06/04/2020

La poésie nomade de Pierre Joris

Pierre Joris dans le métro new yorkais à Manhattan en septembre 2019. Photo Philippe Matsas.

Pierre Joris est un poète américano-luxembourgeois qui vit à Bay Ridge, Brooklyn, NYC. Mieux que quiconque, il incarne le rêve d’une littérature cosmopolite, d’un dialogue sans frontières entre poètes et artistes du monde entier. C’est ce qu’a souligné le jury du prix Batty-Weber (le prix national de la littérature luxembourgeoise) en le désignant comme lauréat 2020 : « Pierre Joris navigue entre les langues (l'anglais, le français, l'allemand, l'arabe, le luxembourgeois), entre les littératures et entre les cultures. Sa poésie met en exergue le caractère évocateur et expérimental des mots. »

Pierre Joris a quitté le Luxembourg à 19 ans. Il a vécu à Paris, à Londres, à New York, à San Diego, Californie, et à Constantine, en Algérie. Poète, traducteur, essayiste, éditeur, il a été professeur de littérature anglaise à Albany (à l’université d’état de New York), il est spécialisé dans la poésie anglophone contemporaine. Avec Jerome  Rothenberg, il a dirigé des anthologies qui ont reçu un Award.

Son œuvre de traducteur est considérable. Du français vers l’anglais, il a fait connaître Jean-Pierre Duprey ainsi que des textes de Rimbaud et de Picasso. De l’allemand vers l’anglais, il est l’auteur d’une traduction monumentale de l’œuvre de Paul Celan. 

De l’anglais vers le français, il s’est illustré, dans les années 70, en révélant les écrits de plusieurs auteurs de la Beat Generation. C’est à lui que l’on doit les Sentiments élégiaques américains de Gregory Corso, les Contretemps à temps de Carl Solomon (le dadaïste du Bronx, dédicataire du Howl de Ginsberg), sans oublier les Motel Chronicles de Sam Shepard.
Il est aussi le merveilleux traducteur de Mexico City Blues, cette étonnante poésie improvisée que Jack Kerouac a écrite en écoutant les monologues d’un vieil ami morphinomane. Pierre Joris  a scruté à la loupe et avec passion les 242 chorus de Kerouac, un homme « extrêmement complexe et doué d’une sensibilité suprême ». Sa poésie, ajoute-t-il, est « folle, joyeuse, magnifique ». 

« Folle, joyeuse, magnifique »: ce sont justement les trois adjectifs auxquels on pense en lisant les poèmes écrits par Pierre Joris lui-même. A ces qualificatifs, on ajoutera une formidable ouverture d’esprit, un optimisme roboratif, une volonté de voyager avec respect entre les frontières et les cultures et un réel plaisir, un peu comme dans le cut-up, à désarticuler la syntaxe, à déconstruire la langue, toutes les langues.



Ses poèmes qui ont été publiés aux éditions Phi (maison d’édition sise à Echternach, au Luxembourg) en sont une belle illustration. Ouvrons le recueil La dernière traversée de la Manche et découvrons, traduits par Jean Portante, les premiers vers de cet étonnant « nueva york, rica, oh » :

riche ma ville, ma re-
trouvée car-
essée forte
odeur y
marcher
des heures durant
mieux que toute forêt
pas de Holzwege en
cul-de-sac ici tout 
s’ouvre sur
mon chez
soi
après des mois de
free
ways détournés qui sont tout
sauf gratuit. »


Dans le recueil h.j.r., voici le début d’un très beau poème (traduit par Eric Sarner). Il s’intitule « Le Rêve de Désert dans le Livre » :

« Le livre est ouvert
dans tous les couloirs
dans toutes les oasis,
dans tous les rêves
dans tous les coins
derrière chaque dune de sable

dans ce rêve aussi
il te faut ajouter un vers
ta place est entre
le déjà écrit
& le non écrit
dans l’espace blanc vide.

Dans ce rêve
Staline souriait, & Heidegger aussi
dans ce rêve
des cafards
s’échappaient du livre – mais
il fallait qu’il soit écrit, malgré
les sourires.

un rêve de livre
un rêve de désert dans un livre
un rêve de désert qui décampe du livre
un rêve de livre et désert
un rêve de désert dans un livre
un rêve de sable entre les doigts
un rêve de blanc
un rêve de mica
un rêve de fennecs
un rêve de désert s’écoulant du livre
jusque dans le couloir
le traversant en prenant la porte.

Et une voix dit
écris dans le livre
& tu seras guéri

une voix dit qu’une voix a dit

mon centre ma voix ma volonté
écris dans le livre
écris le désert
le rêve
écris le sable le blanc écris l’écoulement
rêve le livre. »

Quelques pages plus loin, on tombe, émerveillé, sur ce merveilleux Chant d’amour :

Vent & sable
la chemise rouge

dunes et mouvements.
L’amour qui appelle:

dans ton absence
ta présence.

Je suis un tout
donc au moins deux. »

Pierre Joris et Nicole Peyrafitte.
Ce beau petit livre, comme le précédent, est illustré de dessins de Nicole Peyrafitte, son épouse. Née à Luchon, Nicole est artiste multi-disciplinaire extrêmement inventive, poète, collagiste, peintre, chanteuse et réalisatrice. Elle vit aux Etats-Unis depuis 1987 et collabore, depuis 30 ans, dans la vie et dans le travail de Pierre. Une rencontre fructueuse qui se décline à travers des illustrations de livres mais aussi des performances multimédia. 

A New York, Pierre et Nicole ont été des amis très proches de Claude Pélieu, le « prince du cut-up ». Très proches et très généreux. Tous, à leur façon, ils ont enregistré les bruits et les vertiges du Village Global et fabriqué un journal-collage de l’Univers. Une vie nomade. Une vie qui donne à rêver.

Bruno SOURDIN.

Pierre Joris: La dernière traversée de la Manche, éditions Phi, collection Graphiti, Echternach, Luxembourg, 1995.
Pierre Joris : h.j.r., même éditeur, 1999.

Oui, CP est toujours avec nous!

La Crevaille a été publié hors commerce par Pierre Joris et L’Arganier avec l’ouvrage collectif Je suis un cut-up vivant, 2008.
Pierre Joris a piloté, avec Alain Brissiaud, le dossier « Claude Pélieu & la Beat Generation » de la revue Les Hommes sans Epaules, n°42, 2016.

Une oeuvre de Nicole Peyrafitte  en hommage à son ami Claude Pélieu, à l'occasion de l'exposition
"La Rue est un rêve", 1993.





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