23/12/2014

Le blues déjanté de Calcutta

Pradip Choudhuri, lors de sa visite à Paris, le 22 mai 1996.
Ici en compagnie de Richard Belfer (Le Tamanoir) et Bruno Sourdin.

Sur Pradip Choudhuri
Né le 5 février 1943, Pradip Choudhuri est un poète bengali qui se situe, d'une façon très obstinée, dans la lignée de Jack Kerouac. On a rencontré régulièrement son nom au sommaire des revues beat et post-beat, qu'elles soient éditées au Canada (Alpha Beat Soup), aux Etats-Unis (Inkblot), au Japon (Blue Jacket), ou en Belgique (Fugit Tempus). On le retrouve en bonne compagnie (celle d'Allen Ginsberg, de Lawrence Ferlinghetti, de John Montgomery et de Joy Walsh) dans l'anthologie Québec Kerouac Blues, publiée à Montréal à l'occasion de la rencontre Jack Kerouac de 1987.
A Calcutta, il a créé sa propre revue, Phoo, dans laquelle il a imposé une relecture fervente du Vagabond Céleste. Chez Jack, qu'il appelle son "frère éternel", il aime, d'une manière obsédante, la soif de la liberté, l'amour de toute chose et, plus encore, cette capacité de trouver, au milieu de la vaste route, l'éternel silence "où tout a un sens car rien n'a un sens, comme lorsque l'on est en état de satori". Voici encore ce qu'il écrit: "Je connais toute la signification de l'expression "nostalgie de Ti Jean" et l'horreur de ce moment qui vous paralyse quand vous extirpez votre foie pour savoir qui vous êtes dans une vaste ville comme Calcutta."
Calcutta. Effroi et terreur. Aucun poète au monde n'est peut-être mieux placé que Pradip pour observer journellement la folie et l'étrangeté du monde, l'incroyable Jeu du monde (la "Lila" des textes sacrés hindous).
Avec un petit groupe de poètes ardents et révoltés, Pradip a formé, vers 1964, la Hungry Generation, qui partage les objectifs de la Beat Generation américaine (révolte contre le conformisme, contre l'académisme littéraire et l'ordre social). "Quand le mouvement de la Hungry Generation est apparu, il a fait l'effet d'une bombe au cobalt sur la scène littéraire somnolente de Calcutta." Ces poètes se sont mis à secouer très fort le cocotier. Résultat: Pradip a été arrêté, accusé d'obscénité (comme Ginsberg en Amérique) et expulsé de l'Université de Calcutta.
Par la suite, la Hungry Generation a donné naissance à une littérature différente, alternative, qui a balancé quelques beaux pavés contre l'establishment culturel indien (que Pradip appelle joliment "le mercier séculaire de la tradition littéraire bengali").
Depuis, ce terrible vent d'Est souffle sur la route. Ecoutez son chant acide, nerveux, énergique, insensé, halluciné. C'est le blues déjanté de Calcutta. Un sacré feu de Bengale.
B.S.



Ratri
1.
Enfin, c'est l'obscurité
grâce à son puissant rayon de lumière
Ratri qui m'a serré fort
contre sa poitrine
regarde avec langueur au fond de mes yeux;
elle se tord de douleur
avant la floraison complète.

Avec de la musique, des explosions
et une tour de télévision en arc de cercle
une ville alternative s'est dressée dans son abdomen.
Les atomes du corps de Ratri
commencent à pénétrer par les pores de ma peau
et cette ville se réduit en cendres quant nous nous enlaçons.
Un autre monde se forme
alors que l'espoir de remonter l'horloge
s'en est allé.

Après s'être infiltrée en moi
Ratri se repose, calme et tranquille.
Moi aussi comme un père éternel,
je suis entré dans le corps de Ratri
essayant, en vain comme toujours, de deviner le sens
de la vie et de la mort.

Nos doux baisers et nos jeux précieux
étaient achevés avant le début
de cette fête irréelle du travail et de la peine.

Dans le champ abandonné
de l'autre côté de l'horizon
une minuscule fleur de jasmin est tombée
du ciel et des cheveux hérissés de Ratri.
Je la relâche d'un geste brusque
d'une main maladroite
et Ratri sait que je n'arriverai plus
à cueillir cette fleur.

Ratri sait que je suis seul et que je ne trouverai pas
les mots pour dire au revoir;
un brouillard épais et funeste
ne cesse d'assombrir la ville
en ce soir d'hiver;
je cesserai de la chercher
même lorsque nous resterons enlacés;
Ratri le sait...
j'ai tout découvert
juste après l'avoir possédée.

Je ne suis ni un disciple ni un ennemi de Dieu.
Ratri sait qu'après l'amour
je mettrai dans son poing la poussière de la route,
un morceau de brique calcinée qui a bâti cette ville.

Il n'y a pas d'autre monde que celui-ci
et Ratri sait que j'ai besoin d'elle
pour me faire entrer dans une nouvelle dimension.
Baignée de lumière Ratri met au jour
dans mon âme une fontaine de création.
Me serrant de ses deux mains
Ratri attend que des ténèbres
jaillisse un monde inventé par un poète.

2.
La tuerie est terminée.
maintenant on entend jouer
les notes matinales du shehnai.
La vierge Ratri est assise en face de moi
un mouchoir parfumé dans la main.

Ratri et moi nous regardons
sous un ciel radioactif.
Après la CHUTE, je repose
ma tête sur le sein informe de Ratri.

Ca, c'est mon monde:
au-delà du tourbillon de la vie et de la mort.
C'est ma vérité:
Ratri m'aime.
Après cette liaison cuisante
il n'y a plus rien entre nous
que l'échange d'un amour éternel.

En explorant le coeur de BLACK HOLE, le Trou Noir,
je suis tombé la tête la première
et j'ai récupéré Ratri.
Peut-être est-ce Elle ou quelqu'un d'autre
monde inconnu qui m'exhorte
à écrire un nouveau poème.

(Ratri est la déesse de la nuit des Védas, c'est un prénom féminin courant au Bengale. Le shehnai est un instrument traditionnel de l'Inde, un hautbois, dont on joue, le matin, après la nuit de noces. The Black Hole (Le Trou noir) est aussi le titre d'un livre de Pradip, publié par Inkblot publications, à Oakland, Californie, USA, en 1990.)


Jayeeta attend avec impatience une planète lointaine
1.
Eh bien oui, on est resté debout sur deux planètes rivales.
D'ici je ne peux voir ni toucher son corps
ni elle le mien.
Les vents du désert sont engloutis entre nos lèvres.

Quelque part du fond de la poitrine
une voix humaine s'épanche
et ne reviendra plus jamais chez elle.
C'est seulement le spectre d'un enfantement
qui se pose sur les muscles de mon épaule
et me fait plier.

Dans la seconde moitié de ma vie
confusion, vision ou illusion
le rêve mystérieux
d'une rangée de dents sur le corps d'une femme, eh oui!

Toutes mes réactions humaines sont rehaussées
par de telles acrobaties nocturnes.
Un semblant de salive se dilate mystérieusement
et une lumière phosphorescente éclaircit
la terre aux couleurs d'automne.

En transe, je circule
des salons de la ville aux sentiers désertiques,
de la rue à la cuisine.
Devant la porte de la prison
un tremblement sans fin m'a presqu'étranglé.
Seule la frayeur nous rapproche.

2.
Jayeeta attend avec impatience
la planète lointaine
où j'ai laissé ma veste accrochée,
fiévreux et puissant
mon désir la réveillera.
Dans la nuit froide de décembre
de peur des assassins
elle ne sautera plus du lit
et ne s'enfuira plus épouvantée
en tenant son doigt douillet
sur l'ulcère d'un poète.

Oui, j'en suis sûr, dans le besoin urgent
de faire fondre des amas de neige,
Jayeeta va m'obliger
à lui laisser mon gilet de cuir
pour toujours.

(Deux poèmes traduits par Bruno Sourdin)






Pondichéry, le témoin et la roue



En levant la tête
Vers la mer
des jardins
monte l'odeur
de jasmin
et de vétiver
je lève la tête
et je vois les nuages
un à un filer
vers le large.

Dans le jour bleu
si simple est ma joie.


La grande danse sacrée
Lorsqu'elle danse la grande danse sacrée au crépuscule
et qu'elle tressaille du souffle de vie qui descend en elle
c'est comme si elle posait
ses pieds dans la poussière de ses pas
 comme si le bras du bien-aimé
se portait autour de son cou
qu'elle appuyait
sa main sur son épaule
et qu'elle était en lui
comme il est en elle
et au-dehors d'elle
dans le coeur de tous les êtres.


Devant la porte
Je suis à la porte et je frappe
et c'est lui-même qui me tient la main
lui-même qui m'ouvre la porte
lui-même qui me chasse, lui-même qui me retient
lui-même la porte
lui-même le voyageur
lui-même le gardien
lui-même qui joue
contre lui-même.


Ce chemin est si difficile
Ce chemin est si difficile à se dessiner
et les dieux n'ont aucune hâte
le jeu du feu qu'il faut monter
défaite après défaite
n'est pas pour les faibles.

Patiemment le soleil s'enfonce
à cet horizon sans vagues
qui est beaucoup plus qu'une promesse.


Enfin nous respirons
Hier les pluies de la mousson sont arrivées
enfin nous respirons
le jardin sent bon
les esprits sont joyeux
la rumeur des tambours a résonné
tard dans la nuit.

Et voici qu'aujourd'hui
la lune brille d'un éclat singulier
on dirait qu'un vieux rishi
veille par ses austérités
sur le monde grisant des hommes.


Au palais de l'océan
Une mer sans rides
transparente et solide.

Un rocher de paix
puissant et frais.

La lumière bleue qui descend
au palais de l'océan.


Le feu a dévoré
Le feu a dévoré
la peau et les chairs
et la fumée
qui s'élève du bûcher
est parfumée
comme un être cher
qui est le feu
qui est le bûcher
qui est lapeau et les chairs
et qui est la fumée
qui porte les prières.


Flamme
Flamme
langue des dieux
célèbre ce sacrifice.
Feu
instant éternel
contient tous les êtres.

Or
ton visage de soleil
ton visage d'argile.

Bûcher
guide aux mille yeux
garde la porte sans clé.


En marche
Et maintenant
en ne pensant à rien
et en regardant
ce coin de terre
qui contient
tout l'univers
vers la frontière
de ce qui n'a pas de frontière
je sais que je suis en marche.

B.S.

(Extrait de Pondichéry, le témoin et la roue, carnet de route, Le Pont de l'Epée, 1987)





20/12/2014

« Fais ce que dois, advienne que pourra »


Entretien avec Jean Herbert 

(Entretien réalisé par Bruno Sourdin à Rennes en novembre 1979)



Jean Herbert à Rennes, novembre 1979 (photo Bruno Sourdin)




Shrî Aurobindo l’appelait Vishvabandhu, « l’ami de tous ». Aucun autre nom ne pouvait mieux lui convenir. Jean Herbert a été l’un des grands érudits du XXe siècle. C’est lui qui, un des premiers, nous a ouvert les portes de la sagesse orientale. Il a traduit Aurobindo, Ramana Maharshi, Ramdas, Sivananda, Mâ Anandamayi, Suzuki et bien d’autres. Son œuvre d’orientaliste est gigantesque, incontournable.
Ce que l’on sait peut-être moins, c’est que cet éminent savant a aussi été un grand témoin de son époque. Jean Herbert naquit à Paris en 1897 dans une famille d’universitaires. Après la Première Guerre mondiale, laquelle le voit mobilisé comme officier d’artillerie, il assiste en qualité d’interprète aux commissions d’armistice entre les Alliés et les Allemands. Il n’a que 21 ans. Pendant la Conférence de la Paix de Paris, il participe à la préparation de la Société des Nations, côtoyant Clemenceau, Wilson, Lloyd George et Benes. Il travaille ensuite à la SDN en qualité d’interprète jusqu’en 1939 et il rencontre alors Poincaré, Briand, Stresemann, Barthou, Mussolini et Churchill. En 1945, on lui demande de suivre la Commission préparatoire des Nations Unies et de l’Unesco. Jean Herbert va alors créer de toutes pièces le corps d’interprètes de l’ONU. Son Manuel de l’interprétation est diffusé dans huit langues.
Ses travaux d’interprète et de linguiste ne l’ont pas empêché de mener de front son œuvre de traducteur. C’est en 1934 à Pondichéry qu’il rencontre Shrî  Aurobindo, qui l’accepte comme disciple et lui demande de traduire ses ouvrages en français et de les faire traduire dans d’autres langues. Parallèlement, Romain Rolland, qui venait de révéler Ramakrishna à l’Occident, lui demande de poursuivre son œuvre et de traduire Vivekananda. Pour Jean Herbert, c’est un travail considérable qui commence. Un travail considérable mais aussi un travail ingrat car, dans les années 30, personne ne s’intéresse à ses manuscrits et il est obligé de publier ses premières traductions à compte d’auteur et de faire du porte à porte chez les libraires pour déposer des exemplaires de ses ouvrages.
Au total, soit comme auteur, soit comme traducteur, soit comme préfacier ou directeur de collection, Jean Herbert a fait publier quelque 250 volumes. Mais son approche de l’Inde n’était pas seulement livresque. Bien au contraire, Jean Herbert était un homme d’expérience et il aimait, avec une rare pédagogie, faire partager son intérêt pour le yoga qu’il pratiquait, le Karma-Yoga, qu’il résumait ainsi : « Fais ce que dois, advienne que pourra. »
Il nous a quittés le 21 août 1980, à l’âge de 83 ans. C’était un homme d’une grande chaleur et d’une grande simplicité, qui aimait passionnément la vie, qui s’est toujours efforcé d’aider les hommes à se comprendre mutuellement, et qui a été, pour tous ceux qui ont eu le bonheur de le rencontrer, « l’ami de tous ». 


Bruno Sourdin: Qu’entend-on par yoga dans l’Inde ?
Jean Herbert: Le yoga qui vient de l’Inde a, dans ce pays, une signification tout à fait différente de celle que nous avons ici. Dans l’Inde, on appelle yoga n’importe quelle discipline intérieure, ou matérielle aussi d’ailleurs, à laquelle on se soumet pour provoquer ou faciliter une certaine évolution intérieure, quelle qu’elle soit : ce peut être ce qu’on appelle maintenant le yoga en Occident et que dans l’Inde on appelle le Hatha-Yoga ; ce peut être aussi une des autres formes classiques de yogas qui s’adressent, les unes à l’homme intellectuel, les autres à l’homme émotif, les autres encore à l’homme soucieux de ses relations avec la société ou envers le prochain. Et puis il existe enfin des quantités d’autres yogas : la musique, par exemple, peut être un yoga, la poésie aussi, la médecine, la recherche scientifique, le journalisme également… à la seule condition que l’on ait dans cette recherche pour but essentiel, et éventuellement pour but unique, une évolution intérieure. 


Quel est le but de cette évolution intérieure ?
Il est évidemment extrêmement difficile à définir. Nous avons tous conscience d’évoluer dans un certain sens que nous jugeons positif : non seulement par la taille quand nous passons de l’enfance à l’âge adulte, non seulement par l’intellect quand nous apprenons des choses à l’école, à l’université ou dans la vie, mais également par l’évolution des sentiments, de l’idéal, par l’intensification de l’effort que l’on consacre à se rapprocher de cet idéal. 


Comme vous le dites, nous évoluons constamment, mais pourtant nous avons la certitude de rester le même. Comment les Hindous résolvent-ils le problème ?
Les Hindous font une distinction entre ce qui est permanent en nous et ce qui évolue. Normalement, nous nous identifions tantôt à notre corps, tantôt à nos désirs, tantôt à nos pensées. Or, non seulement nos pensées, nos désirs changent continuellement, mais même notre corps, puisqu’on m’enseignait autrefois qu’il n’y a pas une cellule dans le corps qui ne se renouvelle pas tous les sept ans. Et néanmoins nous avons la certitude absolue (c’est peut-être la plus grande certitude que nous ayons) d’être resté la même personne depuis notre naissance. Alors les Hindous en concluent qu’il doit y avoir quelque chose de permanent en nous. Mais cette entité permanente, qui est notre vérité la plus profonde, se manifeste par un désir d’évoluer. Dans la théorie des vies successives, on estime que cette évolution commence à l’état végétal, passe ensuite dans le règne animal, finit par le règne humain. C’est cette entité qui évolue que l’on peut appeler l’âme, en termes très approximatifs. 


Quelles sont les différentes méthodes employées par les quatre grands yogas de l’Inde ?
Dans le Jnana-Yoga, on travaille par l’intellect, par la raison, par la logique, pour essayer de découvrir, derrière les apparences, la vérité la plus profonde, la vérité la plus profonde de l’être humain ou la vérité la plus profonde de l’Univers.
Dans le Bakti-Yoga, qui est le yoga de l’adoration, on utilise ses facultés émotives, en priorité, pour essayer de les orienter vers un idéal de plus en plus élevé, c’est-à-dire non pas seulement des rapports avec le prochain, mais quelque chose de plus vaste que l’on peut appeler Dieu.
Dans le Karma-Yoga, que j’appelle le yoga de la vie quotidienne, on cherche à comprendre les rapports entre l’être humain et son entourage, pour essayer de pousser ces rapports jusqu’à la plus haute perfection possible. Ce qui veut dire que l’on doit envisager chacune des actions que nous faisons tout au long de notre vie sous un certain angle, pour les adapter à cette fin.
Le quatrième grand yoga, le Raja-Yoga, est essentiellement une recherche par la méditation, par l’intériorisation. Dans le Hatha-Yoga, qui n’est en fait qu’une variante du Raja-Yoga, on attache une grande importance au corps physique, que l’on essaye d’améliorer, de développer, à la fois par des postures et des exercices de respiration. 

Le yoga peut-il présenter certains dangers ?
Le yoga est un moyen puissant d’évoluer. En ce qui concerne le Hatha-Yoya, comme tout ce qui est puissant, il présente des dangers. Ce qui peut faire beaucoup de bien peut aussi faire beaucoup de mal, forcément. Si vous avez un couteau émoussé, il ne peut pas vous servir à grand-chose ; mais s’il est bien aiguisé, ce n’est pas la même chose. Le Hatha-Yoga fait certainement beaucoup de bien à beaucoup de gens, c’est un fait que je peux constater ; mais s’il est mal utilisé, comme n’importe quelle arme puissante, il peut aussi faire beaucoup de mal, et j’ai connu un certain nombre de personnes qui ont été complètement détraquées soit mentalement, soit physiquement. C’est relativement rare mais c’est possible.
Le Karma-Yoga, lui, ne présente jamais aucun danger. 


Pouvez-vous nous parler de ce Karma-Yoga que vous pratiquez vous-même. Comment l’avez-vous découvert ?
Je l’ai découvert lorsque j’ai découvert celui qui est maintenant mon maître, Shrî  Aurobindo, chez qui je suis arrivé, conduit par le hasard, il y a 45 ans. J’ai été immédiatement séduit par le fait qu’il combinait une logique cartésienne absolument rigoureuse avec une aspiration mystique extrêmement intense. C’était la première fois que je trouvais les deux réunies chez une même personne.
Le yoga de Shrî  Aurobindo est un yoga très vaste qui, comme celui de la Bhagavad-Gîta, le grand texte sacré hindou, embrasse tous les yogas classiques : la recherche intellectuelle, l’orientation vers le Divin, l’action quotidienne et la méditation. Mais Sri Aurobindo, comme tous les très grands sages de l’Inde, individualisait considérablement son enseignement. Nous sommes tous différents les uns des autres et, par conséquent, ce qui convient à l’un ne convient pas à l’autre. Nous n’attendons pas d’un médecin qu’il ait une ordonnance tout imprimée qu’il distribue à tous ses patients ; nous nous attendons au contraire à ce qu’il examine chaque patient pour décider ce qui est bon pour lui, et même qu’à quelques années de distance il ordonne le contraire de ce qu’il avait indiqué auparavant. Il en va exactement de même pour l’individualisation du yoga. Shrî Aurobindo traitait chacun de ses disciples d’une façon différente, pour utiliser au mieux ses possibilités individuelles.
Il m’a orienté essentiellement vers le Karma-Yoga, mais pas exclusivement. Le yoga qu’il a donné était un yoga portant surtout sur l’action matérielle, mais naturellement assaisonné d’une certaine recherche intellectuelle, d’une certaine orientation vers un idéal que l’on peut appeler religieux et d’un peu de méditation aussi. 


Quels sont les grands principes du Karma-Yoga ?
On les trouve en particulier dans la Bhagavad-Gîta, d’où ils ont été puisés. Le premier principe c’est que l’homme ne reste jamais un seul instant sans agir. S’il n’agit pas physiquement, il agit mentalement. Et même s’il arrive à arrêter complètement les mouvements de son corps et le travail de son mental, il y a encore des choses qui se passent en lui : sa circulation continue, de même que sa digestion. Et puis il continue à exercer une influence sur les gens autour de lui : d’abord parce qu’en n’agissant pas, il provoque des conséquences autres que celles qu’il provoquerait s’il agissait. Et puis les gens qui le regardent sont soit agacés, soit inquiets ou bien ont envie de l’imiter. C’est donc aussi une action qu’il exerce sur les autres.
Si l’homme ne peut rester un instant sans agir, il ne faut pas se proposer l’inaction comme but. C’est le deuxième grand principe.
Troisième principe : il faut faire ce que les textes sacrés appellent « les actions prescrites », c’est-à-dire ce que nous pouvons appeler notre devoir, nos obligations. Ce devoir peut résulter soit de ce que nous croyons _ morale laïque ou morale religieuse _, soit de ce que la « petite voix de la conscience » nous indique. Il faut nous comporter de la façon que nous estimons nous être prescrite par l’une ou l’autre de ces sources. Ce que je traduis de façon plus globale par « l’idéal du moment ». Chacun de nous, à n’importe quel moment, a un certain idéal. Nous devons nous y conformer, essayer de la suivre, dans toute la mesure où nous en sommes capables.
L’originalité du Karma-Yoga réside dans son principe suivant : l’homme n’a pas le droit aux conséquences de son action, ni bonnes ni mauvaises. 


Ce quatrième principe mérite une explication.
Nous agissons toujours, évidemment, pour obtenir un certain résultat. Si je parle en ce moment, c’est pour que vous m’entendiez. Mais _ c’est le principe du Karma-Yoga _, les conséquences de ce que je fais ne dépendent pas de moi. En effet, il ne dépend pas de moi que vous m’écoutiez ou que vous pensiez à autre chose lorsque je vous parle ; il ne dépend pas de moi qu’en me quittant vous pensiez que je vous ai raconté des idioties ou au contraire des choses géniales et que cela va vous orienter un petit peu dans votre action personnelle ou au contraire que cela ne va pas vous orienter du tout.
Et à plus long terme, c’est encore plus clair. Voici un exemple que je donne généralement : si je donne un livre à quelqu’un, c’est en espérant qu’il le lira, que cela le fera réfléchir, peut-être même que cela le fera changer d’avis. Mais il y a beaucoup de chance pour que cela ne lui fasse pas changer d’avis, beaucoup de chance aussi pour qu’il ne réfléchisse pas, et même beaucoup de chance pour qu’il ne le lise pas.
Les Hindous en concluent, dans le cas du Karma-Yoga, que ces conséquences ne dépendent pas de nous, que nous n’en sommes pas maîtres, et que par conséquent nous n’en sommes pas responsable. Ceci a pour effet de libérer énormément de la crainte des conséquences de ce que nous faisons. Pour prendre un autre exemple, nous savons ce que c’est que le trac lors d’un examen ; il nous paralyse, il nous enlève une partie de nos moyens. C’est pour cela qu’un des effets du Karma-Yoga est de donner une plus grande liberté, une plus claire vision de ce que nous allons faire et une plus grande efficacité dans notre action. L’un des autres principes du Karma-Yoga est, comme le disent les Hindous, « l’habileté dans l’action ». 


Si les conséquences ne nous appartiennent pas, à qui appartiennent-elles ?
Si on a l’esprit religieux, comme c’était le cas de Gandhi, qui était le plus grand représentant du Karma-Yoga à notre époque, on peut reprendre sa formule : vouloir décider des conséquences, c’est usurper une fonction qui n’appartient qu’à Dieu. Au contraire, si on n’a pas l’esprit religieux, ce sont les circonstances, le sort, la fatalité ou les lois de la nature qui peuvent déterminer ce que seront les conséquences de son action.
La conception de « l’idéal du moment » est assez étrangère aux Occidentaux puisqu’on nous a enseigné qu’il existe un idéal qui doit être le même pour tous. Mais en réalité ce n’est pas vrai : cet idéal que l’on nous propose ne peut être qu’un idéal lointain et c’est sur l’idéal immédiat que nous nous guidons. Un moine hindou que j’avais invité autrefois à Genève me disait, d’un endroit où l’on voyait le Mont Blanc : votre idéal lointain peut être d’arriver au sommet du Mont Blanc, mais votre idéal immédiat c’est d’aller en direction de la première borne kilométrique, même si cette route vous conduit dans une direction totalement opposée et vous fait tourner le dos au Mont Blanc. Par conséquent, si l’on conserve à l’esprit un idéal lointain, on se conforme inévitablement à l’idéal immédiat.
Or, cet idéal immédiat change constamment en nous dans notre évolution générale. En ce qui me concerne personnellement, il est bien évident que je ne peux pas juger ce que je fais aujourd’hui d’après l’idéal que j’aurai dans 20 ans ; et il est tout aussi grotesque de vouloir juger ce que j’ai fait dans le passé d’après l’idéal que j’ai aujourd’hui. C’est une chose à laquelle on ne pense pas parce que constamment nous disons : « J’aurais dû faire ceci », « Si j’avais su », « Si j’avais compris », etc. Et le fait de distinguer cet idéal ancien de cet idéal actuel écarte également toute possibilité de remords ou de regret, ce qui est également un très grand allégement. C’est fantastique la quantité d’énergie que nous gaspillons à craindre l’avenir ou à regretter le passé ! 


Cela accroît en même temps notre responsabilité ?
Naturellement, on reste responsable de ce qu’on a fait dans le passé, mais cela ne sert absolument à rien d’y revenir. L’exemple que je donne habituellement est personnel : pendant la Première Guerre mondiale, j’étais officier d’artillerie et je commandais une batterie de canons à longue portée et, lorsque de mon observatoire j’apercevais une concentration de troupes ennemies, évidemment je tirais dessus pour massacrer le plus de gens possible. C’était mon idéal du moment : la patrie, le drapeau, un idéal que tout le monde d’ailleurs partageait à l’époque, à peu d’exceptions près. Et si maintenant, mais c’est peu vraisemblable, je me trouvais devant la même situation, il est très probable que j’agirais différemment, parce que mon idéal s’est complètement transformé.
Et puis cette conception a également des conséquences extrêmement importantes dans les rapports avec le voisin. Nous jugeons les autres, individus ou nations, la plupart du temps pour dire qu’ils font du mal. Mais alors il faut se demander selon quels critères je les juge. Et si je prends conscience du fait que je les juge d’après un idéal provisoire, cela évite de critiquer. Je ne peux pas critiquer, par exemple, des parachutistes qui vont massacrer des gens en Afrique, même si ce n’est pas mon idéal du moment. Mais en revanche je peux agir moi-même : je peux écrire des lettres dans les journaux, aller faire un sit-in à l’aéroport d’où ils s’envolent, ou aller les trouver sur place pour essayer de les convaincre qu’il vaudrait mieux faire autre chose. Je suis responsable de mon action, mais cela n’implique pas du tout que je les critique. À mon avis, c’est l’essence même du Karma-Yoga. 


Vous pensez naturellement que c’est le yoga le plus accessible à un Occidental ?
Je dirais que c’est le yoga le plus commode pour un Occidental, car nous sommes avant tout des gens d’action. Si nous voyons par exemple un enfant assis dans une pièce à ne rien faire, nous ne trouvons pas cela normal. Et si nous-mêmes restons sans rien faire pendant un certain temps, nous nous culpabilisons. Nous avons besoin d’action. Et, comme je vous le disais, ce Karma-Yoga s’applique à l’action. 


Et les grands maîtres de l’Inde disent que le résultat du Karma-Yoga est le même que celui des autres yogas ?
Exactement le même. Et puis il y a pour nous cet autre avantage que nous n’avons pas besoin de renoncer à aucune de nos convictions. Que l’on soit athée ou que l’on soit religieux, que l’on soit communiste ou que l’on soit conservateur, on peut appliquer le Karma-Yoga. Il laisse une totale liberté d’agir selon la voie qu’individuellement on s’est tracée. 


Les Hindous se préoccupent beaucoup de morale, mais leur conception est différente de la nôtre puisqu’ils insistent sur la notion de morale individuelle. Pouvez-vous préciser cela ?
C’est un concept très important. Les Hindous sont peut-être parmi les âtres les plus obsédés de morale. Mais leur morale est individualisée. Nous procédons, en ce qui nous concerne, par principes généraux d’application universelle et absolue : « Tu ne tueras pas », « Tu ne voleras pas », « Tu ne mentiras pas ». Mais cela nous amène immédiatement à faire un tas d’exceptions. Tu ne tueras pas, mais si tu es soldat, en temps de guerre, pendant la bataille, tu n’as pas le droit de te désolidariser de tes camarades et tu dois tuer les gens qui sont en face. Et sur cette objection, se branche immédiatement une autre objection : si l’ennemi est désarmé, s’il est prisonnier, tu n’as pas le droit de le tuer. Et sur cette objection à l’objection, il s’en branche alors une autre : si cet ennemi prisonnier essaye tout à coup de tuer un de tes camarades, tu as à nouveau l’obligation de le tuer. Cette cascade d’exceptions résulte de ce que nous principes sont très généraux.
Au contraire, dans l’Inde, la morale de l’individu dépend de beaucoup d’éléments différents, de son âge, de son sexe, de sa situation familiale, du groupe humain auquel il appartient. Par exemple, un brahmane n’a pas le droit de gagner sa vie par le travail, il doit vivre de l’aumône. Celui qui appartient à la caste des commerçants a au contraire l’obligation de gagner de l’argent. Sur le plan de la sexualité, à certaines périodes de la vie, la continence absolue est considérée comme une règle d’ordre pratique. Mais à un autre stade de la vie, c’est une obligation d’avoir des enfants. Vous avez ici deux injonctions absolument contradictoires et je pourrais en citer bien d’autres. Dans la caste des brahmanes, on n’a pas le droit de tuer, pas même un moustique ; mais dans la caste des guerriers, on a l’obligation de tuer, si c’est nécessaire, pour défendre le droit, pour défendre la veuve et l’orphelin. 


Vous avez parlé de Shrî  Aurobindo qui était votre maître. Quel est le rôle d’un maître dans l’Inde ?
La tradition considère qu’il n’existe qu’un seul maître, un seul gourou qui est Dieu. Le maître spirituel humain n’est en réalité qu’un canal par lequel arrive l’influence du gourou unique. Alors, du moment que c’est un canal, il peut y en avoir de bons et de mauvais et même des canaux qui ne laissent rien passer du tout. C’est pour cela que, parmi ceux qui se présentent comme maître spirituel, il y en a à qui l’on peut se confier et d’autres dont il faut se méfier. Une grande discrimination est nécessaire. Comme dans tous les domaines d’ailleurs, il faut choisir celui en qui on a confiance. Si je veux faire du piano, je ne choisirai pas quelqu’un qui ferait des fausses notes. C’est aussi simple que cela.
Dans la mesure où l’on a accepté un maître, et dans la mesure où ce maître vous a accepté également, il faut naturellement se conformer à ce qu’il vous dit, jusqu’au moment où l’on décide de s’en séparer, d’en choisir un autre. Tant que l’on reste sous la domination de son gourou, il faut une obéissance absolue. Si l’on veut se laisser guider sur le plan spirituel par quelqu’un, il faut se laisser guider. C’est tout simple. C’est la même chose lorsque vous voulez étudier le piano ou les mathématiques. 


En quoi consiste l’initiation ?
C’est un terme que l’on emploie à trot et à travers et qui peut se situer à des niveaux différents. Je peux dire que je vous initie au Karma-Yoga en ce moment en vous expliquant ce que c’est. On initie un enfant à l’écriture en lui apprenant à faire des lettres et des bâtons. Sur le plan supérieur, si l’on pense à l’initiation par un très grand gourou, c’est une chose extrêmement grave. Dans une véritable initiation, comme celle que j’ai eu le privilège de recevoir, le gourou donne à son disciple trois choses simultanément : il vous indique avec une précision invraisemblable _ précisions dont on ne se rend pas compte sur le moment _ la vie que vous allez suivre. Il vous donne aussi un désir irrésistible de suivre cette voie, et la force de le faire.
Sur le plan pratique, je connais deux façons de donner cette initiation. La première c’est la transmission d’un mot, d’un nom, d’un mantra, qui devient votre mantra, c’est-à-dire la formule sacrée à laquelle vous pouvez revenir continuellement et dont vous découvrez la signification très progressivement. J’ai reçu mon initiation de Shrî  Aurobindo il y a plus de 45 ans et je n’ai pas fini de découvrir ce que signifiait le nom, le mantra qu’il m’a donné. La seconde façon c’est un contact physique. Par exemple, il vous pose la main sur la tête. 


Pour les Hindous, la vie n’est pas un phénomène unique. Ils parlent de vies successives.
Leur conception c’est que cet élément permanent que nous avons en nous _ soit envisagé sous sa forme statique, soit sous sa forme dynamique _ ne peut pas, dans son évolution, se contenter d’une seule vie. Une vie c’est trop court, on n’a pas le temps, entre une naissance et la mort qui suit, de faire grand-chose. C’est pourquoi ils estiment que, pour évoluer, il faut beaucoup de vies différentes.
Voici comment les choses peuvent s’expliquer. Périodiquement, cet élément permanent qui est en nous puise dans la matière cosmique de quoi fabriquer un corps matériel, puise dans la vie cosmique l’élément nécessaire pour rendre ce corps vivant, et puise enfin dans le mental cosmique de quoi « mentaliser » ce corps vivant. Cet élément permanent utilise ainsi ce corps pour un certain stade de son évolution et, une fois qu’il a fini de s’en servir, il le rejette comme un vêtement usé, en attendant d’en fabriquer un autre. 


Quel est le point de vue des Hindous sur la mort ? Pour eux, c’est un passage à une autre étape ?
Pour l’Hindou, la mort est exactement comme pour nous de nous endormir me soir. Nous nous endormons à peu près certains que nous nous réveillerons le lendemain matin. Quand les Hindous meurent, ils savent que c’est en attendant de renaître. La mort n’est donc pas effrayante pour eux, pas plus que pour nous le sentiment de nous endormir. 


Dans l’hindouisme, les dieux sont innombrables et pourtant, dans vos livres, vous parlez de monothéisme. Pouvez-vous expliquer cela ?
Fondamentalement, à sa base, la religion hindoue est monothéiste. Elle admet qu’il existe un seul Dieu susceptible d’avoir des rapports avec les hommes. Mais pour les Hindous, ce Dieu est beaucoup trop grand, beaucoup trop vaste et trop lointain pour que le mental humain puisse le concevoir et pour que le corps humain puisse l’adorer. Alors, ils préfèrent l’envisager sous l’un ou l’autre de ses aspects.
Il y a trois éléments qui sont considérés comme fondamentaux et qui résultent de ce que les Hindous considèrent que toute action humaine nécessite forcément la combinaison de trois éléments : destruction, conservation et création. Si je veux construire une table en bois, je commence par détruire l’arbre, je conserve le bois et je fabrique la table.
Alors, pour eux, l’action divine doit nécessairement se plier à cette même règle. Dieu ne peut rien créer sans en même temps détruire ce qui précédait et sans conserver ce qu’il y a de commun entre les deux. À chacun de ces aspects, qu’ils appellent les trois visages du Dieu unique, ils donnent un nom. Dieu sous son aspect de créateur, ils l’appellent Brahma. Dieu sous son aspect de protecteur, ils l’appellent Vishnou. Dieu sous son aspect de destructeur, ils l’appellent Shiva. Et ils l’adorent tantôt sous l’un de ses aspects, tantôt sous l’autre, chacun selon son goût, chacun selon ses dispositions.
Et puis il existe d’innombrables autres aspects, entre lesquels il peut choisir. L’Hindou dispose de ce qu’on appelle sa divinité d’élection. Entre tous ses aspects, il choisit celui qui lui convient, vers lequel il préfère se tourner. Ce qui ne l’oblige pas du tout et l’empêche même de rejeter tous les autres aspects. Quand un Hindou adore sa divinité d’élection, disons par exemple Shiva, il commence par dire : Tu es Shiva, mais Tu es aussi Vishnou, Tu es aussi Brahma, et Tu es le Dieu unique. 


Pratiquement, il se concentre sur un seul aspect de Dieu et il semble se désintéresser des autres. C’est pour cela que vous parlez de monothéisme ?
Non, le monothéisme résulte de ce qu’il sait que l’aspect de Dieu qu’il adore est un aspect du Dieu unique. Mais rien ne l’empêche de s’adresser, selon les cas ou les circonstances, à n’importe quel autre aspect. Par exemple, il est inconcevable qu’un Hindou écrive une œuvre littéraire ou même une lettre personnelle sans invoquer le nom de Ganesha. Et de la même façon, lorsqu’il veut entreprendre un voyage, il se tourne vers Garuda. 


Dans vos livres, vous insistez aussi beaucoup sur la mythologie, c’est-à-dire l’histoire des dieux. Vous expliquez que la mythologie hindoue revêt une importance pratique considérable. Pouvez-vous développer cette idée ?
La mythologie, telle que j’essaie de la présenter, est un concept qui est étranger aux Hindous et dans l’Inde on me dit souvent : pourquoi perdez-vous votre temps à vous occuper de constructions mythologiques, des rapports entre les différents dieux ? Consacrez-vous à votre dieu et ne vous occupez pas du reste. Et en effet les Hindous se consacrent uniquement à la mythologie de leur dieu d’élection, et même souvent à une partie de cette mythologie, à tel ou tel mythe qui est pour eux leur principale source d’inspiration, qu’ils vivent, qu’ils étudient, qu’ils appliquent ou qu’ils interprètent tout au long de leur vie.
Le mythe hindou a toute une échelle de significations dans beaucoup de domaines. Il peut servir de guide à celui qui s’y intéresse, aussi bien dans la recherche intellectuelle que dans l’attitude religieuse ou dans la vie pratique. Je crois que le mythe, tel qu’il est conçu dans l’Inde, est infiniment plus riche que n’importe quelle conception intellectuelle ou scientifique. Il embrasse tous les domaines à la fois, y compris la morale. 


Quel peut être l’intérêt de cette mythologie hindoue pour un Occidental ?
Pour nous, elle a un intérêt intellectuel mais aussi pratique. Elle nous montre que la vérité peut avoir quantité d’aspects différents, qui sont aussi valables les uns que les autres. Il n’y a aucune raison de supposer que l’adorateur de Ganesha a tort et que l’adorateur de Dourga a raison. Dans la mesure où nous nous en inspirons, cette multiplicité d’attitudes crée chez nous, non pas un sentiment de tolérance _ les Hindous n’aiment pas ce mot car ils estiment qu’il implique toujours un complexe de supériorité _, mais un respect des opinions d’autrui. Un adorateur de Shiva respecte l’adorateur de Vishnou, car il voit dans ces différentes techniques autant de moyens aussi efficaces les uns que les autres. Dans le domaine religieux, cette conception amène à comprendre qu’il y a beaucoup de façons de chercher à évoluer. Par conséquent, il n’y a pas lieu, non seulement de critiquer les autres, mais de penser que la voie que l’on a choisie est meilleure que les autres. Tout ceci peut donc avoir une très grande influence sur notre comportement. 


Vous avez longuement étudié la Bhagavad-Gîta, le texte le plus sacré de l’Inde. Vous montrez notamment qu’il ne s’agit pas du tout, comme on le dit généralement, d’un dialogue entre un homme, Arjuna, et un dieu, Krishna, mais plutôt d’un dialogue qui se passe à l’intérieur de nous. Je crois que ceci mérite une explication.
Je ne dirais pas que la Bhagavad-Gîta est le texte le plus sacré de l’Inde, mais le texte dont les Hindous se servent le plus souvent, celui que l’on cite le plus fréquemment et qui est utilisé dans toutes les écoles philosophiques. En effet, contrairement à cette conception généralement admise que c’est un dialogue entre un dieu et un homme, pour moi il s’agit d’un dialogue qui se déroule entre nos exigences mentales et nos aspirations qui dépassent le mental. 


Des aspirations d’ordre spirituel ?
Je n’aime pas beaucoup le mot spirituel parce qu’on lui attache des idées trop précises, qui ne sont pas les mêmes chez tout le monde. Je dirais : ce qui dépasse le mental, l’évolution intérieure.
Nous avons tous certaines exigences mentales. On dit : je ne peux pas faire telle chose car c’est contraire à ma raison, à ma logique. Et puis néanmoins je sens en moi que je devrais le faire.
Prenons un exemple : je sens qu’il est complètement idiot d’aller prier dans une église, car logiquement cela ne répond à rien. Mais tout de même je sens en moi le désir de le faire. Autre exemple, sur un plan plus pratique : il est peut-être idiot que j’envoie de l’argent à telle œuvre parce que je ne sais pas au juste ce qu’on en fera (raison mentale). Mais tout de même je sens en moi une impulsion à le faire. La Bhagavad-Gîta c’est ce dialogue entre les exigences mentales et les aspirations intérieures, qui se présentent d’ailleurs sous forme de deux idéaux également valables. La Bhagavad-Gîta, qui part d’un dilemme semblable, et qui donne la solution de ce dilemme en s’appuyant sur des considérations métaphysiques et autres, c’est précisément ce dialogue qui se déroule en nous-mêmes. 


Certaines écoles hindoues développent l’idée que le monde est un jeu, une pièce de théâtre que se fait représenter le Divin. Est-ce que cette conception est couramment admise dans l’Inde ?
Elle est admise d’une façon absolue chez les Vishnnouistes (ceux qui se tournent vers Vishnou, vers Krishna ou vers Rama). Elle est admise implicitement par tous les autres.
On admet que le monde a été créé par Dieu, ou par une puissance que nous ne connaissons pas, qui évidemment a combiné le monde, lors de sa création et de son évolution intérieure, selon sa volonté. J’ai découvert récemment une formule de Shrî  Aurobindo qui est excellente : « Seul Dieu a créé le monde et il l’a créé tel qu’il est. » Ce n’est pas l’homme qui l’a déformé, ou si l’homme l’a déformé c’est que Dieu voulait qu’il le déforme. Selon cette conception, le créateur a mis chaque élément de sa création, et en particulier l’être humain, à sa place. Chacun a la tâche qui lui a été confiée et l’intelligence qui lui a été donnée pour s’acquitter de cette tâche. C’est la conception du jeu divin.
Et en conséquence, on y revient toujours lorsqu’on aborde l’Hindouisme, il n’y a aucune raison de critiquer quelqu’un qui agit différemment, puisque c’est le rôle qui lui a été confié. Vous devez le respecter autant que vous vous attendez à ce qu’il vous respecte. 


Comment expliquez-vous, depuis quelques années, la vogue de l’hindouisme. Lorsque vous l’avez découvert il y a 45 ans, est-ce que vous pouviez imaginer ce qui se passe aujourd’hui ?
Absolument pas. J’ai été le premier surpris de voir l’intérêt que l’hindouisme a suscité dans beaucoup de milieux. C’est Romain Rolland qui a été le premier à présenter l’hindouisme avec ses livres sur Ramakrishna et Vivekananda, des livres remarquables, mais qui sont arrivés trop tôt et qui n’ont éveillé aucun intérêt nulle part. C’est Romain Rolland qui m’a montré qu’il y avait quelque chose de passionnant pour l’Occident dans les enseignements des grands sages de l’Inde et qui m’a demandé de prendre la suite. Mais je peux vous dire qu’au moment où j’ai commencé à écrire sur le sujet, je me suis heurté à une incompréhension totale : aucun éditeur n’a voulu prendre mon livre. Le cercle de ceux qui s’y intéressaient ne s’est élargi que très progressivement.
À mon avis, la raison pour laquelle beaucoup de gens s’intéressent à l’hindouisme actuellement, c’est que l’on est déçu de la conception du monde dans lequel nous vivons. En Occident, nous nous sommes appuyés sur deux piliers fondamentaux, la religion et la science. Pour toutes sortes de raisons, le nombre de gens qui fréquentent les églises ou les temples diminue continuellement, et ceux qui sont profondément religieux sont de moins en moins nombreux. Quant à la science, en laquelle nous avions mis toute notre confiance _ on pensait qu’elle allait nous assurer le bonheur et la paix _, on s’aperçoit qu’elle nous a apporté la bombe atomique et qu’elle est en train de nous apporter l’informatique.
En ce moment, la science et la religion ont perdu beaucoup de leur crédibilité aux yeux des gens. Alors on cherche autre chose, et particulièrement les jeunes. Ce peut être la drogue, l’hindouisme, le bouddhisme, le zen, les arts martiaux japonais, le communisme, etc. Et pour moi, la motivation des gens qui vont vers la drogue est exactement la même que celle des gens qui vont vers l’hindouisme. C’est un refus des valeurs que nous leur avons transmises.
Alors, ceux qui vont vers la drogue se cassent la figure assez vite, même si cela leur donne de grandes joies pendant un certain temps. L’hindouisme, y compris le Hatha-Yoga, donne moins de satisfaction pour commencer, mais progressivement les gens s’aperçoivent que cela leur donne quelque chose qui leur convient. Et puis naturellement il y a le goût de l’exotisme qui intervient et qui joue un rôle chez beaucoup de gens. 


C’est peut-être pour cela qu’on ne parle pas beaucoup du Karma-Yoga, parce qu’il n’y a pas beaucoup d’exotisme là-dedans ?
Oui. Il n’y a pas de gens qui se mettent à propager le Karma-Yoga, à l’inverse du Hatha-Yoga par exemple. Mais je dois dire que, dans les conférences que je donne, ce Karma-Yoga passionne les gens, il provoque dans l’auditoire de nombreuses réactions, pour ou contre. Je fais suivre mes causeries de débats qui sont toujours extrêmement animés, et je sais que les gens continuent à en discuter ensuite entre eux ou à y réfléchir individuellement. Cela a un très gros impact, évidemment sur des petits groupes pour commencer. Mais je n’ai pas du tout l’intention de faire de la propagande ou de la publicité. Ce n’est pas mon genre.

12/12/2014

Même les étoiles qui s'aiment doivent se quitter

Claude Pélieu à Colleville-Montgomery (près de Caen), 15 novembre 1993. (photo B.Sourdin)


Claude Pélieu est mort le mardi 24 décembre 2002 à Norwich, NC, USA. Il venait d’avoir 68 ans. Il souffrait d’un mauvais diabète depuis des années et brusquement, au mois de juin, tout s’était accéléré. Hospitalisation d’urgence. Double amputation d’une jambe. Et un cancer horrible dans le poumon, qui venait de sauter dans le foie et qui était inopérable. Pauvre Claude. Il souffrait. Shooté à la morphine toutes les deux heures. Il savait qu’il était dans une sale galère. « Je suis en train de caner, me confiait-il au téléphone. Ici, dans cette maison de vieux, c’est trop sinistre ! Je n’ai plus qu’à attendre. Ca durera ce que ça durera. »

« Je suis mal barré », me répétait-il à chaque fois que je le joignais au téléphone. Et certains jours, il ajoutait : « Je suis naze ! C’est la crevaille ! Mon cierge est dans l’escalier ! »

Mais Claude était surtout bien emmerdé pour Mary. « C’est vachement dur pour elle. Je ne sais pas comment elle va tenir le coup. » Alors, pour se sortir de là, il a serré les dents et a vraiment fait tout ce qu’il pouvait, tous les exercices possibles et imaginables, pour pouvoir enfin tenir debout et rentrer chez lui. Et Mary, de son côté, me disait au téléphone : « Ah ! C’est vraiment terrible. Il essaye très fort de sortir de cet endroit. Il est vachement courageux! » Claude se battait tellement pour vivre que nous, ses copains, on s’est mis aussi à espérer et on y a cru.


La dernière fois que je l’ai eu au bout du fil, j’ai tout de suite pigé qu’il était très mal. Très fatigué. Épuisé. Il s’excusait de perdre ses mots, mais il m’a quand même parlé avec enthousiasme de ses dernières lectures, De Lillo, Nick Toshes, Dantec, le dossier Céline que je lui avais envoyé… « J’ai lu des milliers de pages ces derniers temps, mais maintenant trois pages me fatiguent… » Il a embrayé sur le black-out des éditeurs à son égard et son pessimisme a ressurgi brusquement. « Pourquoi on a été évincés ? Parce qu’on était illisibles (soupir). Ils s’en rincent le cul de la poésie ! »

Comme à chaque fois, il m’a demandé des nouvelles de ma femme Angel. « Comment vont ses parents en Afrique ? Est-ce qu’ils tiennent le coup après tous les massacres ? » L’après-midi, à la maison, on venait de fêter les dix ans de ma fille Fidélise. « Ah oui, Capricorne, c’est vrai. Et moi je suis Sagittaire. » Puis il m’a parlé de Mary, qu’il attendait cet après-midi-là. Après un silence, il a soupiré. « Je pédale dans la choucroute vénézuélienne pleine de pétrole ! » On a éclaté de rire tous les deux. Sacré Claude, maintenant il se marrait comme un bossu. Et c’est là qu’il m’a lancé : « Je suis coincé, c’est horrible. Mais du moment qu’on a la santé, comme disait l’autre… »


Que dire ? Claude ne savait plus où il en était. Complètement déjanté avec toute cette morphine. « C’est comme si j’étais pété tout en étant sobre, ce qui est une injustice incroyable. Quelle vie ! » Et le putain de téléphone a fait bip bip…


Trois jours plus tard, Claude s’en allait. On the road again. Sur la route d’où l’on ne revient jamais, nous laissant avec tous ces cons du Bureau des Idées, de l’Administration Totale… Et nous voici errants dans les rues grises et froides, dans la hantise de l’Hiver Nucléaire, de la Guerre Totale… Tristesse des lendemains d’ivresse. Tristesse, douleur et solitude. La Fosse aux Visions est pleine à craquer. La Vieille Bête ricane. Les écrans crépitent dans la nuit.

Mes pensées se bousculent. Je fouille dans ma mémoire. Cette nuit, sous mon arbre, j’entends sa voix. Elle me rappelle ce haïku d’Issa, le vieux maître japonais qu’il adorait :

« Ne pleurez pas bestioles
Même les étoiles qui s’aiment
Doivent se quitter »


Grand frère, tu nous manques énormément… 


Bruno Sourdin




Claude Pélieu, 15 novembre 1993.