il commandait des gâteaux, des cigarettes et du champagne, qu’il payait d’avance de ses propres deniers, et il revenait chercher Gourmont. » Ainsi l’auteur de Sixtine pouvait passer « quelques temps au milieu de belles filles nues, qu’il se contentait de regarder en fumant et sans dire un mot ».



Il sortait le soir pour se rendre au Café de Flore, au Mercure de France et bien sûr sur les quais. Il n’aimait pas qu’on l’aborde quand il explorait les boîtes de livres. Cette bibliothèque de plein air - « la plus belle bibliothèque du monde » - a un avantage immense: « on y trouve ce qu’on n’y cherche pas ! Que de découvertes, que de trouvailles grandes et petites, que d’imprévu ! Et songez, amis des livres inconnus, que les bouquins de cette bibliothèque unique sont changés en partie tous les jours, de sorte que l’imprévu y est pour ainsi dire garanti. » 


Remy de Gourmont est normand. Il a passé son enfance dans le Coutançais,  au Mesnil-Villeman, dans un petit manoir entouré d’arbres rares. Il a toujours aimé passionnément la nature. Sur les quais, il était aussi très sensible au paysage. C’était, affirmait-il, un endroit  béni des dieux. « Il est émouvant d’y voir tomber la nuit, alors que s’allument les lanternes rouges, bleues et vertes des bateaux et des ponts. Les feuilles des peupliers se taisent, les berges s’apaisent, des nuages lilas font sur les Champs-Élysées un rideau transparent derrière lequel le soleil se couche. L’air est frais et léger, les livres s’endorment dans le silence, la bibliothèque ferme, la vie nocturne va commencer. »


Selon ses propres mots, Remy de Gourmont était « athée, immoraliste, anarchiste». Il avait la réputation d'être d’un mangeur de curés. Il ne croyait en rien et, surtout, il n’acceptait aucune opinion toute faite.  C’était un homme très singulier. Rachilde l’appelait « le libertin mystique ». Gide, qui aurait voulu prendre sa place au Mercure de France, le haïssait. Claudel le trouvait « polygraphe répugnant ». Breton le détestait tout autant, ce qui est plus surprenant : il avait découvert Lautréamont et les Chants de Maldoror avant tout le monde. 


Remy de Gourmont est un grand écrivain mais la postérité l’a un peu oublié. Trop ironique? Trop libre? On a peine à croire qu’il ait disparu du paysage littéraire. « Il s’est illustré dans des domaines et des registres variés, explique Christian Buat, son biographe. Certes c’est un polygraphe, et s’il est vrai qu’un écrivain, pour qu’on en retienne le nom, ne doit avoir qu’une qualité, son écriture multiple le condamnait à l’oubli. » 


Gourmont nous avait pourtant averti: « La vie va devenir de plus en plus dure pour les hommes qui ont des nuances dans l’intelligence. »


Lire Gourmont est un vrai bonheur. Continuons à le chercher et à le chiner chez les bouquinistes des quais de Paris, ou d'ailleurs.


Bruno SOURDIN.



« Défense des bouquinistes des Quais et d’ailleurs », textes choisis par Christian Buat, Bulletin du site des Amateurs de Remy de Gourmont, hors série n°4, 2023.


Christian Buat: « Qui suis-je? Remy de Gourmont », Pardès, 2014.

24/11/2023

Les super-héros de Cyrill Perrot revisitent les chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art

Cyrill Perrot et ses super-héros.                                                                            (Photo Ouest-France)



Le « Narcisse » de Nicolas Poussin s’est transformé en Captain America. Wonderwoman, Flash, Elektra et Hulk ont pris la posture du « Penseur » de Rodin. Peintre de fresques, Cyrill Perrot excelle dans l’art du détournement. 


Installé dans un village du bord de mer du Coutançais, cet ancien des Beaux-Arts du Havre est devenu restaurateur de tableaux. Mais sa grande passion est la fresque. A Coutances, il expose au musée Quesnel-Morinière des grands formats qui évoquent la peinture murale et la modernité du street art. Il a aussi peint des fresques sur les murs de la ville, comme celle qui détourne le « Jugement dernier » de Michel-Ange: des super-héros y sont confrontés aux conséquences du changement climatique. « Ils se donnent pour mission de sauver des jeunes de la montée des eaux, tout en chassant d’un coup de balai les responsables de cette catastrophe. »


Ses « Macadam Heroes » du musée de Coutances, issus de l’univers Marvel et DC Comics, réinterprètent quelques-uns des chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art. «Souvent mélancoliques et à l’opposé de leur toute puissance habituelle, les  super-héros de Perrot sont plongés dans des environnements urbains sales, la rue et son macadam de goudron, qui évoquent une planète en proie à la pollution, où l’humanité semble avoir disparu. »


Visite-promenade dans l’univers magique de Cyrille Perrot:



Dérive

La toile est inspirée du « Radeau de la Méduse » de Géricault. Un escadron de super-héros s’égare entre la terre et la lune. Un vaisseau spatial, qui est en train d’explorer l’espace, vient à leur secours.
















Sauver la planète

Un trio fabuleux de super-héros (Aquaman, Flash et Captain America) et une héroïne impressionnante (Wonder Woman) font la promesse de sauver la planète. C’est bien « Le Serment des Horaces », de David, remis au goût du jour par Cyrill Perrot. Le parallèle est éclatant.





















Annonciation/ Soho

Sous la forme d’un diptyque, cette annonciation reprend le thème de l’annonce de l’ange Gabriel à Marie, mais en change complètement la signification. Ici  à Soho, dans un intérieur new yorkais, c’est Wonder Woman qui annonce à Falcon l’explosion d’une bombe nucléaire. Dans l’esprit de Cyrill Perrot, cette toile évoque « la force dissuasive qui pèse sur le monde depuis la guerre froide ». La pose de Wonder Woman est une réplique de « La Sibylle de Delphes » de Michel-Ange.





















Narcisse/America

Au milieu d’une déchetterie, Captain America reprend la pose de Narcisse, un personnage de la mythologie grecque représenté par Poussin, peintre emblématique de la peinture classique française du XVIIe siècle. On peut y voir une métaphore de « la ruine de notre civilisation » mais aussi un mince symbole d’espoir : « La nature a une force de régénérescence qui ne demande qu’à se manifester. »

















Variations pour une pensée

Des super-héros en profonde méditation sur la condition humaine et leur rôle dans le monde. Une posture qui n’est pas sans rappeler celle du « Penseur » de Rodin, mais aussi, ajoute Cyrill Perrot, celle de « La Mélancolie », la fameuse gravure de Dürer, telle qu’on peut la contempler au musée du Louvre.





Cyrill Perrot: « Macadam Heroes », au Musée Quesnal-Morinlère à Coutances (Manche)










31/10/2023

Nanao, le poète vagabond japonais

Nanao Sakaki.

 

Le 9 août 1945, à la base aérienne de l’archipel japonais des Ryukyu, il repère sur son écran de radar le B-29 qui va lâcher la bombe atomique sur Nagasaki. La veille, il avait dû assister à une soirée d’adieu des jeunes kamikazes qui partaient le lendemain mourir au combat. Nanao Sakaki se demandait bien ce qu’il foutait dans cette galère, lui qui détestait tant la guerre et cette armée.

 

Après la capitulation de son pays, il devint ce qu’il avait toujours rêvé d’être : il se fit vagabond et poète itinérant dans la tradition des haïjins, ces auteurs de haïkus qu’il vénérait, Matsuo Basho, Ryokan et Kobayashi Issa, parcourant le Japon de long en large, s’enivrant du bonheur de sa liberté retrouvée. A Tokyo, le quartier de Shinjuku avec son labyrinthe aux dix mille bars était son port d’attache.

 

 « Si tu as le temps de causer

Lis des livres

Si tu as le temps de lire

Marche dans la montagne, le désert, l’océan

Si tu as le temps de marcher

Chante, danse

Si tu as le temps de danser

Assieds-toi en paix, Imbécile bienheureux. »

 

J’ai découvert la poésie étonnante de Nanao Sakaki en 1987 dans le n°5 de Révolution intérieure, la revue de Daniel Giraud, taoïste libertaire et clochard céleste : cinq poèmes traduits en français par Simone Rasoarilalao. Trois ans plus tard, Guy Benoit et sa revue Mai Hors Saison prirent le relais en publiant un choix de poèmes, traduits cette fois-ci par Patrice Repusseau sous le titre de Casse le miroir (1).

 

« Pourquoi écrivez-vous des poèmes ?

Parce que j’ai l’estomac vide,

Parce que la gorge me démange,

Parce que j’ai le nombril hilare,

Parce que mon cœur brûle d’amour. »


 


Gary Snyder et Nanao Sakaki.

En 1963, Gary Snyder, le poète Beat californien, qui séjournait au Japon cette année-là, avait fait la connaissance de Nanao Sakaki à Kyoto. Voici ce qu’il raconte : « Nos conversations au bord de la rivière Kamo débouchèrent sur une longue amitié et une collaboration dans l’art non pas du théâtre de la rue mais plutôt du théâtre des champs et des montagnes. Allen Ginsberg était de passage à Kyoto à ce moment-là et cela devint donc une amitié trans-pacifique. »

 

Allen est lui aussi fasciné par Nanao et, pour saluer cette amitié, il a composé ce très beau portrait :

 

« Cerveau lavé par de nombreux torrents

Les jambes propres

d’avoir parcouru à pied quatre continents

Les yeux aussi immaculés

que le ciel de Kagoshima

Un cœur ardent

étonnant cru de fraîcheur

La langue frétillante

d’un saumon de printemps

Nanao Sakaki

a la main qui ne tremble pas

La hache et le stylo

Aussi aigus que les vieilles étoiles. »

 

Gary Snyder raconte aussi qu’un prêtre bouddhiste traditionnel se vanta devant Nanao de son illustre lignée. « Nanao lui répondit du tac au tac : Je n’ai pas de lignée, je suis rat du désert. »

 

La poésie de Nanao Sakaki n’est en rien cérébrale. Elle est simple, fluide, profonde, drôle, comme l’aboutissement inoubliable de ses vagabondages et de sa vie de grand marcheur.

 

« Dans le doute

Dites la vérité – Mark Twain

 

Quand vous souffrez

Ecoutez bien le vent

 

Ces chênes noirs

comme ceux de Paul Cézanne

penchés dans le vent du matin.

 

Nous sommes le 6 août, le jour d’Hiroshima.

 

J’entends mes os de Néanderthalien

s’entrechoquer au vent. »

 

Et voici que 30 ans après Mai Hors Saison, un nouvel éditeur français se passionne pour l’œuvre de Nanao. Po&Psy propose une sélection de 40 poèmes, traduits par Danièle Faugeras, une édition bilingue intitulée « Comment vivre sur la planète terre » (2). Et c’est un bonheur renouvelé.

 

« Pourquoi escalader une montagne ?

 

Regarde ! une montagne, là.

 

Je n’escalade pas la montagne.

La montagne m’escalade.

 

La montagne est moi-même.

Je m’escalade moi-même.

Il n’y a ni montagne

ni moi-même.

Quelque chose

monte et descend

dans l’air. »



 

Gregory Corso, Allen Ginsberg et Nanao à Santa Fe en 1968.

Aux Etats-Unis, où il a souvent séjourné et voyagé à partir de 1978, invité par Snyder et Ginsberg, Nanao Sakaki a été salué comme un écologiste acharné et un leader de la contre-culture, « un poète Beat joyeusement excentrique ». Gary Snyder fait remarquer qu’il est « l’un des premiers poètes vraiment cosmopolites produits par le Japon ». Et assurément un des plus libres.

 

« Quand tu entends une histoire sale

lave-toi les oreilles.

Quand tu vois des trucs moches

lave-toi les yeux. 

Quand tu as des idées noires

lave-toi l’esprit

et

garde les pieds boueux. »

 

Ce clochard céleste n’a jamais rien possédé, ni maison, ni carte de crédit, ni ordinateur, mais, grâce à ses très nombreux amis, il a voyagé dans le monde entier, sur tous les continents, du Nouveau Mexique en Alaska , de la Mongolie à l’Australie des aborigènes, en Sibérie orientale, en Corée, à Terre Neuve, mais aussi en Europe, à Amsterdam, Londres ou Paris…

« venu de nulle part

allant nulle part

Miracle »

 

Nanao Sakaki est mort le 22 décembre 2008 au Japon. Il avait 85 ans.



 


Comment habiter le monde,  s’interroge sans relâche Nanao. Comment vivre sur cette planète ? En guise de réponse, le poète vagabond japonais s’aventure, le cœur battant, sur quelques pistes implacables et décisives, chaudes comme la vie : voyager léger le sac sur l’épaule, chanter avec les coyotes, pleurer d’amour avec les rouges-gorges, regarder la lueur du soir, dormir dans le désert avec les étoiles, alors qu’aujourd’hui…

« quelque part

quelqu’un

fabrique une bombe nucléaire

simplement pour te tuer ».

 

Bruno SOURDIN.

 

(1) Nanao Sakaki : « Casse le miroir », Mai Hors Saison, 1990.

(2) Nanao Sakaki : « Comment vivre sur la planète terre », Po&Psy – Eres, 2023.

 



Article paru dans la revue "Diérèse", n° 88, automne 2023