08/12/2023

Dix ans après son suicide, l’oeuvre virtuose de Jack-Alain Léger est ressuscitée



Un best-seller mondial, cinq pseudonymes, une quarantaine de livres, une étiquette de rocker psychédélique : Jack-Alain Léger excellait dans tous les genres, tous les styles. Dix ans après son suicide, le temps est venu de reconsidérer l’oeuvre de cet écrivain virtuose qui aimait porter des masques.



En 1969, Melmoth sort, pour le label Orion, un vinyle intitulé La Devanture des ivresses, un mixage débridé de free jazz, de rock psychédélique, de musique expérimentale et de poésie underground. La voix de Melmoth est étrange, flottante. Ce disque inclassable va recevoir le grand prix de l’académie Charles-Cros. Melmoth est le premier pseudonyme de Daniel Théron, un écrivain de 22 ans qui publie la même année Being, un ovni littéraire déjanté chez Christian Bourgois, l’éditeur français de la Beat Generation. Melmoth est une référence à un chef-d’oeuvre du roman gothique du XIXe siècle l’Homme errant, l’histoire d'un anti-héros possédé par le Mal.



Dashiell Hedayat.                             DR

Changement de pseudonyme deux ans plus tard: Melmoth devient Dashiell Hedayat (« Dashiell » en référence à Dashiell Hammett, le fondateur du roman noir américain, et « Hedayat », allusion à Sadegh Hedayat, l’auteur icônique de La Chouette aveugle, figure à part dans le monde des lettres iraniennes). Dashiell Hedayat sort en 1971 un disque délirant devenu culte : enregistré avec les musiciens de Gong, qui sont en train d’achever Camembert Electrique, Obsolete est l’album de référence du rock psychédélique made in France. Ce disque doit beaucoup à la créativité du groupe de Daevid Allen. C’est incontestablement un coup de maître. Musicalement, le groupe est au sommet de sa créativité et les textes  de Dashiell Hedayat sont à la hauteur, mystérieux et délirants. Un morceau comme Chrysler a marqué les esprits:


« Chrysler…

Une Chrysler rose!

Le 7e ciel à travers la capote déchirée

J’ai une  Chrysler tout au fond de la cour

Elle ne peut pas rouler mais

C’est là que je fais l’amour

Oui, Chrysler!


« Et Sally au moment de monter me dit:

« Ta Chrysler est défoncée »

Oui, mais on est tous défoncés! »




Stimulé par les longues improvisations instrumentales du Gong, Hedayat délire totalement et explore ses démons intérieurs. Long song for Zelda frappe par son mystère. On sent un homme qui a connu l’abîme et qui n’en est pas sorti indemne. Il reste insaisissable.


« Mon nez où s’engouffraient les autos

Comme dans un tunnel…

Mes narines avec leur tuyau d’échappement

Des nuages d’héroïne

Le cheval vapeur

Horse Power, Horse Power


« Le jour se lève I love you Zelda

I love you Zelda

Je chantais

Je chantais avec le soleil, Zelda!


« Je suis à la fenêtre 

Toi tu es dans ma baignoire

Tes pieds dépassent

Je peux les voir dans la glace de l’armoire. »


Et au final la voix de William Burroughs - gentleman Junkie - achève cette vision éclatée avec son accent incomparable. Genre « Ecoutez mes derniers mots n’importe où », « Prisonniers de la terre, sortez. » Un album étrange et unique dans le rock français.


Parallèlement, Dashiell Hedayat donne à lire Le Bleu le bleu chez Bourgois, un livre lardé d’éclairs syncopés, de visions fulgurantes et d’expérimentations en tous genres. Le livre brille d’un sacré talent d'écriture, dopé par les évocations de Soft Machine, le groupe de Ratledge, Wyatt et Hopper, auxquels le livre est dédié. 


« militant d’un solo de Ratledge

d’un journal mural

d’un cocktail molotov

du lait

de la nuit

militant u regard lavé d’acide

militant du futur immédiat à écrire

PARADISE NOW

militant du pouvoir

mou

souple

élastique

doux

SOFT. »


Le livre est postfacé par Claude Pélieu, « en voyage » et en pleine période Yippie Cut-up. Pour faire bonne mesure, la même année, Dashiell Hedayat adapte Tarantula, le livre expérimental de Bob Dylan. Dans la postface de l’édition française de 10/18, Hedayat dit crûment tout le mal qu’il pense du livre qu’il vient de traduire (ce qui est quant même assez gonflé !) : « Tarantula est à ma connaissance le plus mauvais livre jamais publié de toute l’histoire de l’’édition. Il est inutile de le lire - je peux le dire maintenant. »


Dans l'émission Discorama, interviewé par Denise Glaser en 1971.



1976, fin de la séquence rock underground & écriture psychédélique. Théron imagine un nouveau pseudonyme, Jack-Alain Léger. Des pseudonymes, il y en aura cinq mais celui-ci restera car il est attaché à son grand succès littéraire, Monsignore. Dans la tradition du roman d’aventures, Monsignore est un best-seller mondial. Un roman virtuose où s'affrontent princes de l'Eglise, banquiers et mafia : 350 000 exemplaires vendus, des traductions en 23 langues, une adaptation cinématographique en 1982. Le livre relate l’ascension d’un prélat américain jusqu’au sommet du Vatican. C’est passionnant et très bien renseigné.





Dans la biographie qu’il lui consacre, Vous direz que je suis tombé (1), Jean Azarel, qui a interrogé sa famille, ses amis et ses éditeurs, raconte la gloire et les errances d’un homme extrêmement singulier. Il brosse aussi en creux le tableau d’une époque. 


Après le succès vertigineux de Monsignore, Léger vit fastueusement dans un immense appartement rue de Lille. « Champagne et drogues quasiment nuit et jour ». Cette vie hallucinante va durer six ans. Au bout du compte il se retrouve complètement ruiné. Il est capable d’être éblouissant mais il finit par se fâcher avec à peu près tout le monde. Il alterne les phases d’euphorie et de dépression. Sa bipolarité le mine. Sa vie devient un grand roman tragique. 





Jack-Alain Léger souffre, depuis son enfance, de troubles bipolaires. Azarel l’explique très bien: « Pour justifier des années plus tard le mal de vivre qui le grignote, il dit qu’il est venu au monde mort-né car sa mère ne l’attendait pas. Enceinte de lui, elle pleurait son deuxième fils, mort à la naissance deux ans auparavant. » Léger sera définitivement déséquilibré. « Excessif. Maniaque. Furibond. Il devra aller dans la vie en traînant comme une ombre portée la présence d’un absent. » Il vomira son père, à tel point qu’il refusera toujours de porter son nom et ainsi il multipliera les masques. Sous le pseudonyme de Paul Smaïl, il se mettra dans la peau d’un jeune arabe libre-penseur,  qui travaille la nuit dans un hôtel fréquenté par des prostituées et explique ses difficultés d’intégration, un livre qui piègera tout le monde… 


Léger publiera une quarantaine de romans, des pamphlets, avec des polémiques incessantes mais un talent inouï d’écrivain: il est capable d’exceller dans tous les genres et tous les styles. Son oeuvre est unique. « Sans la maladie, il aurait fait de plus grands livres, admet Jérôme Garcin, mais on ne construit pas une oeuvre à coups de pamphlets, or sur la fin il n’y avait plus que ça. »


La fin est en effet pathétique. Il est complètement fauché. Sa maladie l’écarte du monde, désormais elle tourne à la démence. Léger détruit tout chez lui, comme l’a raconté à Jean Azarel le musicien Bertrand Burgalat, un ami qui lui était resté fidèle: « Je découvre son appartement du boulevard Arago dans un état indescriptible, une véritable scène de guerre, le sol recouvert de gravats, les murs noircis par les flammes. Il n’y a plus rien. »


Léger veut en finir car il n’arrive plus à écrire. Il tente plusieurs fois de se suicider en essayant de s’étouffer dans des sacs plastiques. Le 10 juillet 2013, il se jette de la fenêtre du 8e étage de son immeuble.






Dix ans après son suicide, Cécile Guilbert a eu la bonne idée de rassembler une sélection de ses oeuvres. Ce volume (2) rassemble six textes, dont Monsignore, Being et Le Bleu le bleu. Indispensable pour reconsidérer ce grand écrivain virtuose au chemin chaotique.


Bruno SOURDIN.



  1. Jean-Azarel: « Vous direz que je suis tombé » (vies et morts de Jacques-Alain Léger), Éditions Séguier, 2023.
  2. Jacques-Alain Léger: L’Opéra du moi, oeuvres choisies, édition établie et présentée par Cécile Guilbert, Éditions Bouquins, 2023.

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