10/04/2014

L'air de la route




L’air de la route

Néon clignotant, lueur hagarde sur le trottoir à l’aube
Vent léger après une longue nuit magique
Planté sous un réverbère, rue mystérieuse
Les voitures filent sans s’arrêter
Rêve éclair dans l’air étincelant
Et je t’imagine dans la joie sauvage de ce soleil levant
Seul perché au bord des falaises
D’où tu regardes la Dordogne
En compagnie des oiseaux des serpents
Et du cri des cigales que tu aimes 

A nouveau seul au bord de la route, fumées lointaines
Le vent soulève la poussière dans la lumière dorée
De temps à autre un camion surgit
Un oiseau chante à travers la haie
Personne, j’ai froid, je suis exténué
Malgré moi je chante joyeusement en attendant la nuit
Les amis me manquent
Ah ! cette pure joie d’exister
Loin du monde 

Nuages flottants du matin
Roulé dans mon sac de couchage
J’ai du mal à me réveiller
Ciel froid, quelques maisons, collines
Nous avons passé la nuit à boire de la bière
Discutant jusqu’à l’aube avec frénésie
Allées et venues, clameurs
Oui effroyable cuite
Et je t’imagine dans le silence sauvage de ta caverne
Allumant des feux au bord du vide
Ta fumée monte vers le soleil
Tu es heureux et tu fermes les yeux
Dans la force naissante du jour 

On file à travers l’Espagne
Muscles crispés, saouls de fatigue
Les insectes grésillent, joie vigoureuse
Vent clair, bourdonnement des conversations
La route s’enfonce à travers la grande plaine brûlante
Gary fait beugler le moteur
Jean-Louis chante à tue-tête
Et moi j’aimerais tant dormir
Ah ! cette pure joie d’exister
Loin du monde 

Lune claire, les nuages sont légers
Air frais, belle nuit magique, nous roulons toujours
Et nous faisons des grands signes en bavardant
Fabritius a pris le volant
On fonce vers le sud
Gary dort à l’arrière fatigué de toute chose
Et je t’imagine dans la paix sauvage de ton sanctuaire
Tu brûles de l’encens sur ton autel
Tu es libre tu bats tes pierres
Et tu chantes tes vieux chants sacrés
En oubliant les heures 

Nuit de furie et de bop
On entre en fanfare à Madrid
Abasourdis de joie
La radio hurle un tube
Gary est en transes
Jean-Louis s’écroule de sommeil
Je prends le volant
Et oui j’absorbe la beauté de la vie
En m’enfonçant dans les rues de la nuit bénie
Le vent agite nos chemises, parfum de l’amitié
Ah ! cette pure joie d’exister
Loin du monde 

On traverse lentement les rues endormies
Les lumières clignotent, visages, yeux rougis
Gary bondit hors de l’auto
Je ne peux m’empêcher de sourire
Il n’y a pas de meilleur endroit
Pour goûter le plaisir secret de la nuit
Et je t’imagine dans le songe sauvage de cette nuit d’été
Seul au plus secret de la pierre
D’où tu fais chanter les cordes de ton arc
Les sons se perdent à l’infini
Et c’est ainsi que tu adores l’univers 

Chant des grillons
Souffle du vent dans les arbres, un chien aboie
Accroupi sous les étoiles, orage lointain
Lisant à voix basse quelques poèmes
Nuit sauvage, béatitude douce
Les voitures défilent comme des éclairs sur la route
Ah ! la pure joie d’exister
Loin du monde 

Mille nuages, soleil déjà haut
Herbes folles, fine poussière, la route sent bon
Nous parlons, nous rions
Esprit clair, Lisbonne apparaît
Cette pure joie du jour, à quoi ressemble-t-elle ?
Et je t’imagine dans le rêve sauvage de cette planète
Seul et heureux de toute éternité
Tu regardes longuement le ciel criblé d’étoiles
Vieil homme venu des astres
Et tu aimes l’univers qui est ton dieu 

J’arpente Lisbonne sac au dos, les yeux grands ouverts
Luisant de sueur, épuisé
A nouveau seul dans le poudroiement du soleil
Déjà je vois le Tage, mille doigts s’agitent, ciel immense
Rues poussiéreuses, cheveux au vent
Je savoure la lumière pure, immaculée
Une fois encore je regarde vers mon ancienne vie
Vie magique, laissez-moi en paix
Ah ! cette pure joie d’exister
Loin du monde


                                   *


Danse avec ta blessure secrète



A Jean-Pierre Lesieur


Il file le long des routes
Il fonce comme un dément
Corps vibrant et pure allégresse 


Il file le long des routes
La fatigue lui brûle les yeux
En bordure du chemin il rêve qu’il danse 


Danse avec ta blessure secrète
Cœur fantôme
Souffle ton âme
Une mélancolie profonde
Toute la nuit sous les étoiles 


Danse avec ton chagrin feutré
Cœur fantôme
Préserve ta trace
Un grand frisson qui passe
Toute la nuit jusqu’à l’aube 


Ne le cherchez pas le long des routes
Ne le cherchez pas dans la profondeur des forêts
Ni dans la boue des rivières
Un jour il sortira de son tunnel
Et jettera sa vie dans la mêlée 


Inutile d’insister 


Une pierre pour oreiller
Il danse parmi les nuages
Dans le flux du monde


                                   *


Du pont Mirabeau au pont d'Austerlitz



Je me souviens d’un souffle étrange
Sur le pont Mirabeau parmi les mystères de la vie pourrissante
Humant l’air
Reposant mes pieds juste un instant dans le vide
Poitrine nue
Posant de furieuses questions
Suis-je un vieux squelette tombé dans la nef des fous ?
Un souffle étrange et douloureux
Sur le pont Mirabeau
Regardant un bateau disparaître dans le cœur vide du monde
Je me souviens d’un souffle étrange
Sur le pont de Bir-Hakeim figures solitaires dans la puanteur et le bruit
Haletant
Tremblant pour un brin d’herbe au milieu des machines
Poitrine nue
Posant de furieuses questions
Suis-je une étoile amicale dans un autre monde ?
Un souffle étrange et douloureux
Sur le pont de Bir-Hakeim
Regardant un bateau disparaître dans le cœur vide du monde 


Je me souviens d’un souffle étrange
Sur le pont d’Iéna dans la clameur et les rires de la joie enfantine
Vacillant
Fredonnant les premières notes d’un chorus de jazz
Poitrine nue
Posant de furieuses questions
Suis-je plus réel qu’une fourmi essayant d’oublier ses millions de vies ?
Un souffle étrange et douloureux
Sur le pont d’Iéna
Regardant un bateau disparaître dans le cœur vide du monde 


Je me souviens d’un souffle étrange
Sur le pont des Invalides monde envolé dans un flot de bombes
Titubant
Clignant des yeux et levant les bras dans le crépuscule
Poitrine nue
Posant de furieuses questions
Que sommes-nous venus faire ici ?
Un souffle étrange et douloureux
Sur le pont des Invalides
Regardant un bateau disparaître dans le cœur vide du monde 


Je me souviens d’un souffle étrange
Sur le pont Alexandre III au milieu des appels téléphoniques sans voix
Souffrant
Apprenant à supporter ce qui n’a jamais existé
Poitrine nue
Posant de furieuses questions
Pourquoi refuserais-je la mort qui soupire dans mon sommeil ?
Un souffle étrange et douloureux
Sur le pont Alexandre III
Regardant un bateau disparaître dans le cœur vide du monde 


Je me souviens d’un souffle étrange
Sur le pont des Arts terrain de jeu des cœurs brisés
Clopinant
Me frappant la tête sur le trottoir hanté
Poitrine nue
Posant de furieuses questions
Où puis-je m’échapper pour la dernière fois ?
Un souffle étrange et douloureux
Sur le pont des Arts
Regardant un bateau disparaître dans le cœur vide du monde 


Je me souviens d’un souffle étrange
Sur le Pont-Neuf dans une immobilité trompeuse souffle coupé pour toujours
Frissonnant
Revenant parmi les humains les larmes aux yeux
Poitrine nue
Posant de furieuses questions
Suis-je prêt à mourir dans ce trou noir qui n’a jamais existé ?
Un souffle étrange et douloureux
Sur le Pont-Neuf
Regardant un bateau disparaître dans le cœur vide du monde 


Je me souviens d’un souffle étrange
Sur le pont Saint-Michel à la recherche du cri des ambulances poétiques
Flottant
Soupirant parmi la foule effrayée dans la lumière des péniches
Poitrine nue
Posant de furieuses questions
Suis-je vraiment devant le miroir famélique de l’univers ?
Un souffle étrange et douloureux
Sur le pont Saint-Michel
Regardant un bateau disparaître dans le cœur vide du monde 


Je me souviens d’un souffle étrange
Sur le pont d’Austerlitz dans un monde d’une paix inouïe
Guettant une présence
Regardant au ciel les nuages multipliés à l’infini
Poitrine nue
Posant de furieuses questions
Suis-je vraiment dans la geôle secrète de Paris sur les rives du sommeil ?
Un souffle étrange et douloureux
Sur le pont d’Austerlitz
Regardant un bateau disparaître dans le cœur vide du monde


Bruno Sourdin
Né en 1950, il a grandi dans la baie du Mont-Saint-Michel. Ayant achevé ses études de journalisme à Paris, il a voyagé au Maroc, en Egypte et en Inde, avant de s’installer en Normandie. Ami de Claude Pélieu et féru des écrits de la Beat Generation, il est aussi collagiste. 

Bibliographie récente : Migrations (avec une préface de Claude Pélieu), Gros Textes, 1999 ; Claude Pélieu & Mary Beach, mille milliards de collages, Les Deux-Siciles, 2002 ; Hazel, Les Deux-Siciles, 2005 ; L’Air de la route, Gros Textes, 2013. 

Ouvrages collectifs : Kerouac City Blues, La Digitale, 1999 ; Je suis un cut-up vivant, L’Arganier, 2008 ; The Doors, 23 nouvelles aux portes du noir, Buchet Chastel, 2012 ; Stories of Little Bob, Krakoen, 2013 ; Xavier Grall parmi les siens, Raphaël de Surtis éditeur, 2013. 

Anthologies : Anthologie du haïku en France (sous la direction de Jean Antonini), Aléas, 2003; Riverains des falaises, anthologie des poètes de Normandie du XIe siècle à nos jours, éditions Clarisse, 2010.


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