05/09/2014

Passeur de la Beat Generation



Claude Pélieu a été le seul Français dont on puisse dire qu’il a partagé la vie des écrivains de la Beat Generation. Exilé volontaire aux États-Unis, il s’installe en 1964 à San Francisco avec sa compagne, Mary Beach, qu’il a rencontrée quelque temps plus tôt à Paris. Mary est employée à la librairie City Lights Bookstore. Rapidement le couple commence à travailler sur les traductions des grands auteurs Beat. 

C’est ainsi qu’ils s’attaquent à la Trilogie (La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express), une grande œuvre dans laquelle William Burroughs reprend et perfectionne la technique du cut-up inventée par Brion Gysin et tente, selon ses propres explications, de «créer une nouvelle mythologie pour l’ère spatiale ». Pour les traducteurs, l’aventure est compliquée. La langue française, analytique, se prête très mal à cet exercice de collages de mots et de permutations. Pourtant, Mary Beach est tout de suite parvenue à rendre la complexité de ce texte expérimental. A partir de cette première traduction remarquable, Claude Pélieu effectue une magistrale adaptation. Le mot « adaptation », qui figure en toutes lettres dans l’édition française, n’est pas sans importance. Il montre bien que Pélieu a été obligé, pour rendre en français un texte effervescent et chaotique, de créer une langue poétique originale et radicale. De l’œuvre ambitieuse et novatrice de Burroughs, il ne pouvait pas se contenter de livrer une version terne et insipide, comme l’aurait fait un traducteur lambda. Sans trahir l’original, il a réussi à transmettre, dans la langue de Molière, le rythme saccadé de Burroughs, son flux, ses accents surprenants, ses images fulgurantes… « Burroughs attaque, dévaste, décrasse le langage, brise les structures poétiques », se réjouissait Claude Pélieu, qui était, dans ces années 70, le seul Français à s’inscrire corps et âme dans ce qu’on a appelé « l’Internationale cut-up ». Il avait adapté en France une nouvelle manière d’écrire et vivifié le climat poétique de l’époque. Face à « la vieille écriture poussiéreuse et pourrissante », Pélieu avait redonné à la poésie d’expression française un sacré souffle et une nouvelle modernité. 

Aux États-Unis, Claude Pélieu s’est tout de suite retrouvé en parfaite harmonie avec la sensibilité des écrivains Beat. Lui et Mary Beach ont passé 10 ans de leur vie à faire connaître les œuvres de ceux qui étaient devenus leurs frères en écriture. « On a fait pratiquement tout ensemble, à San Francisco puis à New York City, m’avait expliqué Claude dans un entretien réalisé dans les années 90 (1). On a commencé par William avec Nova Express. On a fait Ferlinghetti, Ginsberg, Ed Sanders… Et puis on a continué full force sur Ginsberg et Burroughs jusqu’en 1974, à Londres, où on a fait les Garçons sauvages. » 

C’est ainsi que les lecteurs français ont pu se familiariser coup sur coup avec les œuvres de William Burroughs, d’Allen Ginsberg (Kaddish, Planet News), de Lawrence Ferlinghetti (Un regard sur le monde), d’Ed Sanders (Les Tessons de Dieu) et de Bob Kaufman (Sardine dorée, Solitudes)… Ce fut un travail considérable, essentiel, sans équivalent. En 10 ans, excusez du peu ! 

Dans son anthologie de la Beat Generation (2), Gérard-Georges Lemaire rend justice à Claude Pélieu : « Un seul écrivain français a eu d’étroites relations, tant sur le plan personnel que sur le plan littéraire, avec les représentants de la Beat Generation : Claude Pélieu. » A ce juste hommage, associons-y le nom de Mary Beach, sans qui rien de tout cela n'aurait pu être possible.
Comme le fut jadis Charles Baudelaire avec ses traductions d’Edgar Allan Poe, on peut dire que Claude Pélieu a été, avec et grâce à Mary Beach, un très grand passeur. 

B.S.


(1)   Bruno Sourdin : Claude Pélieu & mary Beach, mille milliards de collages, édition Les Deux-Siciles, 2002.
(2)  Gérard-Georges Lemaire: Beat Generation, une anthologie, Al Dante, 2004.


Mary et Claude en 1972 en Angleterre.

Rue Gît-le-Coeur

Et les derniers chiens aboient sur les docks