16/07/2014

Mary Beach, une revendication perpétuelle de liberté







C'est en traduisant les écrivains américains de la Beat Generation que Mary Beach s'est fait remarquer en France dans les années 1970. Son nom est inséparable de celui de son mari, le poète français Claude Pélieu. Ensemble, ils ont traduit et adapté des oeuvres aussi fortes que Kaddish d'Allen Ginsberg, Sardine dorée de Bob Kaufman, Un regard sur le monde, choix de poèmes de Lawrence Ferlinghetti, et la fameuse trilogie La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express dans laquelle William Burroughs explore le procédé d'écriture qui le rendra célèbre, le cut-up.

C'est pourtant la peinture qui est la première vocation de cette Américaine et c'est en France que cette vocation est née. Mary avait en effet 6 ans lorsque sa mère, après son divorce, est venue vivre en France. Elle passera sa jeunesse à Saint-Jean-de-Luz, puis à Pau en zone non-occupée où elle se réfugiera avec sa soeur pendant l'Occupation. Et c'est à Pau que commencera son apprentissage de la peinture et qu'elle fit sa première exposition en 1943.
Aux Etats-Unis, le père de Mary ne voyait pas forcément d'un oeil très favorable sa fille s'aventurer dans le monde de la peinture et il fit tout pour l'en empêcher. Mais il fallut se rendre à l'évidence: il ne pourrait jamais lui faire changer d'idée. Après la guerre, lorsqu'elle revint aux Etats-Unis faire des séjours réguliers auprès de son père, Mary suivit des cours à l'école d'Hartford, Connecticut, puis à Boston.
Dans une Amérique coincée et conventionnelle, Mary affirmait déjà sa volonté de se libérer des tabous et des préjugés de son temps. Toute sa vie, elle gardera ce caractère rebelle. Plus tard, lorsqu'elle fera leur connaissance à San Francisco, elle comprendra tout de suite la révolte des poètes de la Beat Generation. Sa devise ne bougera jamais d'un pouce: la liberté avant toute chose. Dans les situations les plus pénibles, elle a toujours su faire preuve d'optimisme et d'une étonnante fureur de vivre. Sa vie va d'ailleurs être une succession de déménagements (75 au compteur) et de va-et-vient entre l'Europe et l'Amérique.
Mary s'installe aux Etats-unis à partir de 1946, se marie avec Alain J. Beach (aucun lien de parenté avec sa famille), et a deux enfants, Jeffery et Pamela. En 1957, la petite famille part vivre en France. C'est à cette époque que Mary travaille à Paris à la Grande Chaumière, sous la direction du peintre Henri Goetz. Les choses s'accélèrent pour la jeune artiste: expositions au Salon des Indépendants (1957, 1958), expositions personnelles et de groupes à Paris et en province, premier prix à Vichy en 1959, expositions aussi en Autriche, à Alger et à Bruxelles. C'est pendant une exposition à la galerie de l'Université à Paris que son mari, malade, meurt d'une crise cardiaque.



Mary Beach et Claude Pélieu (photo Jeffery Beach)



En 1962, elle rencontre le poète Claude Pélieu et, l'année suivante, ils partent avec les enfants s'installer à San Francisco. Mary Beach va alors abandonner la peinture pendant 20 ans et se consacrer à la traduction en anglais d'écrivains français: Jean-Pierre Duprey, Joyce Mansour, Antonin Artaud, Jean Genet, Claude Pélieu... Elle travaille surtout pour la fameuse librairie maison d'édition City Lights Books qu'anime le poète Lawrence Ferlinghetti, et c'est là-bas que Claude et Mary vont rencontrer les écrivains de la Beat Generation qu'ils vont bientôt traduire en français.
Changement brutal de décor en 1978. Le couple met fin aux travaux de traduction, quitte New York et s'établit au vert à Cooperstown, dans la région des Grands Lacs. Ils vont mettre à profit avec bonheur cette atmosphère de calme et de retrait qu'ils trouvent là-bas dans le nord. Mary se remet à la peinture et Claude à ses collages. Mary travaille dans deux directions bien différentes, voire opposées, ce qui n'est pas du tout pour lui déplaire. D'abord elle s'exprime dans une voie non-figurative: un art abstrait dynamique et coloré, dans lequel on retrouve le souvenir de l'Ecole de Paris qu'elle a bien connue 20 ans auparavant. Mary est heureuse de renouer avec son travail sur la lumière et la couleur. En s'approchant de l'essence des choses, sa peinture devient pleine de frémissements, d'exaltations et de joie. Parallèlement, et pour mieux brouiller les pistes, elle exécute, dans des dominantes bleues, des portraits-souvenirs d'amis poètes et artistes (Allen Ginsberg, Norman Mailer, Harry Smith, Ann Waldman, Patti Smith...) Art figuratif ou abstraction? Pour Mary, la question n'est pas essentielle. Elle passe de l'un à l'autre, au gré de ses envies, de ses expérimentations ou de ses rencontres. Et surtout, son abstraction puise toujours ses racines dans le monde réel, en l'occurrence l'univers intersidéral, le monde de l'espace.


Mary Beach décide de devenir éditrice à son tour et crée Beach Books Texts & Documents. Parmi les volumes qu'elle a publiés, on retiendra un recueil de Claude Pélieu qui reste inédit en France (With Revolvers Aimed), Apo-33 de William Burroughs, TV Baby poem d'Allen Ginsberg, et une édition de Minutes to go de Burroughs, Gysin, Beiles et Corso, la révolution du cut-up. C'est aussi vers cette époque qu'elle écrit Electric Banana, une expérience d'écriture qui est restée unique, entre cut-up et parodie.
Mais le vent de la route les reprend. Claude et Mary vont quitter San Francisco pour New York City. Ils s'installent au fameux Chelsea Hotel, où leurs voisins de chambre se nomment William Burroughs, Ed Sanders, Patti Smith et Robert Mapplethorpe...

De son côté, Claude Pélieu est en train de faire du collage un art majeur. Ils se mettent à travailler ensemble sur des toiles qui mêlent peinture et images découpées. "Un jour, il y a eu cette grande toile, explique Claude. Quelque chose ne plaisait pas à Mary dedans. J'ai dit: bon, je vais m'en servir, je vais inclure quelques images et voire comment ça marche. Cela a marché. Alors à ce moment-là, on a commencé à travailler ensemble sans préméditer l'organisation du travail sur la toile. Pour avoir plus de variations et de difficultés, je préparais certaines toiles avec des collages qu'elle finissait avec de la peinture. Et elle préparait d'autres toiles que je finissais avec des collages."

Dans ces oeuvres croisées, qu'ils réalisent à vitesse accélérée de 1980 à 1993, ils sont au sommet de leur créativité. Ils passent de formats minuscules à des grandes toiles, ils mixent les collages de Claude, les gravures et les monotypes de Mary, la peinture non-figurative et l'imagerie populaire américaine. Ils exposent à Columbia University, Woodstock, Cherry Valley, New York City... Mais fin 1993, le marché de l'art est en chute libre, surtout lorsque vous n'êtes pas un artiste "mainstream" et que vous cultivez depuis tant d'années les vertus de la vie en marge. Ils décident donc subitement de quitter les Etats-Unis, de repartir à zéro et tenter leur chance en France, à la grâce de dieu. L'expérience qu'ils vont vivre à Caen ne va durer que seize mois et va être très douloureuse pour Mary: "J'aurais préféré rester en France, dira-t-elle, mais c'était trop triste pour moi, la vie était insupportable."
Et ils repartent en janvier 1995 pour New York State, avec quatre sacs de voyage. Leurs oeuvres sont perdues ou dispersées. Avec les ennuis de santé, la situation financière ne s'arrange pas. Ils se retrouvent dans une petite ville nord-américaine qui fait penser à un tableau de Hopper et ils reprennent leur boulot avec courage. Et puis surprise: Mary, qui a désormais 75 ans, rompt une nouvelle fois avec la peinture, mais cette fois pour expérimenter le domaine du collage. Elle travaille énormément et cet art, nouveau pour elle, révèle de façon magistrale ses qualités d'imagination. Réaction émerveillée de Claude: "Les collages forment la jeunesse. Mary à 80 ans travaille comme une punkette."
Mary Beach a envisagé la création artistique dans sa totalité. Elle a touché à tout, conçu des oeuvres extrêmement variées. A aucun moment elle n'a figé son évolution. Au contraire. Et elle est restée fidèle à la ligne directrice de sa vie: garder, coûte que coûte, la plus grande liberté possible.
L'astrologue que consulta sa mère lorsqu'elle avait tout juste deux mois lui avait dit: cette enfant est venue au monde comme une bombe! Il ne s'était pas trompé.
Même si elle est intimement liée à la Beat Generation, Mary Beach n'appartient à aucun mouvement et surtout à aucune chapelle. Riche et multiple, son oeuvre est en vérité inclassable.
Elle s'est éteinte le 25 janvier 2006 à Cooperstown, NY. Elle avait 86 ans.
Qu'elle se consacre à la traduction, à l'édition, à la peinture ou au collage, Mary Beach a toujours accompli son oeuvre avec une énergie folle. Parce qu'elle avait le goût du risque et de l'aventure, elle a expérimenté dans les domaines les plus variés. Avec une revendication perpétuelle de liberté.

Bruno Sourdin




Un monotype de Mary Beach

Un collage de Mary Beach

Portrait d'Allen Ginsberg par Mary Beach

Mary Beach éditrice de William Burroughs, Allen Ginsberg, Claude Pélieu...


Pour en savoir plus:
http://www.beachpelieuart.com

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