Le haïku connaît en France un immense succès. Ce petit tercet de 17 syllabes est devenu, d’une façon indiscutable, le plus populaire des poèmes courts. Et pourtant, bien d’autres formes poétiques brèves mériteraient notre attention.
Pensons par exemple aux hain-teny, ces poésies populaires orales que découvrit Jean Paulhan en 1907 à Madagascar. Elles tiennent à la fois de l’énigme, du proverbe et de la chanson amoureuse. Ce sont souvent des duels poétiques où s’affrontent garçons et filles, où s’opposent la demande et la réplique. Comme dans ce refus:
« La feuille de la canne à sucre murmure
La feuille du bananier s’épanouit à moitié
- Je commençais à m’épanouir vers l’aimée
Mais Celle-qu’il-est-difficile-d’abandonner ne l’a pas permis. »
Paulhan voyait dans ces hain-teny « des poèmes énigmatiques, difficiles à plus d’un égard et voisins de ceux que l’histoire nomme poésie obscure, fatrasie ou poèmes de troubadours ».
Par bien des aspects, le pantoun malais (pratiqué dans l’archipel malais, en Malaisie et en Indonésie) lui est proche. Il s’agit également d’une tradition orale. C’est, nous dit Georges Voisset, un de ses meilleurs spécialistes, « un quatrain fait pour être énoncé, échangé, récité, chanté, dansé en toute circonstance de la vie quotidienne (déclarations d’amour, de rupture, railleries, allusions, proverbes…) ou de cérémonies (soirées dansantes, concours et jeux de société, mariages…) »
Originalité absolue du pantoun: ce poème bref est divisé en deux distiques: le premier (le pembayang) est objectif, descriptif; le second (le maksud) est d’ordre subjectif ou proverbial, il révèle le sens du poème.
Illustration (tirée de ces Pantouns malais traduits par Georges Voisset pour les Editions de la Différence):
« Si ce n’était pour les étoiles
La lune monterait-elle ainsi ?
Et si ce n’était pour toi
Serais-je venue jusqu’ici ?»
Un autre exemple:
« Ce soir on grille du maïs
Demain ce sera de l’herbe-citron.
Ce soir nos chemins nous unissent
Demain ils divergeront. »
Le plus souvent, les pantouns se présentent sous forme de quatrains mais ils peuvent devenir des sizains, des huitains ou des formes encore plus allongées, on parle alors de « pantoun berkait » ou pantoun enchaîné.
C’est ce pantoun enchaîné qui a attiré l’attention des érudits du XIXe siècle. A l’origine de ce qui allait devenir une véritable passion française: une longue note de Victor Hugo, dans Les Orientales, dans laquelle il mentionnait des traductions de l’arabe et du persan de l’orientaliste Ernest Fouinet; ce dernier attirait aussi son attention sur « un chant malais d’une délicieuse originalité ». Une erreur typographique transforma le mot pantoun en « pantoum » (un M à la place du N), personne ne s’en rendit compte mais cela n’empêcha pas le poème malais de connaître un véritable engouement. Le « pantoum » fut pour les lettrés français une révélation.
Dans son Petit Traité de poésie française (1871), le manuel d’art poétique de son temps, Théodore de Banville consacre cinq pages à ce « poème musical » d’une « grâce infinie » et « d’un charme léger et fuyant comme celui d’un rêve ». Il en précise le mécanisme: le second vers de chacune des strophes devient le premier vers de la strophe suivante et le quatrième vers de chaque strophe devient le troisième vers de la strophe suivante. Banville y ajoute une nouvelle règle: le premier vers doit se répéter à la fin du poème, la clausule.
Avec « Harmonie du soir », Baudelaire a créé un pantoum d’une extraordinaire musicalité: la répétition des mêmes vers crée un poème enivrant qui s’élève progressivement vers une extase mystique. C’est le modèle du genre, un sommet incontestable des Fleurs du Mal.
Leconte de Lisle a publié, quant à lui, dans ses Poèmes tragiques (1884), quatre pantoums aux accents inoubliables. On y retrouve les convictions du maître du Parnasse: sa passion de l’Orient, sa recherche de la perfection, sa haine du débraillé, son impassibilité.
Un "Pantoun Malais" signé Leconte de Lisle. |
Mais ces grandes réussites nous ont fait perdre de vue l’originalité du poème court de Malaisie et cette règle absolue du quatrain originel: deux sens sont poursuivis parallèlement, un sens dans les deux premiers vers, un autre sens dans les deux derniers.
Aujourd’hui pourtant, l’audience du pantoun malais, l’authentique, progresse. Un site lui est dédié: Pantun Sayang (les Amis francophones du pantoun), une revue, des traductions... Pour les amateurs de poésie brève et percutante, c’est un véritable retour aux sources. Une aubaine.
Voici quelques exemples de pantoums aboutis. A commencer par celui-ci qui ouvre le recueil:
« Éternelles feuilles de ginkgo
Gracieuses elles dansent avec le vent
Deux corps mêlés dans un tango
Scellent leur acquiescement ».
Dans les premiers distiques, on se promène dans des jardins qui ne sont pas toujours malais. Celui-ci est japonais:
« L’érable japonais secoué
Repousse le vent sur la ville
Est-ce ainsi que je suis cajolée
Te rappelles-tu notre idylle? »
Dans les jardins de Nathalie Dhenin, on ne sait vers quelle plante notre choix va se poser (il y en a 70 au total, toutes remarquables), feuilles de yucca ou aiguilles de cactus, fleurs de magnolia ou tiges de houblon.
« Si loin du sol est le palmier
Ses feuilles ombrent le toit
Lettres unies dans un cahier
Loin de mes bras sombre ta voix ».
D’une plante à l’autre, dans le premier distique, la nature révèle sa riche diversité; dans le second, l’auteure laisse libre cours à son humeur et à sa sensualité et elle exprime avec obstination ses coups de coeur et son art d’aimer. Avec ce qu’il faut de sincérité, de mystère, et de liberté.
Bruno SOURDIN.
A fleur de ginkgo, de Nathalie Dhenin, Les Editions du tanka francophone, Montréal, 2021.
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