16/12/2021

Claude Pélieu tel que je l’ai connu

"Midi deux", collage de Claude Pélieu et Mary Beach, 1991-1992.


1968. Mon parcours Pélieu a commencé cette année-là, j’avais 18 ans. Deux livres, lus coup sur coup, ont véritablement changé ma vie:  l’anthologie de Jean-Jacques Lebel, La poésie de la Beat Generation, et le volumineux Cahier de L’Herne qui rassemblait des textes de William Burroughs, Claude Pélieu et Bob Kaufman. Cela a été pour moi un choc libératoire, une claque totale, salutaire, en décalage absolu avec la vieille écriture académique. Claude Pélieu, qui s’était exilé à San Francisco, était le seul Français à vivre avec les acteurs de la Beat Generation et à pratiquer la technique du cut-up et il me fascinait.




1991. Vingt ans plus tard, Claude s’était établi, avec Mary Beach, sa compagne, à Cooperstown, un petit village du nord de l’Etat de New York dans la Vallée des Mohawks. Loin de tout, il écrivait, découpait, collait et fabriquait en direct un gigantesque journal-collage de l’univers pour ses amis et ses correspondants du monde entier. Il a ainsi envoyé des tonnes de lettres et de cartes postales-collages. Mille milliards de collages… 

De mon côté, j’avais débarqué à Cherbourg. Avec mon pote Yaset, père génial du « Quetton », nous parlions souvent de Pélieu. Il avait son adresse. Il m’en fit cadeau. Merveilleux cadeau. Je lui écrivis.


Mai 1991. Dans ma boîte aux lettres, je reçois une carte-collage de Claude avec cette phrase-choc qui le singularisait si bien et qui m’avait beaucoup amusé: « La euh poésie? Je la chie, terminé! »… Ainsi a débuté notre correspondance. A un rythme élevé. 250 lettres ou cartes-collages. Une correspondance de 11 ans. Et nous sommes très vite devenus des amis.



Dans ma boîte aux lettres...


Sa démarche était pleine de paradoxes. Il se voyait volontiers comme un vieux survivant dadaïste faisant sortir des mots au hasard de son chapeau. Mais il était aussi ailleurs, silencieux et discret, « clandestin de plus en plus »… Je pense qu’il était fasciné par l’expérience zen. Il aimait se situer au-delà des mots. Il aimait écouter et regarder les choses plus profondément :


« La douce clarté

du printemps, l’odeur

des pins dans l’espace

déserté, et le vent, transparent,

où tout soudain se tait. »



Mai-juin 1993. J’ai proposé aux artistes qui formaient le réseau international du Mail-Art un projet d’exposition, chez moi en Normandie, sur le thème de La rue est un rêve, en reprenant, pour lui rendre hommage, le titre d’un petit livre que Pélieu avait publié au Québec. Plus de 200 artistes (originaires de 31 pays) répondent à cette invitation d’art postal. Une exposition étonnante, généreuse et fraternelle.

Sans que cela ait un rapport, Claude lui aussi pensait très fort à la Normandie! 





Chez lui, il avait eu la visite d’un jeune ami français qui lui avait proposé de l’héberger chez lui à Caen et d’y refaire sa vie. Banco. Claude et Mary étaient très tentés par l’aventure. 


Septembre 1993, ils s’embarquent pour la Normandie, « à la grâce de Dieu ». « Ce n’est pas un retour d’exil, m’a-t-il affirmé d’emblée, c’est un nouvel exil peut-être. »

Moi, j’habitais à une heure de Caen. C’était une chance merveilleuse de pouvoir les voir tous les deux, régulièrement. J’avais tant de questions à leur poser, j’avais tant d’histoires à écouter! 


Claude Pélieu en Normandie.


Noël 1993 à la maison, Claude transmet à mon fils les secrets de son ami, le batteur Max Roach!


Février 1994. A Caen, Claude Pélieu fait le dernière exposition de la galerie Galea. Puis ils vont s’installer au bord de la mer, à Colleville-Montgomery, où je suis souvent venu les voir. Très vite, ils s’y ennuient et retournent à Caen. Mais là aussi, les choses vont se dégrader. Mary ne supporte plus cette vie française. 


8 janvier 1995. Coup de théâtre: Ils repartent avec précipitation pour New York. Je n’avais rien vu venir.

Tout de suite, la correspondance avec Claude (et avec Mary) reprend. Claude: « Je ne pouvais plus supporter la connerie et la crasse française et surtout ce que ces salopards m’ont fait endurer pendant 14 mois ».

Ils arrivent à Albany, NY. « Nous sommes partis avec deux valises, Orly, New York. La violence ici est indicible. Nous repartons à zéro avec rien, sinon un vague dossier culturel. Haha! »

Lettre d’avril: « Aucune nouvelle de la fuckin’ Normandy, parano et merde de poulet. Tant mieux. Ras l’cul de la francecaille! »

Cette même année, je produis, à leur demande, une carte postale, reproduction d’une peinture commune qu’ils ont intitulée: « Fuck le Sida ». Ils y tenaient beaucoup.


"Fuck le Sida"


27 août 1996. Pour lui faire raconter sa vie et son travail d’artiste, je commence avec Mary une interview par lettres (Air Mail Interview) qui verra son aboutissement le 25 septembre 1998.

La même année, elle se lance, avec toute son énergie et son esprit d’invention, dans l’art du collage. Au contraire de Claude, Mary gardait toujours espoir. Je me souviens de ce qu’elle m’écrivait: « Tout a l’air d’aller mal dans le monde… mais j’ai décidé de ne pas m’en faire! Ha! Ha! Ha!  (…) Nous sommes complètement fauchés… mais ça n’a pas d’importance réellement. »



2002. Mon livre Claude Pélieu et Mary Beach, mille milliards de collages sort aux éditions Les Deux-Siciles.




22 octobre, puis 2 novembre, dernières conversations téléphoniques avec Claude sur son lit d’hôpital. Il souffrait d’un mauvais diabète depuis des années et brusquement en juin 2002, tout s’était accéléré. Hospitalisation d’urgence. Double amputation d’une jambe (comme Rimbaud) et un cancer du poumon qui venait de se propager dans le foie et qui était inopérable. « Je suis mal barré », répétait-il au téléphone. Et certains jours il ajoutait : « Je suis nase ! C’est la crevaille ! Mon cierge est dans l’escalier ! » Claude ne savait plus où il en était. Shooté à la morphine toutes les deux heures : « C’est comme si j’étais pété tout en étant sobre, ce qui est une injustice incroyable. Quelle vie ! » Ce sont les derniers mots qu’il m’a dits : « Quelle vie ! »

Il meurt à Norwich le 24 décembre 2002, à l’âge de 68 ans. Mes pensées se bousculent. Je fouille dans ma mémoire. J’entends sa voix, qui aimait citer ce haïku d’Issa, le vieux maître japonais qu’il adorait :


« Ne pleurez pas bestioles

même les étoiles qui s’aiment

doivent se quitter ».


2003. La correspondance se poursuit avec Mary. Dernière lettre le 20 octobre 2004. Cette grande dame de la Beat Generation meurt le 26 janvier 2006, à l’âge de 86 ans.


Bruno SOURDIN



Cet article est paru dans Quetton L'Arttotal, n° 42-43-44. Revue fondée en juin 1967. Comme aime à le dire Numa Sadoul, "il s'agit donc du plus ancien fanzine du monde encore en exercice". Bravo Rockin' Yaset!

Quetton, BP 344, 50100 Cherbourg-en-Cotentin.





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