25/11/2020

Avec Yves Artufel, allons piqueniquer dans le fumier

Yves Artufel                                                         (Photo Yvon Kervinio)



On est moins malheureux quand on ne l’est pas tout seul. C’est sans doute à cette vérité que s’est rangé Yves Artufel en convoquant Job comme figure tutélaire de son dernier recueil. En effet, qui mieux que ce personnage de l’Ancien Testament  symbolise le malheur de vivre? Job assis sur un tas de fumier, Job à moitié nu, le corps couvert d’ulcères, ayant perdu ses biens, ses enfants, raillé par sa femme et ses amis. On ne peut connaître destin moins enviable.


Le livre est superbement intitulé Mots d’amour susurrés les pieds dans le fumier

« Ce recueil parle de Job, un type de la bible qui a eu des tas d’emmerdements, et de Gérald Neveu, un poète qui n’a pas vécu une vie très joyeuse, explique Artufel. Dis comme ça, c’est pas bien gai, mais il y a un peu d’amour quand même. » Un peu d’amour certes, mais surtout beaucoup d’humour et de dérision.


« Joberies »,  le poème qui ouvre le livre donne bien le ton:


« J’écoute encore la voix des frères lointains éparpillés

je l’écoute à nouveau

la voix des moussaillons des moussaillons meurtris

la voix qui pile son chant dans le mortier des solitudes

elle ne vieillit pas

elle revient comme la soif de pays chauds 

sous les plumes des hirondelles aussi fidèle

elle passe sereine sur la mer déchaînée

elle bave des mots de douceur déchirante

dans la chambre aux fenêtres sans rideaux

je vois la douleur consciencieuse analphabète

des frères voiliers de fraternité bancale

des frères catapultes d’ennui et de résistance à l’ennui »


Le mystère de la douleur innocente. L’homme, le moussaillon qui trouve injuste d’être puni pour des crimes qu’il n’a pas commis et qui entend garder sa liberté.

Moussaillon… Le poète n’oublie pas qu’il est né à Marseille, qu’il y a aimé « les nuages, les insurrections qu’on espère, les matins de grande grève cigare au bec ». Et s’il invoque le nom de Job, il brandit plus franchement ces mots de Gérald Neveu écrits en capitale: « JE NE M’HABITUERAI JAMAIS ». Je ne m’habituerai jamais au malheur, au désespoir, aux vacheries de la vie.

Qui se souvient de Gérald Neveu ? Marseillais lui aussi, poète maudit, mort à 39 ans (en 1960), « suicidé de la société », il disait: « Il ne s’agit pas de poétiser la vie mais de vivre la poésie. » Une leçon que Yves Artufel n’a pas manqué de retenir et qui l’a accompagné toute sa vie.


Son livre est à la fois un cri de désespoir et de révolte, truffé de gros mots et de magnifiques coups de gueule dans une langue riche et inattendue.


« Qu’as-tu donc fait de ma maison

de mon oiselle de mon oseille de mes marmots

de mes putains, de mes pantins, mes animaux?

coquin de Dieu nom d’un bouffon

langue plâtrée par la farine

d’hosties avalées de travers

mamelles vides nichons arides

vois donc ma peine ma bannière

mon temps tout sec mes soirs brûlés

à remâcher le grain d’espoir

et l’amertume des souvenances

dans des alcools de lunes rances

au chante-crève des adieux

dans les draps sales des sacrifices ».



                          Yves Artufel au Printemps de Durcet en 2019



Si l’angoisse est omniprésente dans ce recueil, Yves Artufel sait aussi se mettre à distance. Son livre n’est pas oppressant. Aux accents tragiques se mêlent inévitablement des traits d’humour et de cocasserie. Notons avec joie quelques titres déjantés, délirants, inclassables: « Charnelle et océane l’étoile ivre sent la chienne qui pisse à vos pieds », « A notre père le putois qui se balade quelque part peut-être »; « Allons piqueniquer dans les abattoirs »…


L’attention de Yves Artufel pour ceux que la vie oublie se retrouve dans la dernière partie du livre, intitulée de façon burlesque: « Contrôle périodique de la tension des méridiens ». On y reconnaît surtout son goût immodéré pour les aphorismes et les pensées abstruses. En voici un échantillon:


« Je vais jusqu’à l’horizon pousser ma brouette de décombres. Après on avisera. » 

« Bilan de la journée: j’aurais dû être un peu plus oiseau aujourd’hui et un peu moins strapontin. » 

« Regarder comme un frère cet insecte se poser et rester longuement sur cette fleur de plastique et de fils de fer. »


Et le dernier, pour la route, à mi-chemin entre l’image poétique et le rire libertaire: 

« La présence de cette femme à mes côtés

a le pouvoir de filigraner l’azur,

de transparencer les pierres,

d’outrepasser les cieux

et de me faire dire tout un tas de conneries de ce genre. »


Les pieds dans le fumier, Artufel riait.


Bruno SOURDIN.



Yves Artufel: « Mots d’amour susurrés les pieds dans le fumier », éditions Gros Textes.








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