06/03/2018

Daniel Abel, le poète fidèle à André et Elisa Breton


Daniel Abel à Valvins, sur les bords de la Seine, en septembre 2016 (photo Bruno Sourdin).



Daniel Abel s’est lié d’amitié avec André Breton en 1958. Depuis ce jour, il est resté fidèle à l’idée surréaliste. Pour lui, sans l’ombre d’un doute, l’amour fou est la grande clé. Avec l’imagination, qu’il faut sans cesse renouveler, et la liberté, qui est toujours à reconquérir. Un demi-siècle après la mort de l’auteur de L’Amour fou et d’Arcane 17, il est de ceux qui s’évertuent, obstinément, à réconcilier le rêve et la réalité et à promouvoir une libération totale de l’esprit humain.

L’été, à Saint-Cirq-Lapopie, il aimait trouver, dans le village de Breton, un paradis possible, à l’abri de « toutes les misères du monde ». Daniel Abel est un poète fidèle.

Un poète fidèle et un plasticien à l’esprit sans cesse en alerte. A 83 ans, il continue à récupérer, dans les rues de la ville, les matériaux qui lui permettent de recréer un univers magique. La passion pour le merveilleux est, chez lui, inaltérée.  « Le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau », écrivait André Breton. Daniel Abel, le poète paysan venu des Vosges, a fait de cette recommandation de lumière, de ce désir de blancheur absolue, l’idée centrale de sa vie. Et il s’y tient.



Bruno Sourdin : Peux-tu évoquer le pays de ton enfance, les lieux qui ont formé ton imagination ?

Daniel Abel : Je suis né en 1933 à Châtel-sur-Moselle, dans les Vosges. Le père était instituteur, la mère postière. Le village, c’est l’ancien fief des sires de Neufchâtel, d’où la présence d’une imposante forteresse et de remparts massifs, que longe la Moselle, étincelante, ruisselante. Un peu en aval de Châtel, la Moselle se retrouve pianotant sur les galets, gagnant Charmes puis Chamagne, d’où est issu le père et où le grand-père fut secrétaire de mairie et instituteur de classe unique. Chamagne est le village natal du peintre Claude Gelée, dit le Lorrain, un maître de la lumière et des espaces vaporeux, magiques.

A quoi ressemblait ta vie à Châtel dans ces années-là ?

Nous habitions alors à Nomexy, à 2 km de Châtel, une cité de tisserands. Le père y enseignait. Avec le fils du garde-champêtre, le jour où il n’y avait pas classe, je me rendais au lavoir de l’Avière, laquelle coule contre le rebord de pierre, s’introduit sous les deux passerelles, s’infiltre sous le pont, passe sous la côte de la Lune et gagne la Moselle. Nous longions un petit canal, sur le côté, parvenions à un espace clôturé, d’où s’évadaient des rires de jeunes filles… La rivière était émaillée de présences, qui mouchetaient aux heures chaudes. C’est ce que j’ai appelé « le temps étoilé des rivières ».

La rivière était le lieu où tu aimais te retrouver?

J’étais attiré absolument par les rivières. Il faut dire que j’étais un pêcheur acharné à l’époque. Je parle des rivières habitées, limpides, heureuses, le « soleil des eaux », cher à René Char, le sortilège des miroirs. C’est dès ces années que l’eau prend importance dans mon imaginaire, de la vie première des fontaines à la rivière.

Nous avons habité à Châtel par la suite. Le village s’étage en hauteur. Nous avons, à mi-hauteur, le jardin, lieu d’éclosions. Je reçois une éducation religieuse, pourtant, je me veux ouvert au monde réel plus qu’à toute fantasmagorie.

Comment aimais-tu passer tes journées?

Au jardin, ce que j’aime, c’est l’élan au printemps des sèves, l’ascension irrésistible des germes, une écriture pulsive, conquérante, que je rechercherai toujours. J’aime me rendre au coin de la mare avec la libellule. Le jardin constitue mon livre de la nature, exempté de la dualité bien-mal.

A la cabane aux outils, est relégué un étrange engin à deux roues, la roue avant d’un diamètre bien plus grand que la roue arrière, une selle incroyablement perchée : c’est une draisienne. En bois verni, avec des incrustations de mica, pivotant sur un axe, un miroir aux alouettes… Moi, ce que j’aime par dessus tout, c’est la liberté, celle des ailes conquérantes, qui entraînent avec elles le regard.

Là haut, au Champ de Tir, où nous avons implanté un verger, l’air est plus vif. La prairie exulte avec la stridulation des criquets et des grillons. On a l’impression d’approcher les étoiles. De là-haut, comme d’un promontoire, on domine la rivière sinuant entre les arbres, les coteaux de la Héronnière, sur lesquels on luge en hiver. On élargit son paysage, on se sent presque éternel.

La ferme de tes grands-parents maternels est un lieu qui a beaucoup compté pour toi, elle est très présente dans ton œuvre. Quels sont tes souvenirs de la vie à la ferme ?

Les dimanches et durant les vacances, nous nous rendions à la ferme des grands-parents, aux Sèches Tournées, non loin du col du Bonhomme. L’eau est précieuse, issue de deux fontaines. Pour parvenir à la ferme de Bellevue, il faut gravir un sentier malaisé et coupé de pierres gréseuses… Des fontaines, dépend la vie de la ferme. Si l’eau vient à manquer, il faut se munir de seaux, aller puiser plus haut à la fontaine de la Mine.

Qu’est-ce qui te plaisait particulièrement dans la vie à la ferme ?

La gestuelle paysanne, efficace, économe de paroles. Faucher, ratisser, faner, rassembler en andains, charger sur la charrette les javelles, la paille qui s’entasse dans le grenier, la prairie en sommeil, la prairie sous la lumière qui est si vivante, avec les bleuets, les asters, les renoncules, les insectes par myriade. En été, la saison blonde, les jours sont si longs qu’il faut en profiter au maximum. Un court répit à midi pour le casse-croûte à l’ombre bleue des meules et on revient au travail.

Au domaine de la ferme, vie et mort se succèdent : le cochon que l’on égorge, le lapin écorché, écartelé à la porte de la remise, le coq, langue tranchée, qui se débat dans des spasmes de plumes ensanglantées. Naissent pourtant des lapereaux, des poussins, des chatons… le petit veau à l’écurie léché par sa mère.

Avec les frimas d’automne, les jours se resserrent, le brouillard monte du creux et phagocyte le paysage. Il faut songer à la rentrée, au collège. Quelle horreur ! Une dernière fois je cours au long du ru… dans le val, la Meurthe, plus loin la Moselotte, la Vologne, la Moselle…

La période la plus terrible de ton enfance, c’est la guerre et l’exode, en 1940, l’exil en Auvergne… Tu as 7 ans.

En 39-40, ma mère, postière, est réquisitionnée. Le père est au front. Il est décidé que je partirai avec le directeur d’école, son épouse, le grand père, la chienne Linda, vers le Sud, où « ils » ne sont pas.
C’est l’exode, la chenille cahotante des voitures. Nous, serrés en la Citroën noire. Arrêts éperdus quand se produit dans le ciel un vrombissement assourdissant. C’est le piqué des stukas. Moi, je suis projeté dans un fossé, la femme du directeur sur moi, ce dernier en ultime rempart… La lame de la faucheuse nous effleure, tac… tac… tac, la mort, tout près, en talons hauts. Après, on appelle la chienne, Linda est sous la voiture, poil hérissé, toute tremblante… Quant au vieillard, il est sur la route, hébété… Ouf ! L’orage passé, l’exode des réfugiés reprend, se poursuit au cours de la nuit. Je me souviens que les phares de la voiture sont de grands pinceaux lumineux révélant, dans les ténèbres, des formes étranges. Il nous arrive de dormir dans une grange de fortune… Finalement nous voilà en Auvergne, dans un petit village près de Courpière, dans une famille d’accueil.

Alors, la France est partagée : il y a la zone occupée, où se trouve la mère, la zone libre, une ligne de démarcation… Le père, démobilisé, nous rejoint, amer de la « drôle de guerre ». Il ne songe qu’à rejoindre son épouse. Pour cela, il faut contacter un passeur. Et ce sont des palabres, la carte déployée sous la lampe…

Et un soir, par les prairies embrumées, la petite troupe s’avance à pas précautionneux, le directeur en premier avec les valises, son épouse et moi, le vieillard qui tousse… Le passeur nous recommande le silence. Coassements de grenouilles, cris d’oiseaux nocturnes… La nuit avec ses yeux qui nous regardent, la nuit avec ses étoiles. « Halt ! » Sur nous se braquent les projecteurs. Des chiens sont tenus en laisse par des soldats allemands. « Komm ! Papiers ! » Nous voici prisonniers, conduits à une kommandantur. Un soldat m’offre un bonbon.

Finalement, on nous libère. Ouf, cette fois nous sommes passés, mais, d’épuisement, le vieillard est mort. Il a franchi cette ligne de démarcation  dont on ne revient pas !

Où es-tu en 1944, au moment du Débarquement ?

Je me trouve à la ferme de Bellevue, où est installé un PC allemand. La nuit, de la fenêtre de la chambre du haut, je m’en souviens très bien, nous regardons l’interminable défilé des vaincus par le col. Cependant, dans la vallée, les plus furieux, les SS à croix de fer, incendient les villages. A quand notre tour ?
Une bombe est tombée à une centaine de mètres de la ferme. La tante Louisette, par le souffle, a été renversée… Moi, je suis entré en résistance, comme l’oncle Edmond. Je vis la Libération comme une seconde guerre.

Comment te sont apparus les Américains ?

Comme de grands gars rigolards, venus du Nouveau Monde… Tablettes de chewing-gum, chocolat à gogo… OK, ils n’ont que ce mot à la bouche… On apporte cependant à la ferme, sur une civière, un jeune paysan qui a sauté sur une mine. L’infirmier américain soulève la couverture, verse un peu de poudre sur les jambes broyées, hoche tristement la tête, rabat la couverture…

Au bord des routes, s’entassent les engins de guerre, les grenades, les chapelets de balles de mitrailleuses. Cela ne terminera jamais ? Après, il faut recoudre le paysage, se recoudre, revenir à la Ligne bleue, dans l’innocence du cœur.

Quelle a été la place de la religion dans ton enfance ? T’a-t-elle marqué ou, au contraire, as-tu cherché à la rejeter ?

J’ai été élevé par ma mère et ma grand-mère qui, toutes les deux, étaient des bigotes, qui avaient le sens de la culpabilité chevillée à l’esprit. J’en ai souffert, en ce sens qu’elles m’ont inculqué le mal. Pour elles, la sexualité était quelque chose de refoulé. D’où mes premiers textes très noirs, intitulés Assassinats, où je cherche à assassiner ce monde ancien et à me libérer du carcan de la religion culpabilisatrice.

Quels livres t’ont apporté tes premières émotions de lecture ?

Chez les grands-parents, il y avait une petite niche dans le mur avec seulement quelques livres. Je me souviens de Monsieur le vent et madame la pluie, de Paul de Musset. Cela me faisait penser aux Sèches Tournées, où le vent est souvent omniprésent. Egalement un livre de voyage, Les Exilés dans la forêt, de Thomas Mayne Reid, et cela m’a tout de suite incité à rêver, à m’évader par le voyage. Dans la bibliothèque de mon père, il n’y avait pas grand chose, sauf les livres d’Erckmann-Chatrian et de George Sand.

Après la Libération, il a fallu rentrer au collège. As-tu aimé l’école ?

J’ai vécu le collège comme un enfermement. Comme j’étais interne, je n’avais de permissions que le dimanche et j’étais souvent collé, à cause des mathématiques en particulier. Etre privé de la promenade du dimanche, c’était être privé d’un bon repas et d’un espace de liberté. En plus, quand j’étais collé, il y avait la sortie du dimanche au pas cadencé, un petit intermède auprès d’une forêt où on se délassait pendant une demi-heure et le retour au pas cadencé au collège. Et de nouveau la grille, les hauts murs, la répétition des fenêtres, un espace clos, confiné.

Il y a eu forcément un moment de révolte contre ce monde-là ?

Oui, bien sûr. Je pense même que ma santé en a souffert, puisque j’ai fait une atteinte de tuberculose. C’était dû aux privations.


Dans ton livre L’Appel indien, tu fais un parallèle entre ton pays, les Vosges, et les terres indiennes du Nouveau Monde.

Le Nouveau Monde, j’ai le privilège de le connaître. Aux USA, j’ai parcouru les terres indiennes de l’Arizona, de l’Utah, où vivent, dans des réserves, les Navajos, les Hopis. J’ai retrouvé une ampleur, une grandeur de paysage, ce que j’appelle une respiration. J’ai rêvé devant les mesas inondées de soleil à un langage occulte à travers la distance. A Monument Valley, il m’a semblé revivre les charges de cavalerie. J’ai adressé, par un orifice sacré dans l’arche rocheuse, ma prière à l’étoile. J’étais enchanté de me retrouver parmi les tipis, les wigwams… Enchanté de m’évader, par un dream catcher, des conventions du monde civilisé, de me ressourcer aux forces essentielles: l’arbre à printemps, la Silver River, la Yellowstone…
Le plus imposant paysage du monde, je l’ai approché avec le Grand Canyon, énorme faille, un paysage fabuleux, où vécurent les Anastasis. Avec les concrétions rocheuses, qui changent de couleur avec la lumière, on domine un espace immense qui s’irise du soleil… Là-bas, c’est la terre rouge, la terre inspirée, qui m’a paru aussi familière que celle de mes ancêtres.

Comme nous les Vosgiens, les Indiens ont subi l’invasion et ont été dépossédés des meilleures terres. Après Little Big Horn, le combat de la revanche, il y eut les massacres perpétués par les Blancs, puis le long et douloureux exode, comme je l’ai vécu, par les rigueurs de l’hiver, avec les privations, la famine.

Comment t’est venue l’idée de ce rapprochement entre les Vosges et les terres indiennes ?

Dans L’Appel indien, s’exprime une démarche poétique liée à un procédé de transposition, selon le vœu d’André Breton : « C’est en transposant le plus largement possible que vous gagnerez le cœur des autres. »

La terre vosgienne est donc la terre indienne magnifiée. Avant tout, je suis un enfant de la terre vosgienne, paysanne, rude à travailler, mes aïeux viscéralement attachés au domaine, trimant du matin au soir…

Moi, je m’acquitte de la cueillette des fruits, du ramassage des œufs… Je ne veux pas, comme le dit Rimbaud, « la main à la charrue ». Je veux la liberté. Les travaux épuisants, très peu pour moi. Je vagabonde par mes allées, par les allées du Nouveau Monde. Je leur suis reconnaissant, à tous, de me laisser ainsi vivre à ma guise, un Sauvage, un Indien. Je suis libre.

Ce qui compte, c’est la liberté qui refuse tout esclavage et, au Nouveau Monde, à la différence de l’Ancien, on ne connaît pas l’esclavage.
Indien des Vosges, Indien des terres de l’Ouest américain, je conçois mon appel comme un hymne passionné à la liberté, à la générosité de l’enfance, dégagée des tabous, des frontières, du surmoi des adultes, l’enfance païenne, sensuelle, rebelle. Comme l’énonce André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme, « l’absence de rigueur connue laisse la perspective de plusieurs vies menées à la fois ».

Le parallèle va loin, dans la mesure où tu compares l’arrivée des Blancs sur les terres indiennes et celle des Allemands qui franchissent la Ligne bleue des Vosges.

Comme les Indiens, j’ai subi les horreurs de la guerre. Un parallèle est établi entre la longue marche des Indiens vers une terre promise sans cesse différée et les réminiscences personnelles liées à l’exode, avec cette mythique « zone libre », où l’on échappe aux restrictions, aux humiliations de tous genres.

Et, comme l’ont fait les Indiens, tu lances un appel à la rébellion, tu revendiques le souffle de la liberté.

Aux Sèches Tournées, le peuple de la forêt profonde a pris le maquis. Le peuple des résistants connaît comme sa poche les clairières, les refuges, les endroits touffus où seul le sanglier pénètre. Ce peuple n’a jamais renié l’esprit de la buse, celui du grand cerf, celui du renard. Il sait dans les ténèbres, à la manière indienne, se couler par d’étroites sentes broussailleuses, être à la fois invisible et présent. Il bondit à bon escient, tel le chat sauvage, et sait plus que se défendre, surprendre et attaquer, briser tout encerclement.

En 1943, tu n’as que 10 ans. Dans L’Air indien, tu te dépeins sous les traits de Petit Coyote rêveur. Comment te situes-tu par rapport à tes aînés dans ce « peuple de résistants »?

Moi, je suis déjà le poète du refus de l’amenuisement, le poète de la largeur, de la largesse, puisque je déclare que je veux être briseur de cercles, de préjugés, de censures. Je revendique le droit d’être jaune, noir, rouge de peau. Je revendique le droit absolu d’être moi-même, quitte à passer pour un indésirable.

Et par rapport aux Amérindiens d’aujourd’hui ?

Ils vénèrent l’aigle, le bison, le coyote, la rivière, le printemps qui reverdit leur territoire. Ils tentent de maintenir un panthéisme, un animisme précieux en nos temps si destructeurs pour la biosphère. Toute espèce humaine est sacrée, disent-ils, les hommes, les animaux, les oiseaux, les insectes, les poissons, les arbres, les pierres sont sacrés. La terre elle-même, notre mère à tous, est sacrée.

Moi, Petit Coyote rêveur, j’ouvre la fenêtre de la cuisine, respire d’un élan la Ligne bleue menacée dans son essence, comme l’est l’âme indienne. Alors, je lance mon appel aux « forces vives » pour que soient préservés l’authenticité, l’envergure, le prodigue, l’intégrité du grand souffle porteur.

Dans L’Appel indien, que symbolise le personnage de Flèche d’Or ? Est-ce une réminiscence de ton histoire personnelle ?

C’est tout à fait transposé. Flèche d’Or est en même temps ma femme Denise, à l’époque de sa blondeur rayonnante,  et l’histoire d’une Indienne qui avait été enlevée par les Blancs, qui n’avait jamais accepté leur façon de vivre et avait réussi à s’enfuir et à revenir dans sa tribu d’origine.

Dans ton œuvre, l’Indien incarne bien la résistance à l’oppression, quelle qu’elle soit ?

C’est cela, la résistance à l’oppression et, un mot que j’aime beaucoup, le côté sauvage…

Le sauvage que tu étais quand tu étais jeune au sein de la nature vosgienne ?

Oui, et que, dans le fond, je suis resté.


Daniel Abel à Héricy, en septembre 2016 (photo Bruno Sourdin).

Dans quelles circonstances as-tu commencé à écrire et pourquoi as-tu fait le choix de la poésie ? Comment as-tu découvert ta vocation de poète ?

Tout d’abord, je considère qu’on peut être poète par sa façon de vivre et sans jamais avoir rien publié. Par contre, je pense que certains qui ont publié pas mal de livres, pour moi, ne sont pas des poètes. Déjà, cette première mise au point. J’ai eu la chance de connaître, de fréquenter des gens qui avaient une conduite poétique tout à fait remarquable.

Après les années de collège et de l’internat dont je t’ai parlé, que j’ai vécu comme un enfermement, c’est l’Ecole normale d’instituteurs, où je suis un peu plus heureux, à Mirecourt, la cité des luthiers et de la dentelle. Aux sorties, j’aimais errer dans la rue basse, rêver sur le pont qui enjambe le Madon, admirer l’ondoiement des algues, m’emplir de la musique de l’eau et du monde vert qui l’enrobe, oublier ce passé qui fut tout de violence.

Aux environs des vingt ans, j’ai une attaque pulmonaire qui se déclare. C’est alors le temps lent du sanatorium, le climat délétère de La Montagne magique de Thomas Mann. Evidemment, il faut bien meubler le temps, donc c’est une époque propice aux lectures. Il y a une espèce de Grand Meaulnes qui nous arrive, le plus souvent vêtu d’une cape noire, affublé d’une fine moustache et d’une barbe en pointe. Je m’en souviens encore, il s’appelle Pierre Frégiers. Il apparaît, disparaît mystérieusement, vit des amours qui nous éblouissent, nous qui sommes sans femme. Il nous initie à l’art abstrait, aux projections sur un papier punaisé au mur. Surtout, il exerce sur nous un ascendant, tout comme Vaché avec Breton. Il est enrobé d’une atmosphère de légende…

Vers quelles lectures t’es-tu orienté alors ?

Sur ses conseils, j’ai dévoré à la bibliothèque les trois volumes de Skira sur l’art moderne, et de Georges-Emmanuel Clancier, De Rimbaud au surréalisme. Poésie noire, poésie blanche. La poésie blanche, c’est celle vers laquelle on doit tendre, la poésie qui tire vers le haut, la poésie qui exalte la vie ; la poésie noire, c’est la poésie d’invective. Artaud, son cri halluciné de torturé à mort, ses entrailles jetées en pâture et, dans sa lignée, Jacques Marie Prevel et ses Poèmes mortels : « J’ai tout jeté dans l’extase et la terreur et ma vie et ses meurtrissures. » Alors, je découvre le personnage de Monsieur Plume, de Michaux, Breton et l’atmosphère bouleversante du surréalisme, Eluard le sensible, Char l’étincelant…

Je découvre surtout un poème qui me fascine, de Marcel Béalu, extrait des Mémoires de l’ombre : Le Bocal, et c’est une révélation. Il ne s’agit plus de décrire de l’extérieur mais de s’intégrer au récit, de se métamorphoser, de s’incarner en l’objet du texte, de créer une dynamique de la transformation. Dans Le Bocal, le narrateur devient le poisson dans cet espace clos, ondoyant, parcouru d’irisations. Il se transforme en clé, on ne sait alors quelle serrure va être ouverte. C’est, mis en pratique, le principe des vases communicants. On passe d’un compartiment, celui du réel, à un autre, celui du fantastique, du rêve, du merveilleux, de l’imaginaire, du ça freudien. On en revient éclaboussé d’images. C’est une découverte qui me pousse à entrer dans le monde du rêve et le temps lent, dont je t’ai parlé, incite au rêve.

Marcel Béalu était libraire rue Saint-Séverin à Paris. C’est une rencontre qui a compté dans ton parcours. A quelle époque fais-tu sa connaissance ?

Après le sana, pendant la post cure à Maisons Laffitte, à proximité de Paris. Marcel Béalu était blond et frisé, le regard bleu et clair, d’aspect solaire. Il tenait enseigne Au Pont Traversé, du nom d’une nouvelle de Jean Paulhan. Dans les rayonnages, il y a des livres sur le romantisme, le surréalisme, l’occultisme, l’hermétisme, le spiritisme, l’alchimie… Des livres d’art en nombre, des photos de poètes en vitrine. La poésie est en bonne place. J’écris alors des petits contes fantastiques que Marcel Béalu publie dans la revue Réalités secrètes, éditée par Rougerie. Je fais aussi connaissance de Jean Breton, qui tient une librairie à l’angle du boulevard Saint-Michel. Il me fait publier dans la revue belge Marginales.

Je deviens un peu le Piéton de Paris, le poète paysan venu des Vosges, grisé par la magie de la capitale.

Quels sont les lieux parisiens où tu aimes flâner ?

Rive droite, rive gauche, la Tour Eiffel, la Seine chantée par Apollinaire, la succession des ponts, Montmartre, la Montagne Sainte-Geneviève, le quartier du Marais, la rue Mouffetard, le quartier de l’abbaye de Cluny, Saint-Germain-des-Prés, la tour Saint-Jacques. J’ouvre des yeux émerveillés.

A Paris, je me suis aussi rendu, cœur battant, à quelques mercredis de la NRF, rue Sébastien-Bottin. Jean Paulhan est à la fois cordial et distant, Dominique Aury avenante, Marcel Arland silencieux dans son coin…

Cependant, j’avais découvert Nadja, L’Amour fou, Arcane 17… Il me fallait absolument me rendre au 42 rue Fontaine pour lier connaissance avec celui que je vénère plus que tout : André Breton.

Qu’est-ce qui t’a d’emblée séduit dans le surréalisme ?

Son côté flamboyant, révolutionnaire, sa volonté aussi, à la suite de Rimbaud, de « changer la vie », à laquelle se greffe le vœu de Marx, « transformer le monde ». Ces deux mots d’ordre, fondus en une nouvelle déclaration des Droits de l’homme, accordent plus d’espace à la passion, à l’imagination, au rêve, au merveilleux, à la liberté.

Il me tarde de connaître André Breton, qui me fascine avec sa recherche du point sublime, non par des voies désincarnées comme chez Daumal, mais en s’appuyant sur l’amour humain dans sa totalité. Breton prend le parti du désir, donc celui de la vie, celui de la santé.


Denise et Daniel Abel à Fontainebleau (photo Bruno Sourdin).


On sait bien l’importance de l’amour et de la femme chez les surréalistes. Quand as-tu fait la connaissance de Denise, qui deviendra ta femme ?

C’est à Maisons-Laffitte que j’ai rencontré Denise. Elle était toute en blondeur, jeune, belle, rayonnante. Elle était une présence bénéfique, apaisante, solaire. Tout à coup, elle donnait un autre sens à ma vie, elle incarnait le désir, la passion, l’amour, l’ouverture au monde. Grâce à elle, j’échappais à mon passé de noirceur. Nous avancions à deux dans le sens de la vie. Les lendemains devaient chanter, qui seraient faits de rencontres enrichissantes. Denise alors était la lumière, l’étoile qui guide par le labyrinthe, celle qui, par sa présence, magnifie l’instant, le paysage.

A deux, nous découvrions la grande ville. Denise à mes côtés, c’était un périple enchanté. Il me semblait que rien de mal, de mauvais ne pouvait advenir. Denise a toujours eu foi en l’homme. Elle croit à un monde perfectible. Elle dispense par conséquent un climat de confiance. C’était l’attraction passionnée. Nous faisions en un seul esprit une même chair.
Elle a été l’inspiratrice des poèmes de Flammes, dans lesquels je traduis l’élan qui me poussait vers elle. Dans Flammes, j’évoque ce « corps d’orange sur une coupe de lumière, beau à y déposer la moisson d’un regard ». Aussi les mains se tendent-elles vers la femme aimée. C’est un cheminement à deux. On voit l’existence comme un beau rêve qui ne devrait jamais finir.

Quel souvenir gardes-tu de ta première rencontre avec André Breton ?

Un jour de 1958, Denise et moi sonnons au 42 rue Fontaine, non loin de la place Blanche. La cour pavée, l’escalier gravi par tant de pas célèbres… Devant les veines apparentes du bois, je pense aux frottages de Max Ernst. Aussi, c’est le cœur battant que nous accédons au 3e étage, avec la porte à l’œilleton. Ouvrira-t-il ? Il ouvre. A nos yeux éblouis, s’offre l’atelier, le regard sollicité par des objets tous plus étonnants les uns que les autres. Derrière Breton, le Cerveau de l’enfant de Chirico, tout un espace de légende, les portraits de Baudelaire, Jarry, Fourier… les grands ancêtres.

Dès l’entrée, on est interpellé par des oiseaux sous vitrine : le goura couronné, les colibris, les oiseaux mouches, dont on attend l’envol, tant le lieu est propice au coup d’aile…

Elisa et André Breton vivaient au milieu d’une collection d’objets fascinants, de tableaux des plus grands peintres : Gustave Moreau, Tanguy, Dali, Ernst, Picabia, Picasso, Miro, Hantaï, Magritte, Arp… Leur appartement relevait du musée. Il donnait une impression d’harmonie, tant le goût de Breton était infaillible. Le regard du visiteur pouvait identifier, près de l’encrier sur la table, les porte-plumes d’Apollinaire, la petite cuiller au soulier de L’Amour fou, la boule suspendue de Giacometti, le miroir de sorcière, les tableaux naïfs de Crépin, Lesage et Aloyse, une peinture aborigène australienne, des poupées hopis kachinhas, des objets insolites dénichés au marché aux puces, une étonnante inscription sur une pierre : « Souvenir du paradis terrestre ». Dans la pièce du fond, des masques et totems océaniens créaient une sorte de hantise incantatoire. La lumière venue de la grande verrière mettait en évidence le beau visage d’Elisa, l’héroïne d’Arcane 17. On était bien au cœur de la magie surréaliste, des hasards objectifs. Cet espace relevait de l’athanor de l’alchimiste. « Je cherche l’or du temps », était la devise de Breton.

Quelle impression, ce jour-là, t’a laissée André Breton ?

Nous aurons connu André Breton en trois lieux : au 42 rue Fontaine, au café La Promenade de Vénus et à Saint-Cirq-Lapopie. Physiquement, il dégageait une grande force, environné d’une aura, avec un beau visage de chef indien, comme sculpté dans le roc de cette côte de Gaspésie qui lui était si chère. D’emblée, on était sous le charme et on pouvait lui attribuer cette affirmation, qui était la devise d’Apollinaire : « J’émerveille. »

Il puisait son pouvoir d’exaltation dans un passé de légende, la civilisation celte, par exemple, qu’il préconisait, rejetant la civilisation grecque. Il magnifiait le présent qu’il tendait de toutes ses forces à rendre généreux. « Je ne fais pas état des moments nuls de ma vie », avait-il dit. En toute chose, Breton témoignait de grandeur. Ayant affirmé avec force que, dans le surréalisme, « la femme aura été aimée et célébrée comme la grande promesse », il faisait preuve, envers les dames, d’une exquise politesse et pratiquait le baisemain.

Cependant, il pouvait se montrer intransigeant, capable d’une grande fermeté, lui et ses disciples, jetant le haro sur le stalinisme, le cléricalisme, tout misérabilisme…

Ensuite, tu t’es engagé dans le surréalisme et tu as commencé à assister aux réunions du groupe ?

Oui, aux réunions du samedi au café La Promenade de Vénus, 32 rue du Louvre, au cœur du quartier affairé des Halles. Le groupe surréaliste se retrouvait tous les soirs à 18 h, ses membres pour la plupart parisiens, le samedi était réservé aux invités.

Comment se déroulaient ces réunions ?

Au café, Breton se plaçait face à un grand miroir, dans lequel il regardait venir à lui les habitués du samedi : Aube et Yves Elléouët, André-Pierre de Mandiargues, Jehan Mayoux, Jean-François Revel…, et les hôtes de passage : Robert Lagarde, Meret Oppenheim, Julien Gracq, les Belges Jacques Lacomblez et Jacques Zimmerman, Charles Estienne, J.B. Brunius…
Elisa était impériale. Jean Schuster  était toujours à droite de Breton. Autour de lui, à chacun d’eux sa spécialité : Jean Schuster la politique, Robert Benayoun le cinéma, Vincent Bounoure les civilisations océaniennes… Assidus également, le peintre Toyen, la poétesse Joyce Mansour, Mimi Parent et Jean Benoît, Marianne et Radovan Ivsic, Nicole Espagnol et Alain Joubert, Jean-Claude Silberman… tous unis autour d’André Breton sur cette revendication essentielle : la liberté.

C’était l’époque mouvementée de la guerre d’Algérie et du Manifeste des 121, élaboré et signé par Breton, lequel s’opposait avec la plus grande énergie à toute forme de colonialisme. Breton et les siens ne se sentant pas en sécurité changeaient parfois de lieu de rencontre, choisissant des cafés au nom poétique. Le dimanche, La Promenade de Vénus fermée, nous nous retrouvions au Vaudeville, place de la Bourse.

Au cours de ces réunions, passaient de main à main des dessins étonnants, relevant parfois de l’art brut, des objets surprenants, je me souviens d’un météorite descendu des étoiles. On nous présentait des tracts à signer. Le surréalisme était en délicatesse avec l’existentialisme, alors à la mode, L’Homme révolté de Camus faisait polémique. L’esprit de curiosité se renouvelait sans cesse. La réunion terminée, toujours à la même heure, comme d’un noyau de magie, les participants de cette soirée divergeaient, qui vers la rive droite, qui vers la gauche.

Chaque été André Breton aimait à se retrouver, entouré de ses amis, dans sa maison de Saint-Cirq-Lapopie, dans la vallée du Lot. Quelle était la tonalité de ces séjours ?

A Saint-Cirq, André Breton avait une respiration plus ample, plus délivrée, en accord avec le paysage. Il retrouvait, dans l’agencement des ruelles du village, une analogie avec la composition des Illuminations de Rimbaud. De la porte de la Pelissaria à celle de la Peyrolerie, on cheminait par un lacis de ruelles pavées. On côtoyait des maisons médiévales. L’Auberge des Mariniers, une maison forte aux fenêtres gothiques, caractérisée par l’association d’un logis et d’une tour d’angle, était la maison d’André Breton. Une légende prétendait que cette maison avait été une ancienne demeure de brigands. A la vasque de pierre, on versait de l’eau pour les oiseaux. « A jamais je serai de la race des oiseaux », avait-il dit.

Par la suite, nous avons dormi dans la chambre aux oiseaux. Aux murs, des gravures d’Audubon, une inscription : « Birds, lives », une affiche de Max Ernst punaisée à une porte de placard : The Birdman, un personnage à tête de faucon, en smoking, poignardait le pied d’une femme nue, la tête en bas, sa chevelure en cascade à toucher le sol…

Avec Denise, vous avez beaucoup aimé ce village. Quelles étaient les occupations favorites du groupe ?

Les après-midi, penchés sur la berge ou dans les courants, on s’adonnait à ce que j’ai appelé « le temps étoilé », c’est-à-dire le rite de la quête des agates dans le Lot, ces pierres mystérieuses utilisées dès l’Antiquité pour figurer des scarabées. Breton était dans son élément, passionné, heureux comme un enfant. Les réunions se tenaient à 18h au seul café du village.

En 1962, nous avons campé quinze jours au bord du Lot. Ce séjour fut enchanteur, en compagnie d’André et Elisa Breton, de Jean Benoît et Mimi Parent, de Marianne et Radovan Ivsic.

Le matin, vers 10 h, nous gravissions le sentier à flanc de falaise. L’après-midi, nous descendions à la rivière pour les agates. On les chargeait dans le coffre de notre 2CV. Au café, on les disposait sur la table de fer, pour comparer les dessins, les veines intérieures, la texture ou les couleurs… Avec les agates, Jean Benoît composa une allée occulte dans la cour du jardin. Pour redonner leur éclat aux pierres, on les arrosait. Elles retrouvaient leur magie de signes.

André Breton lui-même avait tenu à patiner soigneusement une agate blanche, rare, qu’il admirait et que j’avais trouvée… Il me l’a restituée. Magnifiée. Je la possède chez moi, en évidence. André Breton entraînait dans son sillage, magnétisait.

As-tu participé, à Saint-Cirq à des jeux surréalistes l’honneur ?

C’est à Saint-Cirq que fut expérimenté le jeu de l’Un dans l’autre, mais je n’y ai pas directement participé. C’est un jeu basé sur le principe d’analogie. Breton s’en explique dans la préface à Signe ascendant. Et encore une fois, avec le mot « rayonner », nous sommes au cœur de sa pensée. Breton était solaire. Il n’est pas étonnant qu’il ait écrit l’Ode à Charles Fourier, le chantre de l’attraction passionnée. Dans ce qu’il entreprenait, Breton se donnait entier.


Tous les surréalistes qui ont séjourné à Saint-Cirq autour d’André Breton ont souligné le caractère magique du lieu. C’est bien aussi ton avis ?

Saint-Cirq relevait de la « pierre qui monte » (pour reprendre une citation d’ Arcane 17), de la montagne ascensionnelle, du point sublime « d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le communicable et l’incommunicable cessent d’être perçus contradictoirement ». C’est un haut lieu, comme le Rocher Percé de la côte de Gaspésie ou le Teide de Ténériffe, aux Canaries. A Saint-Cirq, on avait l’impression, le soir, d’être en relation privilégiée avec l’intemporel, avec les étoiles.

L’écriture automatique est-elle une pratique qui a beaucoup compté pour toi ?

Oui, je crois même que j’ai peut-être le défaut, et Breton me l’a reproché, de me laisser aller à l’impulsion lorsqu’elle me pousse à écrire sur un thème. De toute façon, j’aime l’écriture pulsive et l’écriture automatique est une écriture pulsive. Ce n’est pas une écriture raisonnée. Et quand je retouche mon écriture, c’est souvent moins bien qu’au premier jet.

Quelle est la place d’Elisa dans tes souvenirs ?

Elisa, c’est l’héroïne, l’étoile d’Arcane 17, Elisa Caro, d’un premier mariage, rencontrée à New York en 1943 lors du séjour de Breton aux USA. C’est la femme élue, qui a traversé un drame, la mort de sa fille, évoqué dans Arcane 17. Elle apparaît majestueuse aux côtés d’André Breton, racée, distinguée, impériale, lumineuse, secrète aussi, se livrant peu. Pour se rendre le soir au café, la Promenade de Vénus, ils prenaient tous deux l’autobus, descendant de la place Blanche, s’emplissant de la ville lumière. Breton et elle vivaient simplement, ne se séparant d’un tableau qu’en dernière extrémité.

A Saint-Cirq, Elisa apparaissait en longue robe à fleurs aux chevilles, ses cheveux gris cendrés aux épaule, un fin sourire sur ses lèvres minces, les yeux d’un bleu très pur et tendre, célébrés par Breton dans Arcane 17. Elle avait aussi un compagnon qui lui tenait à cœur, en cage, un perroquet sur lequel elle veillait avec attention, le nourrissant, l’abreuvant, le rentrant avant que la nuit ne tombe, auquel elle s’adresse, « Lorito », faisant rouler les r, avec un accent chantant de Chilienne.
Elle a traduit en français un conte d’Edward Munch, publié aux éditions du Nyctalope.


Elisa Breton et Daniel Abel en août 1991 devant la maison de Saint-Cirq-Lapopie (photo Denise Abel).


Vous avez continué à la voir et à venir à Saint-Cirq après la mort d’André Breton en 1966.

Après la mort de Breton, elle a continué de venir à Saint-Cirq l’été. Elle entretenait jalousement la mémoire du maître des lieux. Elle avait encore une grande amie, Toyen, qui se baignait tôt le matin au Lot.

Elle était heureuse de notre venue. Les assidus venaient surtout à Saint-Cirq pour Breton. Elle avait cependant ses amis à elle, dans le village même, car, à la différence d’André, elle parlait volontiers avec les habitants, s’arrêtait aux boutiques des artisans, engageait un dialogue avec le potier, le tourneur sur bois, avec Anne Marie la préposée au tourisme. Elle parlait aux enfants, elle était plus expansive, plus intégrée et admise des gens du village que Breton.

En Denise, elle trouvait une complice. Après les heures chaudes, nous nous rendions au marché de Limognes, de l’autre côté du causse, où vivait une descendante de Bettina Brentano von Arnim.

Le soir venu, propice aux échanges et aux confidences, elle évoquait sa sœur restée au Chili, le grand musicien chilien Claudio Arrau, des figures de peintres, de poètes dont elle avait conservé le souvenir.

D’elle, entrée dans le grand âge, j’ai retenu cette volonté farouche pour demeurer debout, verticale, en mouvement, digne, autant que possible rayonnante, lumineuse. Elle se fardait avec soin, rougissait à peine ses lèvres, elle voulait rester féminine, avec ce beau visage à la Garbo qu’avait remarqué Claude Roy.

Elle réalisait des objets poétiques, sculptait des os de seiche, dialoguait avec Lorito, s’enchantait des oiseaux qui venaient à la vasque de pierre. Nous nous rendions aussi au gué du Lot, mais il n’y avait plus d’agates, rien que l’écluse, le moulin, l’eau qui s’écoule…

En 1992, se produit la chute, handicapante. Elle ne peut plus se rendre à Saint-Cirq ni occuper l’appartement de la rue Fontaine.

Denise Abel en compagnie d'Elisa Breton à Saint-Cirq-Lapopie, à l'été 1991.
Vous avez continué à lui rendre visite, Denise et toi, à la maison de retraite.

Nous lui apportions des fleurs. Sur la table de chevet, je me souviens d’un livre dédicacé de Jean-Claude Carrière, des lettres envoyées par Julien Gracq, une photo d’André et d’Elisa, au mur une composition graphique de Matta. Elle nous montra des lettres de Jean Benoît, illustrées de dessins érotiques. Nicole Pierre venait la coiffer. Jean-Michel Goutier, fidèle secrétaire qui s’occupait des écrits d’André, entretenait le lien avec l’appartement du 42 rue Fontaine.

Elisita, la merveille… Un jour de mars, nous l’avions emmenée pour une sortie en voiture. Elle redevint un peu jeune fille. Paris au printemps est un champagne.

Comment vois-tu la continuation de l’esprit surréaliste après 1966 ?

Après la mort d’André Breton, le surréalisme a éclaté. On avait découvert le mouvement de la Beat Generation, Kerouac, Ginsberg, Burroughs, en France Claude Pélieu, qui privilégiaient un langage direct, sans fioritures, avec une attaque virulente de la société de consommation. Puis il y avait eu mai 68, « l’imagination au pouvoir », « il est interdit d’interdire », « faites l’amour, pas la guerre »…

En 1969, Jean Schuster prononçait l’acte officiel entérinant la fin du groupe surréaliste mais celui-ci, en fait, éclatait : avec Vincent Bounoure, Alain Joubert, Sarane Alexandrian et la revue Le Supérieur inconnu ; avec Edouard et Simone Jaguer qui avaient lancé de leur côté  le mouvement Phases ; en Belgique, il y avait des créateurs comme Jacques Lacomblez, poète et plasticien fondateur de la revue Edda, Jacques Zimmermann, Lucques Trigaut ; en Bretagne Jean-Claude Charbonnel et ses Armorigènes (un collage verbal à partir des mots aborigène et Armorique). De façon ininterrompue, ici et là, le surréalisme se poursuivait…

Et aujourd’hui ?

Des groupes se réclament du surréalisme ou en sont proches. Ainsi l’équipe de la revue Les Hommes sans épaules, avec Christophe Dauphin ; l’équipe des Cahiers des Amis de Benjamin Péret ; celle des Amis de Robert Desnos ; la collection de Mélusine, une revue universitaire sous la houlette d’Henri Béhar ; plus individuelle la revue Le Pique de feu de Jean-Claude Biraben ; Brumes blondes aux Pays-Bas ; la Tortue Lièvre au Canada… Enfin, il y a l’art brut, les créations de singuliers, hors du circuit de l’art, tel Chomo en forêt d’Achères… Et il y a la fabuleuse maison Unal, sorte de Palais idéal moderne.

Les surréalistes revendiquaient « l’œil à l’état sauvage », se réclamant des civilisations primitives. Les expositions du Musée des arts premiers, à Paris, répondent à ce vœu, en présentant « le temps des rêves » des Aborigènes d’Australie, les productions des peuples des îles et des archipels lointains…

Il y aura toujours un individu qui s’opposera au convenu, qui déviera de la ligne droite, toute tracée, contrant les forces dominantes, dans un esprit de révolte, essayant, suivant ses moyens, de changer la vie, de s’opposer, ne serait-ce qu’un peu, à la morosité ambiante, quitte à devenir le « grand indésirable ». Alors, effectivement, le surréalisme survit par fulgurantes éclaircies.

La caricature que l’on a faite de Breton en « pape du surréalisme » doit profondément t’exaspérer ?

Il ne faut pas l’oublier, André Breton était accueillant. Beaucoup de gens venaient à lui. Il était un peu comme un aimant qui attirait. Moi, je l’ai vu comme un homme de l’accueil et comme un homme du merveilleux. C’est surtout cela que je retiens.

Est-ce que tu as été tenté, toi aussi, par le recours à l’ésotérisme ?

Je pense en effet qu’on peut être tenté, même si on n’a pas lu André Breton, par ce point sublime d’où l’on domine le temps, d’où l’on échappe aux frontières de la mort. J’ai lu un peu les livres de René Guénon et de certains auteurs hindous. J’ai effectivement cherché dans l’ésotérisme. Mais je me suis également penché du côté des stoïciens, Marc Aurèle, Sénèque : ils apprennent à supporter les coups durs et à prendre la vie telle qu’elle est : ce n’est pas toujours un long fleuve tranquille.

Tu te réfères souvent à René Daumal, alors qu’on oppose souvent les surréalistes aux membres du Grand Jeu. Visiblement, son œuvre t’a fortement intéressé ?

Plusieurs raisons m’ont poussé à m’intéresser à René Daumal. Comme moi, il a connu les affres de l’exode, les privations, d’où s’est ensuivie une attaque de tuberculose, ce qui a mené à un séjour en sana. D’autre part, j’ai trouvé chez lui, comme chez Breton, la même volonté ascensionnelle : chez Daumal par le mysticisme exprimé essentiellement dans son roman inachevé, Le Mont Analogue, tandis que Breton, dans la Lettre à Ecusette de Noireuil, dans l’Amour fou, exalte le point sublime d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le haut et le bas cessent d’être perçus de façon contradictoire, où le temps apparaît immobile, éternel. Pour atteindre ce point, Breton s’appuie sur le couple humain avec l’amour réalisé, l’amour charnel, dégagé de toute culpabilité. Alors que chez Daumal, il s’agit plutôt de spiritualité pure, d’une démarche désincarnée, laquelle ne s’appuie pas sur le désir, ni le plaisir.

Avec les membres du Grand Jeu, se révèle une situation de porte à faux par rapport au réel. A la différence des poètes de café qui se livrent à des jeux mondains, des jongleries verbales, les Simplistes sont terriblement sérieux, ils ne jouent pas, ils s’engagent entiers dans l’aventure de l’esprit. D’où la charge de Daumal contre les réunions de café dans La Grande Beuverie.

Comment as-tu été amené à la lecture de Daumal ?

Le hasard m’a fait découvrir Le Mont Analogue dans la caisse d’un bouquiniste sur les quais de la Seine. Il y avait aussi un numéro des Cahiers du Sud consacré à René Daumal. L’homme y était présenté comme un prisonnier et le drame c’est qu’il s’attache à sa prison. Aussi faut-il impérativement renoncer à cette prison et trouver l’échappée par l’ascension, fut-elle symbolique, de la montagne.

Dans la tradition, remarquait Daumal, la montagne est le lien entre la terre et le ciel. « Son sommet unique, écrivait-il, touche au monde de l’éternité et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie unique par laquelle l’homme peut s’élever à la divinité et la divinité se révéler à l’homme. » Avec humour, Daumal met en scène des expéditions en route pour cette montagne inaccessible par les moyens ordinaires.

Je retrouvais, comme chez Breton, une volonté de progresser vers le haut. Il y avait aussi cette idée généreuse de la cordée. Nous sommes reliés les uns aux autres et, si l’un des alpinistes dévisse, la cordée doit y palier. Daumal prônait un alpinisme analogique : personne ne peut s’élever à un degré supérieur avant d’y avoir installé celui ou celle qui suit.

Un certain sens de la montagne me paraît être commun à Daumal et Breton. Pour Breton cependant, il ne faut pas séparer le sommet de la base, l’ascension du souci du retour au réel. Dans un poème de Clair de terre, le parti pris est clairement énoncé : plutôt la vie !

De René Daumal, le poème Je suis mort parce que je n’ai pas de désir se termine par « Désirant devenir on vit. » Cette dernière phrase m’apparaît importante. Devenir, c’est entrer en mouvement et le mouvement, c’est la vie, conçue, selon Breton, comme une approche de la santé, de la beauté, la vitalité, rejetant ce qui est dégradant et mutilant.

On voit très bien des points communs entre les surréalistes et le Grand Jeu, il y a aussi des différences.

L’espoir de prolonger la vie, d’échapper aux limites contraignantes, était un souci commun, mais les moyens sont différents. Le souci de la santé mentale a été une des constantes de la pensée de Breton, alors que les membres du Grand Jeu jouaient leur vie, leur équilibre psychique. Dans la préface à Signe ascendant, évoquant les deux plateaux de la balance, Breton insiste pour que l’image s’oriente vers le plaisir, rejetant le dépréciatif, le dépressif.

L’on ne trouve pas l’amour dans les préoccupations des Simplistes. Breton y revient avec insistance. Il exalte l’amour comme « attachement total à un être humain ». Dans Arcane 17, il écrit : « L’amour réciproque est le seul qui conditionne l’aimantation totale, sur quoi rien ne peut avoir de prise, qui fait que la chair est soleil. » Breton, c’est le parti de la vie, Daumal celui de l’esprit. Breton : par l’ouverture totale à la vie, la délivrance de ses chaînes de l’esprit.

Tu exerces une double activité de poète et de plasticien. Tu aimes travailler sur l’objet de récupération pour créer un univers de merveilleux et de magie. C’est ainsi que tu construis beaucoup de boîtes.




Je me suis intéressé à la boîte lors de mon Capes d’arts plastiques. J’avais découvert avec admiration les boîtes de Joseph Cornell, puis celles de Paul Duchein. J’avais choisi le thème de la mémoire.

L’ensemble de mes réalisations était désigné sous le titre de Creusets de mémoire. Dans mes boîtes, je voulais évoquer l’eau de la fontaine, la silhouette de la montagne, etc. Il ne s’agit en aucun cas d’une mise en boîte systématique, aveugle, mais toujours d’une transposition, d’une mise en relation, de la création d’un espace poétique qui déborde la boîte, interpelle le regardeur. Passionné par Rimbaud, j’ai réalisé une série de boîtes en hommage au voleur de feu, avec un fil conducteur, le plus souvent un extrait de poème. J’ai aussi construit une boîte en hommage à Elisa Breton.

Dans mes boîtes, je ne veux pas enfermer un mini univers, au contraire inviter à rayonner, rejoindre.

Tu as aussi fabriqué des masques et des totems.

J’ai réalisé une centaine de masques d’après des pelles à goudron, trouvées au bord de la chaussée dans la région parisienne. Ainsi s’est constituée la communauté des chevaliers de la Table ronde, celle des divinités égyptiennes, des divinités nordiques ou grecques. J’ai aussi créé des personnages particuliers : Cyrano, reconnaissable à son nez qui est un tuyau de lavabo ; Maigret et sa pipe ; le fameux guidon de vélo de Picasso… C’est la grande famille de mes doubles.

Les totems s’inspirent des civilisations premières, proches de la nature, puisant dans le monde des légendes, à la manière des anciens de la culture aborigène d’Australie, pour lesquels s’interpénètrent les règnes minéral, végétal et animal. Je privilégie la couleur, le côté solaire, autant que possible le côté ascensionnel, le côté symbolique…


Daniel Abel crée des sculptures à partir d'objets de récupération.


D’où vient cette passion de l’art brut ?

L’art brut, que l’on pourrait nommer également art singulier, me semble échapper à tout ce complexe littéraire qui tourne autour de l’écriture. Je pense qu’on écrit pour être publié, pour communiquer. Autrement, l’écriture s’enferme sur elle-même. L’art brut, c’est un peu pareil. Ce sont des créateurs qui ont besoin de sortir d’eux-mêmes.

Peut-on dire que pour toi la créativité ne s’arrête jamais ?

Elle devrait ne s’arrêter jamais. André Breton dit lui-même qu’il faut essayer d’entretenir jusqu’à la fin de sa vie ce souffle qui nous habite.

Et, dans l’esprit surréaliste, tu aimes pratiquer le collage ?

Max Ernst, Max Bucaille furent les pionniers du collage. Ce procédé a l’avantage d’être ludique et peut s’accomplir dans la spontanéité, l’instantanéité. Il réclame peu de moyens. Et il répond à la définition de l’image, énoncée par Pierre Reverdy et reprise par André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme : « L’image ne naît pas d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus le rapport entre ces deux réalités sera lointain mais juste, plus l’image aura de force poétique. »

C’est alors l’imagination qui est au pouvoir et qui peut se permettre des juxtapositions hasardeuses, osées, bouleversantes, dérangeantes. Le merveilleux est recherché, celui déjà qui s’exprimait dans La Femme sans tête, de Max Ernst. Du noir au blanc, le collage est passé aux couleurs, s’enrichissant d’autant, jouant sur les formes, s’essayant à des rapprochements insolites. J’aime les collages de Nicole Pierre, toujours empreints de poésie, ceux d’Aube Elléouët-Breton, s’évadant du figuratif, flirtant avec l’abstraction, ceux d’Anne Ethuin.

Pour  ma part, je pratique également le détournement de photographie. J’entreprends des séries de mini collages. Je réalise quelques objets rehaussés de collages. Je considère le collage comme un moyen d’évasion et de conquête d’horizons nouveaux.

As-tu eu une correspondance importante ?

Je n’écris pas régulièrement. Pour que je prenne la plume, il faut que je sois fortement sollicité. Il me faut donc une impulsion, une forte motivation.

Au sana, j’ai éprouvé le besoin d’écrire à Marcel Arland et à Jean Paulhan. Ils m’ont répondu, Paulhan joignant à sa lettre un exemplaire des Fleurs de Tarbes, avec cette dédicace : « L’homme parvient au salut par ce qui devait entraîner sa perte, tel est le sens du rituel, Katha Upanishad, 1958, à Daniel Abel le plus volontiers du monde. »

Alors que j’étais instituteur dans les Vosges, j’avais envoyé un manuscrit à Albert Camus, alors prix Nobel. Enfant de la guerre, ayant connu les privations et la maladie, j’avais lu Le Mythe de Sisyphe, je m’étais imprégné de l’atmosphère de l’absurde. Dans mon récit, j’évoquais un batelier, sur le chemin de halage du canal de l’Est, sanglé, tractant la péniche. J’imaginais le chemin de halage circulaire, il n’y avait pas d’issue, le batelier condamné à ahaner sans fin dans l’effort solitaire. Albert Camus m’avait répondu par l’envoi de trois livres dédicacés. Malheureusement, je n’ai pu le rencontrer.

Et avec André Breton ?

A l’époque où je participais aux réunions du dernier groupe surréaliste, j’avais écrit à Elisa, lui confiant mon désarroi, suite à un déménagement et ma difficulté à me maintenir dans le groupe. S’en suivit une très belle lettre d’André Breton, chaleureuse, se terminant par :       « Nous vous adressons à tous deux nos plus affectueuses pensées. »

Dans cette lettre, il me donnait des conseils quant à l’écriture. En voici un extrait : « Aucune communication de quelque prix ne peut être obtenue en s’abandonnant à l’énonciation pure et simple, la plus bouleversante émotion que vous avez pu éprouver vous tout aussi bien que moi-même échappe totalement à la transmission directe, c’est en gardant jalousement pour vous ce qui la motive, en transposant aussi largement que possible qu’elle aura chance de passer dans vos accents et de gagner le cœur des autres, autrement rien… »


En septembre 1965, après la naissance de son fils, Daniel était moins disponible pour assister aux réunions du groupe. Il le regrette et s'en ouvre à Elisa. Emu, André Breton lui adresse cette belle lettre pour lui réaffirmer son amitié et lui donner des conseils d'écriture.


Nous avons eu également la chance, Denise et moi, de rencontrer, à Penne-du-Tarn, où il avait une maison de vacances, le poète Jean Malrieu, fondateur et animateur de la revue Sud, à Marseille, salué par les surréalistes pour son recueil, Préface à l’amour. Les lettres de Jean sont chaleureuses, comme sa poésie.

J’aime les correspondances qui explosent, qui débordent.

Tu as été enseignant au collège de Mormant, en Seine-et-Marne. Comme professeur de lettres puis d’arts plastiques. Comment s’est effectué ce changement ?

J’ai fait toute une carrière au même collège. Je me suis retrouvé avec les enfants de mes premiers élèves. Souvent en charge de la classe de 5e, j’étais un habitué de Pagnol et d’Henri Bosco ; pour rompre la monotonie, je mettais en scène avec les élèves L’Enfant et la rivière. On pouvait travailler à partir des Exercices de style de Raymond Queneau ou bien je leur proposais d’écrire à la manière de Baudelaire, de Michel Tournier, d’Apollinaire et ses calligrammes, Jean Tardieu et ses jongleries verbales… Pour les classes difficiles, je m’aidais de films.

A plus de cinquante ans, j’ai décidé de changer de fusil d’épaule et de passer un Capes d’arts plastiques. Avec les élèves, on découvrait les principaux courants artistiques et on mettait en application : impressionnisme, cubisme, surréalisme, abstraction, le dripping de Pollock, les monochromes d’Yves Klein, Rauschenberg et le pop art, Vasarely et l’op’art, la BD et Lichtenstein, Andy Warhol et les séries, les graffitis, les tags, le street art… J’aimais, si possible avec eux, demeurer à la pointe de la création, dans ce qui représente l’art vivant. En sculpture, on travaillait, à la râpe, le béton cellulaire. On utilisait le carton ondulé pour créer des masques, on élaborait des mobiles, on habillait les couloirs, on exposait devant le bâtiment. Il y a toujours à imaginer, à produire. Je ne conçois pas l’enseignement à sens unique, avec le magister dispensant son cours, mais la classe comme un lieu, un moment convivial, de dialogues, d’échanges. Tant mieux s’ils me corrigent, s’ils m’apportent leur vivacité, leur inventivité et leur fraîcheur. Je voudrais tellement avoir leur âge et ne jamais vieillir.

Tu parles souvent de l’exposition consacrée aux Neuf rasas de l’art indien au Grand Palais en 1986. Qu’est-ce qui t’a particulièrement frappé ?

Cette exposition a été une révélation. Les rasas sont des saveurs esthétiques qu’éveille, chez le spectateur, le caractère dominant d’une œuvre d’art. Ce sont les principales formes artistiques engendrées par l’hindouisme, le bouddhisme, le jaïnisme. Chaque salle était consacrée à une rasa, avec des manuscrits, des sculptures, des objets divers, une riche iconographie.

J’ai vu, dans ces « neuf visages du cœur », ces neuf voies d’expression, toute la gamme des sentiments qui composent notre vie humaine, tous ses aspects, pris l’un après l’autre ou de façon simultanée. Le dixième tableau, le « sentiment du lumineux », me semble répondre à cette affirmation extraite du Kama Soutra : « Ceux qui cherchent la libération l’atteignent par le détachement, qui ne peut venir qu’après l’attachement, car l’esprit des êtres est par nature attiré vers les objets des sens. »

Lors de notre voyage en Inde du Nord et au Népal, j’ai éprouvé ces neuf sentiments : l’érotique, avec les sculptures lascives du temple de Kajuraho, certaines femmes indiennes, leur sari mouillé de la baignade, le tissu épousant leurs formes ; le sentiment du merveilleux, devant la décoration des riches demeures des marchands, devant le spectacle du Taj avec ses minarets élancés, celui de la chaîne montagneuse aux neiges éternelles de l’Himalaya ; le sentiment pathétique, avec la foule des miséreux qui réclame sans cesse ; le sentiment comique, avec ce baigneur hilare se brossant les dents dans le Gange, la représentation du dieu Ganesh, protecteur du foyer, à tête d’éléphant ; le sentiment de sérénité et de la lumière intérieure, avec certaines représentations du Bouddah.

Voilà l’immense richesse de l’Inde, que l’on ne finit de découvrir, lisant les deux grandes épopées, le Mahâbhârata et le Ramayana, ainsi que les Upanishads et le Véda.

Quelques scènes surprenantes, lors de ce voyage, te restent sûrement gravées à jamais dans l’esprit ?

L’envol de perruches vertes dans les feuillages, le son d’une flûte de charmeur de serpent, l’attention extrême d’adeptes jaïns à ne pas écraser fût-ce un moustique, le respect absolu de toute vie…

Y a-t-il d’autres voyages qui t’ont profondément marqué ?

Les USA, pour les paysages des canyons, la pierre qui change de couleur avec la lumière, au Brice canyon ces milliers de colonnes d’un temple immense. Et puis les réserves indiennes pour le sortilège indien, la légende des Navajos, des Hopis, leurs peintures de sable, leurs chants et danses sacrées, leur esprit de révolte…

J’ai aussi été ébloui par la majesté des temples égyptiens : Abou Simbel, débité en gros blocs, parce qu’il était menacé par la construction du barrage d’Assouan, et reconstitué à l’identique, de telle façon que les rayons du soleil parviennent, comme auparavant, au dieu de la lumière, laissant dans l’ombre celui des ténèbres. Karnak, Louqsor, la Vallée des rois et les tombeaux, la décoration intérieure. Ces peintures, qui datent de plusieurs millénaires, sont toujours vives. Je me suis intéressé au mythe de la résurrection du pharaon : le pharaon dans la barque solaire, au milieu des étoiles, pharaon de nuit, pharaon de jour, symbole du soleil avec Akhénaton ; la déesse de l’amour, Hathor, lui a tendu la croix ankh (le plus beau symbole d’amour à mon sens) et il est revenu à la vie.

Nous avons adoré les Canaries, Tenerife et le printemps canarien, la montée traditionnelle au pic du Teide, le souvenir du voyage d’André Breton : « Le paon immense de la mer revient faire la roue à tous les virages. »

Il y a eu une folie aussi : nous avons effectué un tour du monde en avion, avec, comme escales : la ville temple d’Angkor Vat, les pyramides maya de Tikal, Chichén Itza, Uxmal, les chutes d’Iguaçu au Brésil, la baie d’Along au Vietnam, l’île de Pâques et les hautes statues des Moaïs, dressées face à la mer.

Tu as publié, en 2012, Arcs en ciel d’Ardèche, une suite de poèmes pour célébrer la maison Unal, une maison bulle construite en 35 ans de labeur par Joël Unal, en pleine forêt, à Labeaume dans le département de l’Ardèche. Ce projet de livre te tenait particulièrement à cœur ?

En 1963, dans un établissement où j’enseignais, à Coubert, en Seine-et-Marne, Joël Unal effectuait un stage de dessinateur industriel. Il avait vingt ans et témoignait d’une grande puissance créatrice. Musicien, il jouait de la guitare, pratiquait la peinture, la céramique, la sculpture… Nous avions spontanément lié amitié et j’ai eu le plaisir, lors de sorties parisiennes, de l’emmener à La Promenade de Vénus, où il assistait incognito aux réunions. Nous allions également à celles du groupe Phases, d’Edouard Jaguer, proche du surréalisme, qui regroupait peintres, poètes et sculpteurs.

J’ai perdu de vue Joël pendant quarante ans. Il nous a retrouvés par Internet. C’est en 2007 que nous avons découvert, éblouis, la maison Unal puis réalisé en commun ce livre sur cette construction qui relève de l’art magique.

La maison Unal.


Peut-on parler d’architecture surréaliste ?

La maison Unal aurait plu à André Breton. Le lieu répond à l’injonction « l’œil à l’état sauvage ». La maison est implantée dans un site rocailleux cerné de la garrigue et d’une forêt de chênes lièges, loin de tout habitat important. Elle repose sur un espace de légende, un habitat néolithique. Au détour du chemin, elle surgit dans le regard, énorme coquillage, aéronef spatial, caravansérail, de blancheur irradiante. L’effet de surprise est total.

L’agencement de la maison répond à ce que prônait Rimbaud : « Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. » Si l’on effectue le tour de la maison, apparaissent au regard des points de vue surprenants, des formes hardies qui interpellent (des arcades, des arcatures, une cheminée). La maison repose sur le roc (il n’y a pas de fondations) sur ses 18 piliers.

Curieusement, elle semble réalisée dans la facilité extrême, ce qui n’est évidemment pas le cas. On ne pense ni à l’armature métallique de soutien, ni aux années d’effort, à deux. Joël et son épouse Claude sont allés chercher, au début, l’eau à six kilomètres. Joël quotidiennement a manié la bétonneuse, composé, fragment après fragment, les mosaïques…

André Breton aurait aimé cette écriture, qui paraît instinctive, idéalement libre, intemporelle, cette écriture de pleins, de déliés, de volumes heureux, cette efflorescence rayonnante et épanouie.




Revenons à la littérature. Que penses-tu des écrivains d’aujourd’hui ?

Aujourd’hui, il y a les ténors de l’édition, les écrivains qui pratiquent une écriture plate, bien loin de l’image convulsive, de la métaphore. Cependant, il y a encore des solitaires qui  œuvrent dans le veine surréaliste, tel Jacques Abeille.

J’avoue mon attirance pour les écrivains de l’espace, les découvreurs, à la suite de Rimbaud, ceux qui élargissent le regard, comme Kenneth White et sa géopoétique. Je continue à aimer l’élan, le souffle, ce qui m’entraîne, me propulse vers un ailleurs. J’ai du mal à lire un roman, cela me semble artificiel. Par contre, dans la tradition d’Octavio Paz, d’Aimé Césaire, d’André Breton, je recherche les écritures passionnelles, celle de Paol Keineg par exemple, qui défend bec et ongles sa Bretagne.

Comment vivre aujourd’hui dans un monde aussi chaotique, lorsqu’on a l’impression que tout part à la dérive ? Faut-il se résigner, se laisser aller au découragement ou au contraire faire tabula rasa, repartir de zéro ?

Selon certains, nous sommes entrés dans l’ère de la Sixième extinction. La biosphère est menacée comme jamais. Les cataclysmes se succèdent. Les guerres – toujours une guerre – engendrent des flux migratoires dont on ne sait que faire, le réchauffement climatique, la fonte des glaciers et de la banquise… Des territoires seront submergés. Va-t-on infailliblement vers le Printemps silencieux, La Mort de la terre, pour reprendre un titre de J. H. Rosny ? Va-t-on vers l’apocalypse, notre atmosphère polluée comme jamais, le cauchemar atomique à l’horizon, la planète qui agonise ?

Il appartient à l’écrivain, au poète, de prendre le parti des forces vives, de desserrer autant que possible l’étau, d’exalter la vie sous toutes ses formes, d’inciter tout un chacun à résister, à résister au nivèlement, à l’exclusion, à la fatalité du malheur. Que ces lendemains, pour nos générations futures ne hurlent à la mort. Charlie Chaplin avait mis en garde : « Le vrai ressort de la vie, c’est la lutte. J’ai peur pour l’avenir. Notre monde n’est plus celui des poètes, c’est un monde sans cœur, cruel pour les plus fragiles, écumant, agité, amer, envahi, noyé par la politique, gouverné par la loi de l’argent ; ne vous donnez pas à ces hommes contre nature, à ces hommes machines ! Ne soyez ni des robots ni du bétail ! »

Il faut résister, contrer le terrible, demeurer actif, debout, solidaire, refuser d’être parqué dans une réserve. Résister. René Char déclare : « Seul un vœu en révolte modèle le soleil. » Il faut espérer que devant l’injustice sociale de plus en plus criante, ce mot d’ordre soit repris par les jeunes générations, car André Breton le dit bien : « La révolte seule est créatrice de lumière. »



Propos recueillis
par Bruno Sourdin
à Héricy, septembre 2016

(Entretien réalisé pour la revue Diérèse, publié en deux volets: dans les N° 69 (décembre 2016) et 70 (mai 2017). Un grand merci à Daniel Martinez.)
http://diereseetlesdeux-siciles.hautetfort.com

Dernières publications de Daniel Abel:
Khajurâho (Alain Benoît, 1999);
Saint-Cirq (Clapas, 2002);
Les neuf rasas de l'art indien (Clapas, 2002);
Braises d'océan (Encres vives, 2004);
L'appel indien (Les Cahiers bleus, 2007);
Arcs en ciel d'Ardèche, la maison Unal (Plumes d'Ardèche, 2012);
L'été nuptial (Editions En Forêt, 2011);
D'or et de feu (Encres vives, 2018).

Bruno Sourdin et Daniel Abel (photographie Denise Abel).