27/12/2021

Le livre culte du dernier des Beats

 

Charles Plymell vit aujourd'hui à Cherry Valley, dans l'Etat de New York.


Charles Plymell est né en 1935 près de Wichita, dans le Kansas. Dans sa jeunesse il a beaucoup voyagé, sur la route 66 vers la Californie, sur la route du nord en direction de l’Alaska ou celle du sud vers le Mexique. Il a fait cent métiers: dynamiteur de montagne dans l’Oregon, cueilleur de houblon, docker à San Francisco… Il a bossé sur des pipelines dans l’Arizona, chevauché des taureaux sauvages et des chevaux sans selle dans les rodéos. Dès les années 50, hipster avant l’heure, il mène une vie hors normes: les bagnoles, les filles et la benzedrine. Et naturellement, à San Francisco, « cette drôle de bonne vieille ville », il rencontre les Beats.


Dans Le Dernier des mocassins, qui vient (enfin) d’être traduit en français par Nicolas Richard (l’admirable traducteur de Brautigan, Pynchon et Patti Smith...), il raconte sa vie sur la route. La vraie vie, excitante, jouissive, toujours sur la brèche. 

« Les pneus fredonnaient ce bon vieux blues solitaire et malheureux qui accompagne toujours un voyage; la tristesse de ce qu’on laisse derrière et un avenir plein d’espoirs. »


Charles Plymell raconte avec délectation une vie haute en couleurs, la joie et l’allégresse d’être au monde, l’ivresse et l’hébétude que l’on ressent après tant d’heures passées au volant, et la béatitude.

« On buvait la bile verte du peyotl directement du trou du cul du diable, on fumait de l’herbe et on se lançait dans de grandes spéculations à travers le monologue intérieur du cosmos. On buvait le vin de la jeunesse. »


A San Francisco, où il finit par débarquer, il y avait un formidable sentiment de liberté. Dans les soirées qu’il organisait dans son appartement de Gough Street, tout le monde dansait, fumait et dépassait la mesure. Tout le monde voulait aimer, vivre et expérimenter, voyager au plus profond de soi-même.  « J’étais libre! », s’exclame Charley. Avec le LSD, les portes de la perception sont déverrouillées. Un nouvel univers s’éveille.

« J’ai regardé un long moment dans la glace et me suis vu à la fois singe et ange, assassin et pacificateur, tantôt pirate, tantôt sage oriental. Allongé sur le lit je me suis vu me métamorphoser en couleurs et formes circulant librement dans les couvertures. Le petit tapis respirait et j’étais hypnotisé par un chat. »


A San Francisco, il retrouve des artistes et poètes du Kansas, un groupe surnommé le « Wichita Vortex », le tourbillon de Wichita: Bruce Conner, Michael McClure, Stan Brackage, Dave Haselwood. Et puis son vieux pote Bob Branaman, le peintre visionnaire qui est devenu un véritable phénomène californien.

« J’allais chez lui voir ses dernières peintures. Chaque pouce de sa chambre était occupé par des oeuvres, des photos de vieux magazines, des découpages, des tâches de peinture sur chaque centimètre carré. Il vivait à l’intérieur d’un tableau de Pollock. »


Charles Plymell et Bob Branaman: les retrouvailles de deux vieux amis de Whichita.


A San Francisco, il rencontre Neal Cassady, qui avait inspiré à Kerouac le personnage de Dean Moriarty dans Sur la route, et Allen Ginsberg, de retour d’un long séjour en Inde. Allen et ses amis Beats ont débarqué à l’appart de Gough Street, où Charles organisait une party. Choc et magie des rencontres.

Voici le portrait d’Allen: « Allen dressait son constat intellectuel tout en ramassant les miettes sur la table, rangeant méticuleusement la nourriture dans un récipient puis au réfrigérateur. Une initiative confortable et karmiquement sûre. Ça, je ne sais pas combien de fois je l’ai vu le faire et le refaire.  J’avais le sentiment que l’approche d’Allen était toujours intellectuelle, il n’arrivait jamais à mettre son esprit en veilleuse, mais en même temps son exploration vertigineuse, courageuse… presque tyrannique de l’expérience était une démarche qui forçait le respect. » 

Et plus loin: « Allen était comme ça… s’intégrant aux tribus les plus retirées d’Amérique du Sud, prenant d’étranges drogues (qui auraient pu être du poison), complètement à la merci d’un peuple et d’une culture étranges, seul avec leur sorcier… ce que nos héros nationaux de l’Espace seraient sans doute bien réticents à entreprendre. »


Au coeur du quartier de Haight-Ashbury, Charles Plymell fait le lien entre les poètes Beats et les hippies de la génération Peace and Love. 

Mais vient un temps où il commence à trouver ces hippies ennuyeux.

« J’en avais marre de ce cloaque hippie devenu prétentieux et pudibond. San Francisco avait changé. Il fallait être mods ou hippie ou je ne sais quoi. Je ne captais plus son côté rigolo… son feeling se diluait. J’en avais marre de S.F. et de toute la Californie. Je ne trouvais plus ma place dans ce qui était en train de se passer. Je m’en fichais. Je n’essayais plus. »


Car Charley s’est investi dans la Free Press. Il publie désormais des dizaines de revues underground. C’est lui qui découvrira le dessinateur Robert Crumb, le maître de la bande dessinée alternative (qui signe d’ailleurs la couverture de ce Dernier des mocassins, version française); c’est lui, Charles Plymell, qui éditera, avec Pam sa femme, le premier Zap Comix. Mais ceci est une autre histoire.


Bruno SOURDIN.



Le Dernier des mocassins, par Charles Plymell, éditions Sonatine. Traduit par Nicolas Richard.





16/12/2021

Claude Pélieu tel que je l’ai connu

"Midi deux", collage de Claude Pélieu et Mary Beach, 1991-1992.


1968. Mon parcours Pélieu a commencé cette année-là, j’avais 18 ans. Deux livres, lus coup sur coup, ont véritablement changé ma vie:  l’anthologie de Jean-Jacques Lebel, La poésie de la Beat Generation, et le volumineux Cahier de L’Herne qui rassemblait des textes de William Burroughs, Claude Pélieu et Bob Kaufman. Cela a été pour moi un choc libératoire, une claque totale, salutaire, en décalage absolu avec la vieille écriture académique. Claude Pélieu, qui s’était exilé à San Francisco, était le seul Français à vivre avec les acteurs de la Beat Generation et à pratiquer la technique du cut-up et il me fascinait.




1991. Vingt ans plus tard, Claude s’était établi, avec Mary Beach, sa compagne, à Cooperstown, un petit village du nord de l’Etat de New York dans la Vallée des Mohawks. Loin de tout, il écrivait, découpait, collait et fabriquait en direct un gigantesque journal-collage de l’univers pour ses amis et ses correspondants du monde entier. Il a ainsi envoyé des tonnes de lettres et de cartes postales-collages. Mille milliards de collages… 

De mon côté, j’avais débarqué à Cherbourg. Avec mon pote Yaset, père génial du « Quetton », nous parlions souvent de Pélieu. Il avait son adresse. Il m’en fit cadeau. Merveilleux cadeau. Je lui écrivis.


Mai 1991. Dans ma boîte aux lettres, je reçois une carte-collage de Claude avec cette phrase-choc qui le singularisait si bien et qui m’avait beaucoup amusé: « La euh poésie? Je la chie, terminé! »… Ainsi a débuté notre correspondance. A un rythme élevé. 250 lettres ou cartes-collages. Une correspondance de 11 ans. Et nous sommes très vite devenus des amis.



Dans ma boîte aux lettres...


Sa démarche était pleine de paradoxes. Il se voyait volontiers comme un vieux survivant dadaïste faisant sortir des mots au hasard de son chapeau. Mais il était aussi ailleurs, silencieux et discret, « clandestin de plus en plus »… Je pense qu’il était fasciné par l’expérience zen. Il aimait se situer au-delà des mots. Il aimait écouter et regarder les choses plus profondément :


« La douce clarté

du printemps, l’odeur

des pins dans l’espace

déserté, et le vent, transparent,

où tout soudain se tait. »



Mai-juin 1993. J’ai proposé aux artistes qui formaient le réseau international du Mail-Art un projet d’exposition, chez moi en Normandie, sur le thème de La rue est un rêve, en reprenant, pour lui rendre hommage, le titre d’un petit livre que Pélieu avait publié au Québec. Plus de 200 artistes (originaires de 31 pays) répondent à cette invitation d’art postal. Une exposition étonnante, généreuse et fraternelle.

Sans que cela ait un rapport, Claude lui aussi pensait très fort à la Normandie! 





Chez lui, il avait eu la visite d’un jeune ami français qui lui avait proposé de l’héberger chez lui à Caen et d’y refaire sa vie. Banco. Claude et Mary étaient très tentés par l’aventure. 


Septembre 1993, ils s’embarquent pour la Normandie, « à la grâce de Dieu ». « Ce n’est pas un retour d’exil, m’a-t-il affirmé d’emblée, c’est un nouvel exil peut-être. »

Moi, j’habitais à une heure de Caen. C’était une chance merveilleuse de pouvoir les voir tous les deux, régulièrement. J’avais tant de questions à leur poser, j’avais tant d’histoires à écouter! 


Claude Pélieu en Normandie.


Noël 1993 à la maison, Claude transmet à mon fils les secrets de son ami, le batteur Max Roach!


Février 1994. A Caen, Claude Pélieu fait le dernière exposition de la galerie Galea. Puis ils vont s’installer au bord de la mer, à Colleville-Montgomery, où je suis souvent venu les voir. Très vite, ils s’y ennuient et retournent à Caen. Mais là aussi, les choses vont se dégrader. Mary ne supporte plus cette vie française. 


8 janvier 1995. Coup de théâtre: Ils repartent avec précipitation pour New York. Je n’avais rien vu venir.

Tout de suite, la correspondance avec Claude (et avec Mary) reprend. Claude: « Je ne pouvais plus supporter la connerie et la crasse française et surtout ce que ces salopards m’ont fait endurer pendant 14 mois ».

Ils arrivent à Albany, NY. « Nous sommes partis avec deux valises, Orly, New York. La violence ici est indicible. Nous repartons à zéro avec rien, sinon un vague dossier culturel. Haha! »

Lettre d’avril: « Aucune nouvelle de la fuckin’ Normandy, parano et merde de poulet. Tant mieux. Ras l’cul de la francecaille! »

Cette même année, je produis, à leur demande, une carte postale, reproduction d’une peinture commune qu’ils ont intitulée: « Fuck le Sida ». Ils y tenaient beaucoup.


"Fuck le Sida"


27 août 1996. Pour lui faire raconter sa vie et son travail d’artiste, je commence avec Mary une interview par lettres (Air Mail Interview) qui verra son aboutissement le 25 septembre 1998.

La même année, elle se lance, avec toute son énergie et son esprit d’invention, dans l’art du collage. Au contraire de Claude, Mary gardait toujours espoir. Je me souviens de ce qu’elle m’écrivait: « Tout a l’air d’aller mal dans le monde… mais j’ai décidé de ne pas m’en faire! Ha! Ha! Ha!  (…) Nous sommes complètement fauchés… mais ça n’a pas d’importance réellement. »



2002. Mon livre Claude Pélieu et Mary Beach, mille milliards de collages sort aux éditions Les Deux-Siciles.




22 octobre, puis 2 novembre, dernières conversations téléphoniques avec Claude sur son lit d’hôpital. Il souffrait d’un mauvais diabète depuis des années et brusquement en juin 2002, tout s’était accéléré. Hospitalisation d’urgence. Double amputation d’une jambe (comme Rimbaud) et un cancer du poumon qui venait de se propager dans le foie et qui était inopérable. « Je suis mal barré », répétait-il au téléphone. Et certains jours il ajoutait : « Je suis nase ! C’est la crevaille ! Mon cierge est dans l’escalier ! » Claude ne savait plus où il en était. Shooté à la morphine toutes les deux heures : « C’est comme si j’étais pété tout en étant sobre, ce qui est une injustice incroyable. Quelle vie ! » Ce sont les derniers mots qu’il m’a dits : « Quelle vie ! »

Il meurt à Norwich le 24 décembre 2002, à l’âge de 68 ans. Mes pensées se bousculent. Je fouille dans ma mémoire. J’entends sa voix, qui aimait citer ce haïku d’Issa, le vieux maître japonais qu’il adorait :


« Ne pleurez pas bestioles

même les étoiles qui s’aiment

doivent se quitter ».


2003. La correspondance se poursuit avec Mary. Dernière lettre le 20 octobre 2004. Cette grande dame de la Beat Generation meurt le 26 janvier 2006, à l’âge de 86 ans.


Bruno SOURDIN



Cet article est paru dans Quetton L'Arttotal, n° 42-43-44. Revue fondée en juin 1967. Comme aime à le dire Numa Sadoul, "il s'agit donc du plus ancien fanzine du monde encore en exercice". Bravo Rockin' Yaset!

Quetton, BP 344, 50100 Cherbourg-en-Cotentin.





13/12/2021

Robert Roman: les plaisirs illuminés du rêve


« Si j’avais tant tardé à t’écrire, c’est parce que j’avais perdu mon stylo mais aussi mon pouce et mon index qui étaient collés dessus. J’ai voulu les chercher mais je me suis aperçu que je n’avais plus d’yeux. »

Ainsi  commence l'ouvrage de Robert Roman que publient les éditions du Port d’Attache et l’on est tout de suite plongé dans un livre peu ordinaire, à mi-chemin entre l’écriture automatique et le collage, le récit de rêves et la dérive pataphysicienne.  


Entre les gonds est un recueil de proses poétiques ou plus exactement de « proses électriques », pour reprendre les termes qu’emploie son auteur. Et Jacques Lucchesi, l’éditeur, souligne la tournure surréaliste de ce travail d’écriture: « On pourrait assez facilement y déceler l’influence de Lautréamont et d’Henri Michaux, mais aussi de Gaston Chaissac, peintre brutiste et poète fertile ».


En effet, Chaissac, le peintre-poète-épistolier vendéen, inventeur de la peinture rustique moderne, est subtilement évoqué dans un récit intitulé « Monologues abstraits ». « Il réside maintenant au paradis des épluchures. Ses lettres sont comme des papillons qui s’échappent de la bouche de moribonds. » C’est joliment dit. 


On retiendra aussi ce portrait onirique du roi du rock’n’roll: « Cette nuit, un Elvis blond de 1956 chantera pour moi en balayant les déchets du port en noir et blanc. Il remuera les jambes comme avant et me donnera envie, encore, de sourire au passé. » Pas étonnant lorsque l’on sait que Robert Roman a retracé avec ferveur l’histoire du King dans un livre de 2017, Elvis Presley, une flamme éternelle.


Robert Roman est un rêveur impénitent, un adepte des solutions imaginaires. Rêver pour fuir ce monde. Rêver pour supporter l’infâme. « S’en aller vers le haut. Les laisser seuls, cloués au sol. Hébétés, jaloux, rageurs ou inertes; barricadés à l’intérieur des cloitres mous, la tête aspirant le bol. »  S’en aller bien plus haut. Atteindre les terrasses supérieures. Jusqu’à finalement « se dissiper parmi les nues». Cette sortie vers le haut, cette fuite finale, Robert Roman nous la raconte avec émerveillement. Calmement, tranquillement, sans sortir de ses gonds.


B.S.





Entre les gonds, proses électriques, par Robert Roman, éditions du Port d’Attache (7, rue de l'église St-Michel 13005 Marseille).




Robert Roman

Robert Roman écrit des poèmes (Poétiquement incorrect, 2014, Pensées ultérieures, avec des images de Matt Mahlen, 2020);  des récits de rêves (Fragments nocturnes, 2016) et des biographies (Pascal Ulrich, le rêveur lucide, 2014, Elvis Presley, une flamme éternelle, 2017, Gérard Lemaire, un poète à hauteur d’homme, 2019).

Il anime les éditions du Contentieux (7, rue des Gardenias, 31100 Toulouse), ainsi qu’une revue de poésie, Wam!

Il a fondé l’association « Bakou 98 », qui a pour but de faire vivre l’oeuvre écrite et picturale de Pascal Ulrich.



Avec Robert Roman à Coutances, juillet 2020. Let the good times roll!




10/12/2021

J.G. Gwezenneg le glaneur d’épaves de La Hague


J.G. Gwezenneg est un des artistes les plus originaux et les plus secrets du Cotentin. Il utilise essentiellement des objets de récupération. Il s’intéresse surtout « à tous ces éléments qui ont été travaillés et transformés par la mer. La mer les a enrichis et moi je ramasse tout le temps. » Jamais de déchets, jamais de détritus, mais les épaves qu’il recueille sur le littoral, ainsi que des ossements d’animaux qu’il trouve dans les dunes ou les chemins creux de la presqu’île.


La Hague est le pays de coeur de ce Breton né à Rennes en 1941. Il y vit depuis plus de 50 ans et y est devenu un véritable « épaveur ». Son oeuvre est authentiquement haguaise. Elle reflète la puissance de ce pays et son imaginaire farouche.


A l’ouest de Cherbourg, La Hague est un pays rugueux  et fort, sauvage: de grandes falaises qui dévalent vers la mer, un pays iodé battu par les flots, fouetté par les vents, un littoral semé de rochers qui hurlent avec les tempêtes, une langue qui claque et martèle, rude comme le granit, mais qui peut aussi être douce et caressante pour chanter le printemps et le renouveau. 


Le grand poète de La Hague se nomme Côtis-Capel (1). Il a écrit, en langue normande, une oeuvre capitale. Né en 1915 dans une famille de pêcheurs, « fils de la Hague et plus pauvre que tous (fis d’la Hague et pus pouor qué touos l’s âotes) ». En classe de 3e, un prof l’humilia en jetant à la poubelle un poème qu’il avait écrit en français. Il se jura de n’écrire désormais qu’en normand, sa langue maternelle. Toute sa vie il sera comme cela: un écorché-vif et un homme de caractère. Et un homme de foi. Ordonné prêtre, il réalise son grand rêve, en 1950, en devenant prêtre marin-pêcheur et en embarquant comme matelot sur un chalutier. Une vocation unique. Dans son oeuvre poétique, la mer est omniprésente. « J’rariv’ de r’vei la mé. J’li coum’ tinse à brachie » (Je rentre de revoir la mer. Je l’ai comme tenue embrassée), écrit-il dans un poème célèbre.


Tous ses livres ont emprunté leur titre au vocabulaire maritime. Son premier grand recueil, en 1965, s’intitule « A  Gravage ». Aller à gravage, c’est ramasser sur la grève ce que la mer a rejeté. C’est ce que les Haguards entreprennent depuis toujours. C’est justement ce que réalise J.G. Gwezenneg depuis qu’il a installé son atelier à Teurthéville-Hague au début des années 70: il travaille à marée basse sur l’estran (« le pllan », comme on dit en normand), il collecte toutes sortes de matériaux qui ont été broyés et ont macéré pendant des lustres dans l’eau de mer. « Ces éléments étaient voués à la destruction totale, dit-il. Je donne une deuxième vie à ce qui allait mourir. »

Le thème de la mort est sans cesse présent dans cette oeuvre en perpétuelle gestation. « Tout mon travail, affirme-t-il, se joue sans arrêt entre la vie et la mort. »


Le peintre de La Hague dans son atelier au Poutrael.






En 50 ans, il a composé une oeuvre impressionnante. Il est à la fois peintre, graveur et sculpteur. Ses dessins à la plume, d’abord, sont extrêmement minutieux. Ils figurent un monde de cellules qui s’imbriquent et se développent à l’infini. Dans un sens, Gwezenneg le miniaturiste a raison lorsqu’il dit qu’il « organise le chaos avec beaucoup de rigueur ». 


Ses dessins figurent sur des bois récupérés en forme de totems, de croix ou de barques. Sa « Barque des morts » est une oeuvre centrale. Elle provient d’une épave qui a été broyée par des paquets de mer dans le Raz Blanchard, le courant extrêmement puissant situé entre la pointe la Hague et l'île anglo-normande d’Aurigny, à l'entrée du passage de la Déroute. L’épave est venue s’échouer sur les galets de la pointe de Goury et l’artiste haguais a beaucoup travaillé sur les fragments de ce grand bateau éclaté.


Sur ces bois récupérés, Gwezenneg dessine donc des formes étranges, des proliférations minutieuses, ce qu’il appelle, dans son langage fort, des « sécrétions» (qu’il écrit d’ailleurs avec un accent grave sur le deuxième « e »). Concrétions, sécrétions, créations. On pense à toutes les matières qui sortent du corps, sécrétions des larmes, sécrétions de la salive, sécrétions de la bile… C’est également un rappel des fils de soie qui composent les toiles d’araignées, que l’artiste protège et laisse proliférer depuis des années dans sa maison de Teurthéville.



"Manteau calciné des sécrètions"


Ses couleurs, il les fabrique lui-même « à partir de terres broyées », des terres ocres rouges, ocres vertes, roses ou bleutées comme la pierre du pays. De ses escapades dans la campagne, il a ramené des milliers d’os de mulots ou de lapins. Il a récupéré des pelotes de chouettes dans les clochers des villages alentour. Sans parler des crapauds momifiés, des crânes de chats, des petits animaux séchés du bocage normand.


Tout cela va constituer un univers envoûtant, recueilli dans des reliquaires ou des assemblages d’ossements et de bois marins récupérés. Pour redonner vie à ce monde en décomposition, il est important que les mots entrent en scène. Les titres des oeuvres sont choisis soigneusement. C’est un prolongement poétique indispensable. Les mulot deviennent des Lutoms, les araignées des Arach’s, les balais des Albias… Ainsi ces quelques titres, glanés au fil des ans: « Fenêtre sécrétions des Arac’hs blancs »; « Arac’hs sécrètions des os engloutis »; « Feuillet du mangeur d’Arac’hs »; « L’oiseau de la Tour des Lutoms »; « Regards de la haute tour des Lutoms »; « Le tombeau des Albias »; « Le regard surgissant du Bois des nuits »; « Rêveries et errances autour des barques-épaves d’Hague en sécrètions»…


"Les Arac'hs à la bouche de Lainps".


Le travail de l’artiste haguais est un exutoire. Hanté par la mort, il cherche à la conjurer et on n’entre pas sans violence dans cette bonne nuit. Mais il faut lire aussi son oeuvre comme un hymne à la vie. Un combat qu’il livre sans relâche entre mort et résurrection.  C’est la magie Gwezenneg. Sa passion est d’être porteur de vie.


Bruno SOURDIN


(1) Côtis-Capel est le nom de plume d’Albert Lohier, né à Urville-Nacqueville en 1915 et mort à Cherbourg en 1986. Il est considéré comme un des poètes les plus inspirés de la langue normande. La Hague, la mer et le métier de la pêche sont au centre de son oeuvre.





                                                      Photo Jean-Yves DESFOUX.


HAGUE

à J.G. Gwezenneg


Ici c’est le pays des sécrétions

Dans le port de Goury qui est comme un nid d’ossements et de bois flottés

passe et repasse la barque des morts

Si enragé d’être dans La Hague

Après l’écume la chute dans la cendre des bûchers

Flots flammes glaives des falaises de Gréville

Gémissements des dunes de Biville

Pas un seul linceul Baie d’Écalgrain aux étraves broyées

ni derrière le Nez de Jobourg trop érodé pour y dresser nos totems

Ici c’est le royaume de la grande faucheuse mais ce qui manque surtout

c’est la gaité des étoiles

Les chouettes ont la colère des noyés

Une voix récitait ce vers de Dylan Thomas

« N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit » 

et c’était toi

Ensemble nous avons tremblé et nous restions parfois des heures

à prendre le pouls des marées

Sept heures du soir

On n’entend plus s’échouer le pilleur d’épaves

Viens vite

Dans la tour nos tambours résonnent et si l’océan ressuscite ses ouragans

nous lui dirons

« Est-ce ainsi que tu trouves l’apaisement? »

Rien n’est plus obscur au monde que la blessure de ces rochers

Aujourd’hui je ne pense plus guère à ce pays que comme un astre

à la chute du soir.


Bruno SOURDIN.





Article et poème parus dans la revue "Les Hommes sans Épaules", n° 52, deuxième semestre 2021. Un numéro consacré aux poètes normands et illustré par les oeuvres du grand artiste haguais.


www.leshommessansepaules.com



















28/11/2021

" Salir les murs. Salir le blanc "

 

Claude Audouard, en lumière ultraviolette.                                        (Photo Ouest-France)

C’est une pièce toute simple, aux murs peints en blanc. Un cube. Vide. Au plafond, quatre néons. Lumière blanche.

Tout de suite on pense à Yves Klein et à son apologie du vide. Rien à voir que le vide. Un espace immatériel qui a tant fasciné dans les années 1970. Une apothéose de l’art conceptuel.


Dans une galerie aux murs totalement blancs, aux Bouillons Kub d’Orval (1) où il présente une exposition interactive, Claude Audouard fait se télescoper deux personnalités irlandaises des années 1970. D’un côté, l’artiste Brian O’Doherty, qui a conceptualisé le principe de white cube, « à savoir que la blancheur et l’espace cubique constituent un standard universel pour exposer des œuvres d’art ». De l’autre, Bobby Sands et les prisonniers républicains nord-irlandais qui avaient décidé de se laisser mourir de faim à Belfast pour tenter d’obtenir le statut de prisonniers politiques. Enveloppés d’une unique couverture, ils avaient refusé toute nourriture jusqu’à la mort. Thatcher est toujours restée inflexible. Bobby Sands était mort le 1er mars 1981 après 66 jours de grève de la faim. Pour exprimer ses revendications et dénoncer des conditions de détention inhumaines, Bobby Sands avait souillé, chaque jour, les murs de sa geôle avec ses excréments.


Dans la galerie d’Orval, le visiteur est appelé à salir les murs. Comment cela?  La galerie semble entièrement blanche. Des morceaux de craie blanches sont mis à sa disposition pour qu’il salisse le blanc des murs, qu’il les couvre de signes, de traces, de mots. 


A la lumière blanche, on ne voit rien. En revanche, lorsque l’on passe en lumière ultraviolette, les dessins et les mots inscrits sur les murs apparaissent.


« Ce travail, qui s’inscrit dans la droite ligne de l’art conceptuel, appelle à s’interroger sur la représentation de l’espace et de ses normes, souligne Claude Audouard. Un espace institutionnel, la galerie, pour l’un; un espace carcéral, la cellule, pour l’autre. Ces espaces, bien qu’ils semblent très nettement différents, partagent des valeurs: la notion de pureté et de purification, l’isolement entre intérieur et extérieur, la maîtrise et le contrôle de l’espace ainsi que de l’individu. »


Salir les murs. Salir le blanc.


Bruno SOURDIN.


  1. Bouillons Kub, 7, rue des Mares, Orval-sur-Sienne, dans la Manche. Exposition « Salir le white », novembre et décembre 2021.



Pendant la durée de l’exposition, trois oeuvres anciennes de Claude Audouard sont également présentées à la salle de la mairie du village. Des oeuvres des années 1970, à l’époque où l’artiste du Nord-Cotentin mettait en scène des icônes de la société de consommation: Vache qui rit érotique, goutte d’essence Esso, « Art en Rose »… Les expositions de Claude Audouard sont fort rares. Profitons-en.


















15/11/2021

« Philosopher c’est apprendre à vivre »

 


Dans son livre, Christian Bulting dit sa joie d'avoir enseigné la philosophie. Un livre pour mieux comprendre un métier "souvent dévalorisé ou survalorisé."        (Photo Les Pépites d'Orvault)


Qu’est-ce que la philosophie ?  Dans son dernier livre, Christian Bulting retrace sa carrière de Prof de philo. Professeur de base, « fantassin de la philosophie », comme il se plait à le préciser. Dans une langue claire et précise, il dit la joie qu’il a eue d’enseigner et de dialoguer avec ses élèves et de les faire progresser. Bref d’accoucher les esprits, comme le faisait déjà Socrate à Athènes il y a deux mille trois cents ans.



Bruno Sourdin : Je voudrais débuter cet entretien en évoquant la figure de Socrate. Tu fais souvent référence à lui dans ton livre. Est-il toujours un modèle pour les philosophes d'aujourd'hui ?


Christian Bulting : Le Socrate auquel je fais référence est celui qu'on voit vivre, enseigner, se défendre devant ses juges dans Apologie de Socrate de Platon. C'est le récit de son procès où Socrate explique sa pratique. Et sa pratique c'est philosopher. Voilà, dit-il, ce que je fais. Si cela est condamnable, condamnez-moi. Mais je ne fais rien d'autre. Je vais au fil de la journée à travers Athènes et je dialogue avec les uns et les autres, sans distinction. 


La philosophie pour Socrate est un rapport vivant à l'autre, pas seulement une question d'idées ou de raisonnement. Et dans une classe il doit en être de même. Dans l'Apologie il explique sa démarche. La Pythie, cette femme qui, dans le temple d'Apollon à Delphes, proférait des oracles, avait dit à un ami de Socrate qu'il n'y avait pas d'homme sur terre plus sage que Socrate. L'ami s'empressa de rapporter à Athènes, et à Socrate en particulier, cet oracle. Socrate en fut fort étonné et afin de montrer que d'autres étaient plus sages que lui, se mit en quête de ceux qui avaient la plus grande réputation de sagesse. Il les interroge alors et s'aperçoit qu'ils avaient une réputation de sagesse mais n'étaient pas sages. Qu'ils ne savaient rien mais croyaient savoir. Et que lui, Socrate, s'il ne savait rien également, savait qu'il ne savait rien. Et, ajoute-t-il, ceux qui avaient le plus de réputation de sagesse étaient ceux qui en avaient réellement le moins. C'est ainsi, dit-il, qu'il se rendit odieux à bien des puissants. 


Voilà, je racontais ainsi Socrate dans les premiers cours. Donnait à lire des extraits de l'Apologie. Dans ce livre on est au plus près du Socrate historique. Dans les autres dialogues de Platon, Socrate est un personnage créé par Platon, et qui porte largement les idées de celui-ci. Donc à travers Socrate, il s'agissait pour moi de montrer que la philosophie est d'abord une attitude, qu'elle n'a pour but que de faire apparaître la vérité (Socrate ne se fait pas payer, ne cherche ni le pouvoir, ni les honneurs), que cela ne peut se faire que par le dialogue, que Socrate devant ses juges reste fidèle à lui-même, à sa démarche, et que cette démarche même est la démarche philosophique. 


Quant à savoir si Socrate est toujours un modèle pour les philosophes d'aujourd'hui, il faudrait les prendre un par un et examiner. «Examiner avant de juger», disait Alain. Je le crois car il est toujours considéré comme le fondateur de la philosophie occidentale, même s'il y a eu avant lui d'autres penseurs en Grèce, qu'on appelle d'ailleurs présocratiques, et ailleurs dans le monde, bien entendu. Certains doivent remettre en cause la figure de Socrate comme Nietzsche le fit au 19e siècle. Pour résumer, à ses yeux, Socrate était un décadent, atteint d'un désordre des instincts.



Dans ton livre justement, tu écris que, dans ton apprentissage, la lecture de Nietzsche t’a passionné. Qu’est-ce qui te fascinait dans cette pensée que l’on a comparée à une espèce de danse ? Savoir danser avec les idées, avec les mots ? 


Paradoxalement, j'ai eu le coup de foudre pour la philosophie avec la lecture de Nietzsche. Paradoxalement, car Nietzsche est une sorte d'anti-Socrate. A peu près tout les oppose.
Tant sur le plan des idées, des valeurs que sur le plan personnel. L'un n'a rien écrit, malgré de nombreuses sollicitations pour qu'il le fasse, l'autre a beaucoup écrit. L'un est un « humaniste » avant l'heure, préchrétien si l'on peut dire, citoyen de la démocratie athénienne et faisant corps avec celle-ci, l'autre affirmant la supériorité légitime du fort sur le faible, dénonçant le nihilisme de son temps et appelant de ses voeux le Surhomme. Sur le plan personnel Socrate est marié, a trois enfants, beaucoup d'amis, il parle avec tous, Nietzsche est un célibataire sans enfants, qui se retire pour écrire ses livres, notamment à Sils-Maria. Et les rédige dans des états de transes en une à trois semaines en général. 


Alors, qu'ai-je trouvé dans Nietzsche, adolescent, qui m'a séduit ? D'abord une écriture. Nietzsche est un de ces philosophes-écrivains dont la langue se savoure autant que la pensée. Je crois que si Kant ou Hegel, par exemple, malgré leurs lectures obligées, m'ont si peu touché, c'est parce qu'ils écrivaient mal, ce qui rend leur pensée obscure ou tout au moins peu claire et leur lecture fastidieuse. Et cette écriture claire, accessible, imagée, intense, passionnée de Nietzsche s'accompagne d'une pensée profonde, singulière. J'ai aimé Nietzsche parce qu'il me donnait à penser. 


La question pour moi en philosophie n'a jamais été de savoir si j'étais d'accord ou non avec tel ou tel philosophe, mais s'il me donnait à penser ou non. S'il m'aidait à comprendre le monde, les autres, moi-même ou au moins à m'interroger. Nietzsche était de ceux-là. De plus sa réflexion, présentée en fragments, aphorismes, convenait à l'amateur de poèmes que j'étais. Nietzsche n'est pas un philosophe systématique, on trouve dans ses livres des contradictions, il est en quête permanente, il cherche. « Les expéditions polaires de l'esprit », écrit-il dans Par-delà le bien et le mal. Ce fut d'ailleurs, cette formule, une des deux épigraphes de mon premier recueil de poèmes publié : La Beauté à genoux


L'image de la danse associée à Nietzsche me plaît bien. Oui, la philosophie de Nietzsche est pleine d'énergie, elle est esthétiquement belle, elle swingue. Je ne me lasse pas de lire ce philosophe, toujours stimulant, même si, sur le fond, je suis loin de ses idées.



Alors, revenons à Socrate. « Celui qui s’est exercé à la pensée pendant toute sa vie n’est pas inquiet mais plein de confiance au moment de mourir », lit-on dans le Phédon. Philosopher c’est apprendre à mourir. Comment un philosophe peut se préparer à la mort ?


Pour bien comprendre la phrase de Socrate dans le Phédon, il faut rappeler que Socrate considère que se consacrer à l'étude pendant sa vie, c'est se détacher des passions, des sens, du corps. Le philosophe a donc longuement pratiqué cet exercice de son vivant. La mort n'est que le dernier détachement du corps avec l'âme. 


D'autre part qu'est-ce que la mort sinon un « changement de résidence » (expression de Socrate dans le Phédon). Socrate croit en l'éternité de l'âme. Dans le Phédon, qui est le dialogue entre Socrate et quelques amis, dans sa prison, juste avant sa mort, à la fin de ce dialogue il boit la ciguë. Dans le Phédon il dit à un moment, en substance, chouette je vais aller rejoindre un tel et un tel et on va pouvoir reprendre nos bonnes conversations. On ne peut donc saisir l'attitude Socrate vis-à-vis de la mort si on ignore que pour lui elle n'est pas la fin, mais au contraire la libération de l'âme des servitudes du corps. 


La formule « Philosopher c'est apprendre à mourir » fait inévitablement penser à Montaigne. Pour lui le moyen d'apprivoiser la mort est d'y penser, toujours, même au milieu des plaisirs, savoir qu'elle peut surgir à tout moment, que toute journée peut être la dernière. En avoir conscience pleinement et non la fuir, pour ne pas se laisser surprendre par elle. On voit donc les réponses de Socrate et Montaigne à : comment se préparer à la mort ? Maintenant quelle est la mienne ? Je suis tenté de botter en touche. 


Dans mon livre, je me positionne comme prof de philo et non comme philosophe. Je n'ai pas d'oeuvre philosophique publiée et ai très peu écrit philosophiquement. J'avais l'habitude de dire, en plaisantant, quand j'enseignais : tout mon enseignement est oral – comme Socrate. Qu'est-ce que c'est qu'être prof de philo ? c'est se faire aqueduc, conduire l'eau de vie et de pensée des philosophes vers des êtres assoiffés et qui le plus souvent l'ignorent. Pour le dire autrement, et j'emprunte le mot à Molière, je n'étais que le truchement. Par moi passaient des paroles autres, des idées, des argumentations venues de toute l'histoire de la philosophie occidentale. Je ne me sens donc aucune légitimité à répondre à la question en tant que philosophe. 


Quant à l'homme que je suis – et je suis bien conscient que ce n'est pas original - il oscille entre la sérénité – et celle-ci vient en partie de ma pratique des philosophes – et la peur. Non pas tant de mourir mais de ne plus vivre. La vie est une chose tellement belle, variée, avec tant d'aspects agréables – la nature, l'amour, l'amitié, l'art et dans l'art la musique, la peinture, la poésie.

Tant de choses que j'ai aimées et que je continue à aimer. Je suis un amoureux de la vie. C'est pour cela que la formule : philosopher c'est apprendre à mourir m'a toujours laissé perplexe.

Pour moi, philosopher c'est apprendre à vivre, à vivre une vie plus consciente, plus authentique, à mieux se situer dans le monde, avec les autres, avec soi-même.

Ce que j'ai à dire sur la mort, comme sur le temps, je l'écris littérairement dans mes poèmes et mes récits. La mort est d'ailleurs un des thèmes de mon prochain livre de poèmes Invitée surprise, à paraître très bientôt chez Gros Textes.


Il y a une question qui m’intrigue. Socrate s’appuie sur la raison humaine mais on le voit à de multiples reprises en connexion avec son « daïmon » intérieur. Peut-on à la fois être un philosophe rationaliste, en quête de la vérité et de la sagesse, et se penser comme un intercesseur entre les hommes et les dieux? Est-ce là un paradoxe? Comment expliquais-tu cela à tes élèves? 


Socrate croit au dieu Apollon, celui-là même qui s'est exprimé à travers la bouche de la Pythie. Celui qui a déclenché, en déclarant qu'il n'y avait pas d'homme plus sage que Socrate, la démarche de celui-ci, essayant de comprendre ce qu'avait voulu dire le dieu, qui ne pouvait mentir, mais dont les paroles demeuraient pour lui une énigme, car il n'avait pas conscience d'être sage. Alors Socrate enquête, et cette enquête même est philosopher, en examinant autrui et lui-même, ceci est une mission divine. La quête rationnelle de vérité et de sagesse est donc reliée directement à la parole du dieu, qui ne peut être que vérité, même si celle-ci est à interpréter. Il n'y a donc pas de contradiction entre philosopher et croire au dieu Apollon. L'un ne va pas sans l'autre. 


C'est cette continuité que j'expliquais à mes élèves. Socrate se réfère souvent à son « daïmon », sorte de divinité intérieure, qui inspire le jugement, qui le guide sûrement, une forme d'intuition mais qui viendrait du dieu. Ce « daïmon » qui inspire sa conduite montre à nouveau que le divin et l'humain sont unis.



Philosophie et poésie n’ont pas toujours fait bon ménage. Platon voulait bannir les poètes de la cité, il pensait qu’ils excitaient des passions violentes. Pour toi, c’est évidemment le contraire: la poésie est un élément fondamental de ta vie. En quoi la poésie peut-elle aider la philosophie?


Dans  «  Ceci n'est pas un livre » (Gros Textes, 2003), voici ce que j'écrivais dans un poème intitulé Platon :


Jeunes gens studieux 

Dans cette salle de classe

A plancher sur Platon

Et ses théories fascistes

(«  Rien compris » jugent les bien-pensants

De la philosophie...»


Et le dernier vers du poème est le suivant :

«  Ce vieux con de Platon ».


Ça pourrait suffire comme réponse à ta question. Développons un peu tout de même. Ce que dit Platon de la poésie est un tissu d'âneries. Quand à 20 ans j'ai lu les 500 pages de La République, le crayon à la main, je fus consterné. J'attendais beaucoup de la philosophie et, à ma grande surprise, je lisais dans ce livre qu'il fallait écarter les poètes de la cité et les rééduquer et autres imbécillités. Je découvrais aussi dans ce livre, présenté comme une société idéale, un système totalitaire, proche de ceux que le XXe siècle a connus, sinon pire ! A partir de là, Platon a été classé pour moi. J'ai lu bien sûr beaucoup d'autres dialogues, dont certains ont pu m'intéresser, mais Platon ne fut jamais une référence. Peu de philosophes osent critiquer Platon. Certains tout de même, et en des termes proches de ceux que j'employais dans ce poème. 


Tu dis que la poésie est fondamentale pour moi. C'est parfaitement exact. Elle est le noyau de mon écriture. Elle est présente quelles que soient les circonstances. Elle m'accompagne. Ecriture, mais aussi lecture. Quand je lis de la bonne poésie, je me dis toujours : la poésie est une grande chose. Malheureusement pour eux, beaucoup l'ignorent. Ceci dit, bien de livres de poèmes me tombent des mains, notamment ceux qui pratiquent la poésie-poétique : regardez comme je suis poète ! Autrement dit, les poètes qui prennent la pose. J'ai coutume d'affirmer : «  La poésie n'est pas la pose », en jouant sur prose et pose. 


La manière de la poésie d'aider la philosophie est de la compléter. Et réciproquement. Je n'aime pas la poésie philosophique qui, à mes yeux, n'est ni de la poésie ni de la philosophie. Je crois qu'il doit y avoir dans la poésie de la pensée, du sens, mais que la poésie est avant tout du domaine des sens, des ressentis, des sentiments. Et la philosophie, même si elle est écrite comme chez Nietzsche avec des mots littéraires, et non uniquement conceptuels, des images, est avant tout raisonnement, idées, rigueur. Son but n'est pas d'émouvoir. Pour ma part, et depuis très longtemps, j'alterne dans mes lectures poésie, philosophie, romans. Ce qui fait que je ne me lasse jamais de l'un ou de l'autre. 



Dans ton livre, tu racontes ton admiration pour l’oeuvre de René Guy Cadou. Tu allais parler de lui dans les écoles et tu avais mis en place des classes culturelles à Louisfert, le village où il avait vécu. Qu’est-ce qui t’émerveille chez ce poète? 


La poésie de Cadou est un chant. Il chante la nature, l'amour, l'amitié, la fraternité. Avec des mots simples et sensuels. Cadou aime. Il aime Hélène, bien sûr, mais aussi les amis, les enfants, les «  biens de ce monde », pour reprendre le titre du dernier recueil paru de son vivant. C'est un poète qui aime les poètes, les peintres, un poète engagé avec le livre Pleine poitrine. Je n'ai jamais ressenti Cadou comme un maître, plutôt un frère aîné. Evidemment le fait que nous ayons vécu dans les mêmes lieux : Saint-Nazaire, Nantes, ne fait que renforcer la proximité que j'ai avec ce poète. 


Cadou, quand je le lis, m'apprend toujours quelque chose. Je suis toujours étonné, et ravi, de voir que j'étais passé à côté de tel poème, tel vers. L’oeuvre poétique de Cadou n'en finit pas de me parler. Je voudrais signaler qu'il est aussi l'auteur d'une importante oeuvre en prose. J'ai eu la chance de rencontrer Hélène Cadou, et pendant huit ans nous avons eu des échanges quasiment quotidiens. Elle aussi est un grand poète.





Ton livre n’est pas un traité de philosophie, c’est un témoignage sur ton métier. Tu insiste beaucoup sur les vertus du dialogue, comme Socrate. Un chapitre s’intitule d’ailleurs « enseigner autrement ». C’est quoi l’enjeu?


Effectivement Prof de philo n'est pas un essai. C'est un récit. Il témoigne de mon expérience et essaie de réfléchir à partir d'elle à un certain nombre de composantes de l'enseignement de la philo, et de l'enseignement tout court. Des enseignants m'ont dit que le livre constitue en quelque sorte un vade mecum de l'enseignement. On y trouve notamment  l'évocation de bien des aspects concrets du métier.


On considère en général qu'une classe ce sont des élèves en rangs d'oignons qui se taisent et, en face, un professeur qui parle. Je n'ai rien contre le cours magistral, qui a ses vertus, que j'ai beaucoup pratiqué, encore faut-il, surtout en philosophie, qu'il soit ouvert au dialogue. Et il y a d'autres manières d'enseigner. En allant sur le terrain par exemple. Et cela peut se faire en philosophie : visiter un musée, une institution politique, rencontrer des professionnels. 


En lycée agricole, dans la longue période où j'y ai enseigné, les professeurs allaient beaucoup sur le terrain. On peut faire de même dans des matières plus littéraires. Par exemple en français, quand on est dans ma région, on peut se rendre à Liré, où Joachim du Bellay a passé son enfance, les ruines du château existent toujours, et il y a un musée; on peut visiter la maison d'école à Louisfert, près de Châteaubriant, où René Guy Cadou a vécu pendant 5 ans, jusqu'à sa mort, et y a écrit le meilleur de son oeuvre. Le musée de l'imprimerie à Nantes est passionnant, etc. Dans les lycées professionnels, quand on fait des visites de stage comme les profs technique, on voit les élèves sous un autre jour, souvent très différent de celui perçu en classe. On peut aussi lancer des projets, de lecture, d'écriture, de réalisations artistiques. Qu'on ne me dise pas que ce n'est pas possible : le programme, l'examen, le dérangement dans les emplois du temps... 


J'ai toujours, pour ma part, aussi bien dans l'enseignement général que dans l'enseignement agricole, été soutenu par directrices et directeurs des établissements. Et en avançant ces quelques pistes, je suis bien conscient de ne pas réinventer la pédagogie. Bien des collègues, dans toutes les matières, pratiquent déjà ces manières non magistrales d'enseigner. Il se fait beaucoup de choses qui bougent les lignes.



Tu consacres un chapitre intéressant à ton ancien prof de philo de Saint-Nazaire, que tu appelles « mon bon maître ». Son enseignement, dis-tu, ne ressemblait à aucun autre: il savait stimuler ses élèves et les faire accéder « à des zones inconnues, étranges, surprenantes ». Quelle chance de tomber sur un tel prof ! Et si ça n’avait pas été lui ? Si tu avais eu un prof rebutant, aurais-tu persévéré ? Quelle est l’importance d’avoir « un bon maître » en philosophie?


Oui, c'est une grande chance d'avoir un bon maître. Un maître au vaste savoir et plein d'humanité. Les qualités morales d'un maître sont aussi importantes que ses compétences académiques. Là, comme ailleurs, la philosophie peut être le prétexte à exercer le pouvoir, sinon un certain despotisme. Je crois beaucoup à la pédagogie par l'exemple. Le maître doit être un modèle humain, pas une machine à savoir. 


Heureusement, si j'en crois les témoignages que j'ai eus au fil des années, c'est souvent le cas. Bien des enseignants enseignent la philosophie en étant un peu philosophe eux-mêmes, c'est-à-dire à l'écoute et en dialogue. J'ai aussi malheureusement des témoignages de personnes dégoûtées de la philosophie par des maîtres autoritaires, méprisants, imbus, ennuyeux. Mon bon maître était exceptionnel, il avait d'ailleurs une forte aura auprès de ses classes, sans jamais jouer les gourous. Il n'hésitait pas à nous dérouter, à nous proposer des choses singulières, à nous imposer des lectures. C'est un homme qui a changé ma vie. 


A la veille du bac, je n'avais pas de projet particulier pour l'avenir, sinon écrire, je savais que j'écrirais. Mais quand le soir de l'admission on m'a demandé ce que je comptais faire maintenant, sans y avoir réfléchi, du fond de moi a surgi cette réponse : de la philosophie. Un autre maître m'aurait éloigné de cette discipline. Mon bon maître a été le premier à qui j'ai envoyé Prof de philo. En même temps, je l'ai envoyé à cette ancienne élève, qui enseigne la philosophie depuis des dizaines d'années maintenant, avec qui j'ai conservé des liens d'amitié. Ces deux envois simultanés signifient : je suis un maillon de la chaîne.  Rien de plus, rien de moins.


Propos recueillis par Bruno SOURDIN.



Prof de philo, par Christian Bulting, éditions La Compagnie du livre, 2021.


Autres parutions disponibles :

Poésie :

Vieux bluesmen, Gros Textes, 2007.

Un jour d'exercice sur la terre, Gros Textes, 2011.

Nico icône des sixties, Gros Textes, 2017.

Récits :

Madeleines, éditions du Petit Pavé, 2011.

Eve, éditions du Petit Véhicule, 2016.

Noémie, éditions du Petit Pavé, 2017.

Maryvonne Janine Berthe et les autres, éditions du Petit Pavé, 2020.