14/09/2021

L'émouvant congé du vieux poète


Jean-Pierre Lesieur au festival Découvrir de Concèze en 2017. Photo David Desreumaux.


Au début du XIIIe siècle, deux poètes d’Arras, Jean Bodel et Adam de la Halle, créèrent un genre poétique, les Congés, qui eut un retentissement considérable. En faisant leurs adieux au monde, ils ouvrirent la voie à une poésie personnelle qui annonçait la grande poésie lyrique médiévale (Rutebeuf, Villon). 

C’est cette tradition que reprend, dans un très émouvant recueil, le poète Jean-Pierre Lesieur, avec un titre qui va droit au but: La Dernière ballade du vieux poète… 

« C’est certainement le dernier recueil de poèmes que je vais écrire et publier, annonce-t-il dans son prologue. L’incertitude quant à ma longévité physique morale et fringante me fait prendre ce pari. Ainsi va la vie qu'elle a toujours une fin et pour tout le monde même les poètes. »


Né à Paris en 1935, Jean-Pierre Lesieur vit à Hossegor, où il anime depuis 20 ans une revue très éclectique, Comme en poésie, qui en est à son 87e numéro, dans laquelle il a publié, avec une extraordinaire abnégation, un nombre considérable de poètes. Auparavant, il avait participé à la création du Puits de l’ermite en 1965, puis créé une première revue artisanale, Le Pilon. Cet « artisan-poète », comme il aime à se définir, a beaucoup écrit, beaucoup publié (1) et aussi beaucoup édité, contre vents et marées, celles et ceux qu’il aime. 

« Que sont-ils devenus les mille poètes et quelques

Dont j’ai mis au moins un poème de chaque

Sur papier inutile de revues insensées

Trop frêles pour durer », s’interroge-t-il avec sagacité. Mille poètes. Quelle générosité!


Ce livre est donc, peut-être, le dernier cri du poète « devenu vieux et qui l’assume». Dernier cri, dernière ballade, dernier haut-le-coeur, derniers regrets. 

« Ainsi et même sans vouloir on y pense

A ce putain de trou au bout du chemin

Dans lequel on risque de glisser à chaque moment

Si on ne prend pas garde là où on met les pieds. »


Jean-Pierre Lesieur ne cache jamais ni sa révolte, ni sa fronde ni son ras le bol. Voici par exemple Petit matin du vieuxson chant roborative du matin,  à la fois tendre et violent, sans concession mais non dénué d’humour:

« Il ouvre la porte regarde à l’extérieur

se recouche pour attendre des jours meilleurs

pas facile de sortir aujourd’hui

ses membres lui font mal comme jamais 

ses jambes ne veulent plus arquer

son corps entier est aussi douloureux

que si le monde entier l’avait piétiné 

où ai-je mis mon dentier

se pose-t-il comme question?

(…)

son estomac qu’il croyait pourtant en bon état

tend à rouler entre ses côtes comme un océan

la hernie discale qui lui sert de dossier le perfore

comme une lance d’amour héritée du vieux temps

il laisse tomber de désinvolture un dernier cheveu

Il ne reconnait plus son voisin de palier qui sort

pour aller travailler dans les pompes funèbres

Il n’y a pas de doute

je vieillis dit-il

d’un air désinvolte. »


Ah, faire l’amour une dernière fois,  se prend-il soudain à rêver. Le temps passe si vite qu’on ne voit pas arriver cette maudite vieillesse. 

« On devient vieux lentement

dent après dent

oeil après oeil

oreille après oreille

on ne se rend compte de rien

on ne croit pas qu’un jour 

on deviendra sourd

à la rumeur du temps qui passe. »


On regrette alors ne n’avoir pas su assez cueillir le jour présent, la belle vie:

« Au bord du chemin

il faut s’arrêter net

prendre le temps

d’écouter les oiseaux

qui piaillent de partout

effleurer une rose

ensorceler le myosotis

puis se laisser glisser

un peu plus chaque jour

pour bien savourer

toutes ces heures

qui passent trop vite ».


Le poète, qui pensait jadis à la postérité, parle à présent sans fard. 

« Je ne laisserai probablement pas une trace très profonde dans la poésie mon principal mérite étant d’avoir publié des poètes en revue durant plusieurs décennies, et les quelques recueils que j’ai publiés dans les intervalles n’ont pas dépassé les bornes de la confidentialité.

Je ne suis pas un poète majeur de l’époque et c’est tant mieux. »


Un aveu direct, osé, que peu d’écrivains auraient le courage de signer. C’est le moment le plus fort et le plus sensible de ce livre bouleversant. Un livre que l’on n’oubliera pas.


Bruno SOURDIN.






« La Dernière ballade du vieux poète… », de Jean-Pierre Lesieur, éditions Gros Textes/ Comme en poésie. Illustration de couverture de Nicole Gonon.



(1) Jean-Pierre Lesieur est l’auteur de 27 livres, parmi lesquels Manuel de survie pour un adulte inadapté (1975, réédité aux éditions Gros Textes), L’O.S. des lettres (1975, réédité aux éditions Gros Textes), Ballade bitume (1985, Le Dé Bleu), Le Mangeur de lune (2004, éditions Comme en poésie). A signaler aussi un choix de textes intitulé Jean-Pierre Lesieur, artisan-écriveur-revuiste, publié par la revue  Comme en poésie en 2012.



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