05/09/2014

Passeur de la Beat Generation



Claude Pélieu a été le seul Français dont on puisse dire qu’il a partagé la vie des écrivains de la Beat Generation. Exilé volontaire aux États-Unis, il s’installe en 1964 à San Francisco avec sa compagne, Mary Beach, qu’il a rencontrée quelque temps plus tôt à Paris. Mary est employée à la librairie City Lights Bookstore. Rapidement le couple commence à travailler sur les traductions des grands auteurs Beat. 

C’est ainsi qu’ils s’attaquent à la Trilogie (La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express), une grande œuvre dans laquelle William Burroughs reprend et perfectionne la technique du cut-up inventée par Brion Gysin et tente, selon ses propres explications, de «créer une nouvelle mythologie pour l’ère spatiale ». Pour les traducteurs, l’aventure est compliquée. La langue française, analytique, se prête très mal à cet exercice de collages de mots et de permutations. Pourtant, Mary Beach est tout de suite parvenue à rendre la complexité de ce texte expérimental. A partir de cette première traduction remarquable, Claude Pélieu effectue une magistrale adaptation. Le mot « adaptation », qui figure en toutes lettres dans l’édition française, n’est pas sans importance. Il montre bien que Pélieu a été obligé, pour rendre en français un texte effervescent et chaotique, de créer une langue poétique originale et radicale. De l’œuvre ambitieuse et novatrice de Burroughs, il ne pouvait pas se contenter de livrer une version terne et insipide, comme l’aurait fait un traducteur lambda. Sans trahir l’original, il a réussi à transmettre, dans la langue de Molière, le rythme saccadé de Burroughs, son flux, ses accents surprenants, ses images fulgurantes… « Burroughs attaque, dévaste, décrasse le langage, brise les structures poétiques », se réjouissait Claude Pélieu, qui était, dans ces années 70, le seul Français à s’inscrire corps et âme dans ce qu’on a appelé « l’Internationale cut-up ». Il avait adapté en France une nouvelle manière d’écrire et vivifié le climat poétique de l’époque. Face à « la vieille écriture poussiéreuse et pourrissante », Pélieu avait redonné à la poésie d’expression française un sacré souffle et une nouvelle modernité. 

Aux États-Unis, Claude Pélieu s’est tout de suite retrouvé en parfaite harmonie avec la sensibilité des écrivains Beat. Lui et Mary Beach ont passé 10 ans de leur vie à faire connaître les œuvres de ceux qui étaient devenus leurs frères en écriture. « On a fait pratiquement tout ensemble, à San Francisco puis à New York City, m’avait expliqué Claude dans un entretien réalisé dans les années 90 (1). On a commencé par William avec Nova Express. On a fait Ferlinghetti, Ginsberg, Ed Sanders… Et puis on a continué full force sur Ginsberg et Burroughs jusqu’en 1974, à Londres, où on a fait les Garçons sauvages. » 

C’est ainsi que les lecteurs français ont pu se familiariser coup sur coup avec les œuvres de William Burroughs, d’Allen Ginsberg (Kaddish, Planet News), de Lawrence Ferlinghetti (Un regard sur le monde), d’Ed Sanders (Les Tessons de Dieu) et de Bob Kaufman (Sardine dorée, Solitudes)… Ce fut un travail considérable, essentiel, sans équivalent. En 10 ans, excusez du peu ! 

Dans son anthologie de la Beat Generation (2), Gérard-Georges Lemaire rend justice à Claude Pélieu : « Un seul écrivain français a eu d’étroites relations, tant sur le plan personnel que sur le plan littéraire, avec les représentants de la Beat Generation : Claude Pélieu. » A ce juste hommage, associons-y le nom de Mary Beach, sans qui rien de tout cela n'aurait pu être possible.
Comme le fut jadis Charles Baudelaire avec ses traductions d’Edgar Allan Poe, on peut dire que Claude Pélieu a été, avec et grâce à Mary Beach, un très grand passeur. 

B.S.


(1)   Bruno Sourdin : Claude Pélieu & mary Beach, mille milliards de collages, édition Les Deux-Siciles, 2002.
(2)  Gérard-Georges Lemaire: Beat Generation, une anthologie, Al Dante, 2004.


Mary et Claude en 1972 en Angleterre.

Rue Gît-le-Coeur

Et les derniers chiens aboient sur les docks





16/07/2014

Le chant de la langue: entretien avec Zéno Bianu

"Sonné" par la lecture d'Antonin Artaud à l'âge de 18 ans, Zéno Bianu nous révèle l'extraordinaire fascination qu'a exercée sur lui l'auteur de L'Ombilic des limbes, en lui révélant de pouvoir d'invocation de la poésie. "Qu'il s'agisse de ma fascination pour les écritures de la parole, de l'éblouissement qu'a pu susciter en moi la découverte du théâtre balinais ou de la combustion déclenchée par les ciels tourbillonnants de Van Gogh, je retrouve encore et toujours la présence d'Artaud, son ombre incantatoire, au coeur de mon propre parcours."
Ainsi sont nées ces Variations Artaud, publiées chez Dumerchez. Un moment rare où la poésie nous traverse et nous parle au plus profond de nous.
Dans cet entretien, Zéno Bianu fait le point sur sa trajectoire, depuis la signature du Manifeste électrique en 1971 en compagnie de Michel Bulteau et de Matthieu Messagier. Zéno Bianu est l'auteur d'une oeuvre multiforme qui n'a cessé, depuis plus de 30 ans, d'interroger la poésie, le théâtre et de s'ouvrir à l'Orient.



Zéno Bianu (photo de Chantal Messagier)

Bruno Sourdin: Artaud a joué un rôle essentiel dans votre parcours en vous révélant le pouvoir de l'incantation. Après "L'Ombilic des limbes", que vous avez découvert à 18 ans, en avril 1968, rien n'était plus comme avant?

Zéno Bianu: A vrai dire, je n'avais pas encore dix-huit ans. J'étais en classe de philosophie, au lycée Lavoisier, à Paris. Aimanté par la poésie, j'avais lu Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont et les surréalistes. Commençant à écrire moi-même, je m'en étais littéralement imprégné. Mais avec Artaud, tout à coup, il y avait quelque chose de plus. Une façon de placer la barre à une hauteur radicale! Une façon, aussi, d'ouvrir l'horizon des possibles. Avec Artaud, l'art devenait, redevenait une continuelle leçon de vie. Un engagement de l'être tout entier. C'est une lecture qui, littéralement, m'a sonné. Soulevé et transfiguré. En ce sens, effectivement, rien n'était plus comme avant. La poésie pouvait réellement excéder le poème, irriguer le présent, risquer l'utopie. On pouvait devenir, en quelque sorte, l'artiste de sa propre vie, loin des réflexes moutonniers. Echapper aux routines programmées et aux catéchismes de tous bords... Voir, percevoir autrement, et ailleurs. Par là, aussi, Artaud a été un formidable relais, quelqu'un qui a voulu mettre au jour toute la matière poétique du monde -- des livres sacrés mexicains au théâtre balinais, en passant par les ciels tourbillonnants de Van Gogh... Autant de territoires qui ont beaucoup compté pour moi.

Vous parlez avec justesse du "pouvoir de l'incantation". Artaud dit précisément qu' "il faut considérer le langage sous la forme de l'incantation". Et je dois reconnaître que cette perspective m'a considérablement influencé. Avec Artaud, écrire et dire redeviennent comme inséparables. C'est une écriture de la parole, où la parole est la chair même de l'esprit. Une écriture "à haute voix" qui table sans relâche sur le rythme et le souffle. On y entend, pour le dire poétiquement, le "soufflet du coeur". Une écriture dont les pouvoirs de transformation et d'emportement n'ont pas fini de résonner...

Il y a aussi chez Artaud quelque chose de l'ordre de l'indicible, et parfois de l'insoutenable. Aller au plus profond de soi, c'est plonger en chute libre. Vous employez une expression saisissante, vous dites: descendre "à pic dans la chair". La voie que nous montre Artaud n'est pas de tout repos...


C'est un peu ce que j'essaie d'exprimer quand je dis qu'Artaud a accompli invraisemblablement son métier d'être humain. Il y a toujours ici comme un surcroît de vie, d'énergie, d'enthousiasme, d'exploration... Je songe à cette autre phrase d'Artaud qu'on peut très exactement lire comme une méthode de vie: "L'être du corps est une énergique inlassable qui n'a d'autre but que d'empêcher la mémoire de se constituer afin de faire toujours du neuf." Naturellement, cette expérience des limites n'est pas toujours de l'ordre du soutenable. On peut s'y brûler les ailes...

Mais c'est à qui perd gagne, comme disaient les poètes du Grand Jeu. Tout dépend, encore et toujours, de ce que l'on veut faire de sa vie. Cette voie, qui n'est pas certes de tout repos, je la perçois comme le tremplin d'une infinie redécouverte des êtres et des choses, loin de toute rêverie douillette ou de tout glacis purement intellectuel.
Et c'est peut-être, sans doute, l'origine de ma fascination pour ceux que j'appelle (dans Le battement du monde) les "grands déboussoleurs" et sur lesquels j'ai écrit: Artaud, Van Gogh, Yves Klein, René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, Marine Tsvétaïeva, Chet Baker... Tous ceux-là, d'une certaine manière, ont mis leur vie en jeu, ont "brûlé" pour nous, pour que nous puissions y voir plus clair, en tout cas plus intensément, dans le grand puzzle de l'existence. Je ne vois pas là, bien sûr, un modèle, mais une inspiration profonde pour les temps présents, riches parfois de leur seul désenchantement.

Vous lisez "L'Ombilic des limbes" en avril 68. Comment avez-vous vécu, le mois suivant, le choc jubilatoire de mai 68?


"Jubilatoire", c'est le mot juste. Tout est là. Il faudrait d'ailleurs parler de la jubilation 68 plutôt que de la pensée 68. La prise de parole généralisée, si elle restait parfois dogmatique, était le plus souvent joyeuse, impertinente et ludique. Par exemple à l'Odéon, proche de mon lycée, où se jouait réellement quelque chose de l'ordre de la création permanente. L'influence des situationnistes était souterraine, mais bien réelle. J'avais lu l'année précédente leur fameux tract De la misère en milieu étudiant et il y avait aussi, bien sûr, Raoul Vaneigem avec son Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations qui voulait réunir en une synergie décisive Marx et Lautréamont. Comme une irruption du poétique dans le politique. Comme tout à coup, au petit matin, dans la persistance âcre mais doucereuse des lacrymos, la vision de la rue Gay-Lussac, dépavée et transformée en plage infinie...

Au fond, j'ai perçu les "évènements" de ce mois chaud et doré comme un immense chahut. On avait l'impression qu'en quelques jours des siècles d'autorité s'effondraient. Un chahut qui pouvait toucher à la féérie. Un peu comme dans la célèbre scène de Zéro de conduite de Jean Vigo, où de jeunes pensionnaires d'un dortoir en effervescence éventrent leurs polochons et proclament fiévreusement la "révolte" et la "liberté".
Ce sentiment grisant de pleine liberté, d'une certaine façon, on ne s'en remet pas. J'ai ainsi le souvenir de marches sans fin, l'une des activités reines de Mai 68, traversant Paris en tous sens avec mon exemplaire de L'Ombilic des limbes dans la poche, et ses phrases protectrices: "un absolu d'éclat dans l'échauffourée de la force", "il y a un esprit dans la chair, mais un esprit prompt comme la foudre"...




Vous aviez L'Ombilic des limbes dans la poche... et dans les oreilles? Du rock and roll? Je vous pose cette question parce que dans vos Variations Artaud, vous dites avoir adoré le fameux Blonde on Blonde de Bob Dylan. Le rock était-il pour vous, à cette époque, une autre façon d'accéder à une poésie vivifiante?

On l'a sans doute un peu oublié aujourd'hui, mais en ces années-là le rock était quelque chose d'entièrement neuf. La force de Dylan, que je tiens pour un des plus grands poètes du XXe siècle, c'est d'avoir fait explicitement le lien entre le rock et la poésie. Revivifiant par là l'idée même de poésie. Allen Ginsberg raconte que lorsqu'il a entendu pour la première fois à la radio les accents bibliques et les images visionnaires de A hard rain's a-gonna fall ("I've steppes in the middle of seven sad forests", "I saw a highway of diamonds with nobody on it", etc.), il a pleuré. Il a pleuré de joie, parce qu'il comprenait tout à coup que Dylan avait pris le relais, que les thèmes et les lignes de force de la Beat Generation étaient définitivement sortis des seuls livres, du cercle, fut-il large, des aficionados, pour toucher un immense et nouveau public. 

Dans cette perspective, on ne soulignera jamais assez le caractère décisif et révélateur -- pour l'adolescent de quinze ans que j'étais -- d'un album comme Blonde on Blonde. Par-delà la splendeur de ces psaumes électriques, où Rimbaud semblait ressusciter par la grâce d'une Fender, il y avait un style, une attitude, une posture de vie. Une façon d'habiter le temps autrement. Une façon d'écrire dans la vie. Dans la lignée des grands outsiders de la poésie tels que Jarry, Arthur Cravan ou Jacques Vaché, Dylan dit lors d'une interview donnée en 1965: "Il n'est pas nécessaire d'écrire pour être un poète. On peut travailler dans une station-service et être un poète. Je ne me considère pas comme tel, parce que je n'aime pas le mot. Je suis un trapéziste." Ouvrant ainsi la voie à toute une lignée de poètes du rock, chez lesquels la vie ou la langue n'en finiront pas de résonner ensemble -- Syd Barrett, Jim Morrison, Hendrix, Lou Reed, Nick Cave, etc.

Est-ce Dylan qui vous a poussé à regarder aussi du côté de la Beat Generation, du côté -- je retiens votre expression -- du "désordre majestueux" de leurs poèmes?


La Beat Generation, je l'avais découverte à la même époque, à peu près en même temps que Blonde on Blonde. En 1965-66, dans l'anthologie publiée chez Denoël (préfacée par Alain Jouffroy -- qui avait aussi préfacé L'Ombilic des limbes -- et traduite par Jean-Jacques Lebel). Le double album de Dylan, qui tournait sur mon Teppaz, trouvait un écho brûlant et vital dans les poèmes d'Allen Ginsberg, de Bob Kaufman, de Lawrence Ferlinghetti, de Gregory Corso, de William Burroughs, de Jack Kerouac, de Michael Mc Clure ou de Philip Lamantia. La même année, Nadja et les Manifestes du surréalisme étaient publiés en livre de poche. Il y avait là de quoi, on en conviendra, fuir à jamais toute approche désincarnée de la poésie.

"Désordre majestueux", oui, ce pourrait être une juste définition de la Beat Generation. "Désordre majestueux", au sens où, par une espèce de miracle, le poète beat sait -- intuitivement, profondément -- qu'il ne peut déboucher sur l'universalité qu'en plongeant dans ce qu'il a de plus intime, qu'en dévoilant sa singularité absolue. Le fait même de vouloir tout dire dans un poème, de se livrer tout entier, parfois jusqu'à la maladresse -- cette volonté de "confession complète" par-delà toute forme de tabou (je pense ici, notamment, au Kaddish de Ginsberg), cette cohabitation du sublime et du trivial -- m'apparaît toujours comme un geste artistique et éthique essentiel.
La Beat Generation, c'est aussi pour moi l'irruption du jazz dans la poésie, d'une parole jazzée, syncopée, d'une parole écrite d'oreille, d'une parole vive qui accorde autant d'importance à la manière de vivre qu'à la recherche esthétique, d'une parole percutante qui veut dire toute sa musique à voix haute, renouant ainsi avec les origines mêmes de la poésie.
"Faire passer le message secret du souffle", disait Kerouac. Et Ginsberg mettait l'accent sur "la confiance en soi de celui qui sait qu'il est vraiment vivant". Si l'on songe, ma foi, aux millions de jeunes gens qui, depuis les années cinquante, ont marché dans leurs pas, assoiffés d'Orients intérieurs ou extérieurs, on doit reconnaître que les poètes de la Beat Generation ont eu un certain retentissement...

Et Claude Pélieu? Il a été un formidable "passeur" des poètes Beat américains et son oeuvre personnelle, extrêmement originale, reste sans égal dans le paysage poétique français. L'avez-vous connu?


Pélieu, c'est en quelque sorte le passeur considérable. Etrangement (ainsi sont les hasards du destin), je n'ai jamais eu l'occasion de le rencontrer. Mais il a toujours compté pour moi, particulièrement dans ces années-charnières de la fin des années 60 et du début des années 70. Comme traducteur inépuisable, bien sûr, au sens où il faisait découvrir, mettait au jour un nouveau continent littéraire (je songe avant tout à La machine molle de Burroughs, au Kaddish de Ginsberg et aux Solitudes de Bob Kaufman -- excusez du peu). Ses traductions (menées en duo avec Mary Beach) m'ont toujours paru exemplaires comme re-créations, même si elles s'éloignaient parfois de l'original. Profondément poète lui-même, Pélieu pouvait se permettre de recréer. Il en avait même le droit. Car il appartenait pleinement, dans sa vie comme dans ses écrits ou ses collages, à la même constellation que ses aînés américains.

Profondément poète, disais-je. Il y avait eu d'abord, en décembre 1967, la publication du détonant Cahier de l'Herne Burroughs, Pélieu, Kaufman, conçu littéralement comme un dispositif de transformation du chaos du monde en poème. L'année suivante, François Di Dio, dont on ne dira jamais assez les mérites de défricheur/déchiffreur, publiait aux éditions du Soleil Noir Ce que dit la bouche d'ombre... suivi de Dernière minute électrifiée, qui reste sans doute pour moi (avec Infra-Noir) le plus beau livre de Pélieu. Un tremplin de révolte, de transe répétitive et d'ouverture à l'Orient.




Venons-en au Manifeste électrique aux paupières de jupes, dont vous êtes un des signataires. Nous sommes en 1971. Comment se fait la jonction avec les "poètes électriques"?

La jonction se fait bien en amont, puisque je rencontre Michel Bulteau en 1966, en classe de seconde au lycée Lavoisier. Une même fascination pour le rock et pour Rimbaud nous réunit. Puis, viendra la rencontre avec Matthieu Messagier au printemps 1969 et les débuts d'une passionnante expérience d'écriture en commun qui se cristallisera dans Mort, l'aine publié chez Christian Bourgois en 1972, avec le soutien de Dominique de Roux. Pour ce qui est du manifeste électrique, je le perçois aujourd'hui comme une fronde généralisée, éruptive et iconoclaste. Une forme explosée d'incantation où se seraient rejoints la vision de Kerouac et l'hypnotisme des premiers albums du Velvet, dans la préciosité, l'effervescence et le fracas.

De mon côté, je continuais de chercher, de tracer ma propre voie. J'étais particulièrement attiré, en synergie avec Artaud, par les poètes du Grand Jeu (début d'un long compagnonnage qui se concrétisera en 2003 avec la publication des Poètes du Grand Jeu en Poésie/Gallimard) et la tonalité "orientale" de certains textes beat -- je pense notamment à L'écrit de l'éternité d'or de Kerouac et au Retour des tribus de Gary Snyder. Je décidais donc de voyager et d'aller voir tout cela de plus près...

Dans cette quête de la "vraie vie", êtes-vous parti sac au dos, à l'image de Kerouac, comme l'ont fait des milliers de jeunes gens à la fin des années 60? Connaissiez-vous votre destination? Quel a été votre premier contact avec l'Orient?


L'Orient me fascinait toujours plus. Comme le lieu d'une autre compréhension des êtres et des choses -- une compréhension du vrai qui ne passerait pas seulement par l'intellect. Il y avait, bien sûr, le fameux et décisif texte d'Artaud sur le théâtre balinais qui évoquait une "sorte de Physique première d'où l'esprit ne s'est jamais détaché" et où les danseurs-acteurs balinais étaient comparés à des "métaphysiciens du désordre naturel". Il y avait, aussi, le texte flamboyant de Daumal, Sur la musique hindoue, qui parlait "de se saisir dans la réalité nue de son existence immédiate". On a peut-être oublié à quel point ces textes étaient des textes de découvreurs qui donnaient, précisément, le désir de découvrir à son tour. Pour le dire autrement, la charge poétique de ces textes était aussi une initiation à la vie poétique, à une perception poétique du monde.

Mon premier "contact", ce fut l'Inde en 1973 (j'y suis retourné une dizaine de fois depuis), qui est vraiment pour moi le pays de la folle sagesse, où tous les contraires ne cessent de s'aimanter dans une beauté douce et violente. C'est un pays, et en même temps un territoire mental, à la fois fulgurant et opiacé, dont on peut difficilement se déprendre. Jung, rapportant son premier voyage là-bas et cherchant à exprimer son sentiment profond, disait que l'Inde était faite de la même matière que les rêves...
Si je ne sous-estime pas (loin de là!) la capacité du regard à sanctifier n'importe quel lieu, je crois aussi, avec Stevenson, que "certains lieux parlent distinctement". Je voyageai ainsi pour me constituer, loin de tout pittoresque, un herbier de sensations rares: soufisme, marches et rêveries en Afghanistan devant les grands et fabuleux Bouddhas de Bâmyân (anéantis aujourd'hui par l'inépuisable bêtise des fanatiques), révélation des danses, partage des musiques et des gestes dans la nuit balinaise, où je retrouverai, guidé par un ami danseur, ce "bruissement d'élites" dont parlais justement Artaud... Surgissements, vertiges, décalages -- débuts d'une longue complicité avec un "Orient de coeur" qui laissera une empreinte profonde sur mon écriture/vie. De Mantra, publié aux Cahiers des Brisants en 1984, avec lequel je romps un silence éditorial d'une douzaine d'années (j'avais dû, en quelque sorte, recharger mes batteries de l'autre côté du monde), jusqu'à D'un ciel à l'autre, une anthologie de poésie indienne contemporaine, publiée en 2007 (Poésie/Galliamrd), en passant par mes trois livres publiés chez Fata Morgana: Traité des possibles, Le ciel intérieur, La troisième rive -- et dont les seuls titres disent assez mon "imprégnation".

En Inde, vous sentiez-vous plus attiré par le monde de Shiva, l'aspect destructeur du panthéon hindou, ou par Vishnou, qui représente la force de conservation et d'évolution. Sans vouloir accorder trop d'importance aux classifications, ma question a aussi un rapport avec la poésie: dans l'aventure du Grand Jeu, vous sentez-vous plus proche de Daumal ou de Gilbert-Lecomte? Poésie blanche ou poésie noire?


La question est d'importance. Au fond, elle relève pour moi d'une dialectique nécessaire. Dans un premier temps, on est naturellement attiré par Shiva le danseur, par sa danse consumante, qui détruit amoureusement les univers, révélant l'intensité explosive de la création. Je dis "amoureusement", au sens où Shiva est celui qui nous aide à avancer, parce qu'il brûle nos miasmes et nos masques. Dans un second temps, on s'attache, au contraire, à la figure bienveillante de Vishnou le rêveur, qui rêve et soutient, en des éternités de patience, notre monde en continu. Mais ce sont, bien sûr, pour qui veut aller plus loin, deux facettes d'une même réalité. Les noms changent, la source demeure.

Si je considère de près mon parcours, je m'aperçois que je n'ai jamais été un gardien de mausolée (artistique, politique ou spirituel). Trop ouvert pour ça. "Qui s'arrête se trompe", tranche un fameux kôan. "Trop de souffle en moi pour une seule flûte", disait Marina Tsétaïeva. Ce qui me passionne profondément, en revanche, c'est d'essayer d'habiter entièrement la vie. Ou, pour répondre à votre question, de tabler à la fois sur Shiva et Vishnou, sur Daumal et Gilbert-Lecomte, sur la poésie blanche et la poésie noire, et l'on pourrait, évidemment, continuer la liste à l'infini (par exemple, dans le domaine du jazz, sur Coltrane et Cher Baker).
C'est une dimension, du reste, que Daumal a parfaitement perçue lorsqu'il s'interroge dans Poésie noire et poésie blanche sur le "don commun à tous les poètes" et qu'il le définit comme "une liaison particulière entre les diverses vies qui composent notre vie". Dans cette perspective-là, nous existons sur plusieurs  niveaux de réalité -- sagesse et folie, humour et gravité, tendresse et violence, etc. (une posture authentiquement tolérante, à l'opposé de tout intégrisme ou de toute contrainte imitative). Le grand art (et, si j'ose dire, la grande vie -- le Grand Jeu, précisément), ce serait alors la capacité à faire oeuvre ensemble toutes les supposées dualités, de miser à la fois sur la raison et la folie, sur l'unisson et la rupture, de faire tourner les contraires comme une constellation, de restituer (dans l'art comme dans la vie) toute la palette humaine, toute l'étendue de notre spectre, de l'infra-rouge des instincts au bleu du pur esprit. Le bleu, bien sûr, mais un bleu fauve. "Ton sauvage est ton sauveur", rappelle Roger Gilbert-Lecomte. Ne rétrécissons pas notre champ (notre chant). Nous avons besoin plus que jamais de la totalité sensible...




Avec Corinne Atlan, vous avez publié deux anthologies du haïku japonais. La seconde est plus particulièrement riche et originale car vous explorez le renouveau du haïku dans le Japon d'aujourd'hui, ce qui, à ma connaissance, n'avait jamais été fait en France. Le haïku a désormais des adeptes dans le monde entier. En dehors des traductions, vous êtes-vous personnellement frotté à cet exercice?

J'ai été attiré par le haïku très tôt, disons au début des années 70. D'une certaine manière, le haïku était un peu le point de jonction entre les deux domaines qui me fascinaient: la poésie et la spiritualité. Il m'apparaissait avant tout comme une approche sensuelle du monde. Mais, le plus souvent, les traductions existantes me laissaient perplexe. Soit les haïkus publiés en France étaient traduits de l'anglais par des poètes (d'après les traductions éclairantes de Blyth) et ils sonnaient comme des poèmes (mais avec pas mal d'inexactitudes), soit ils étaient traduits du japonais par des spécialistes (avec, effectivement, une certaine exactitude, mais bien peu de poésie). Nous avons donc tenté, avec Corinne Atlan, de réconcilier exactitude sémantique et souffle poétique. Et sans doute avons-nous gagné notre pari (notre première anthologie a tout de même dépassé les soixante mille exemplaires...).

Le succès de cette première anthologie nous a permis, dans un second temps, de faire découvrir les haïkistes japonais contemporains, ceux qui ont écrit après la "cavité ténébreuse" (selon le mot de Kenzaburo Oe) d'Hiroshima. Et ce qui nous a peut-être le plus surpris dans cette deuxième anthologie, c'est l'extraordinaire persistance à travers le temps de cette forme poétique. Un peu comme si des poètes français contemporains utilisaient aujourd'hui le sonnet pour décrire les émeutes des banlieues... Le haïku japonais d'aujourd'hui se nourrit du désordre des paysages urbains, il exploite des gisements inattendus -- mais il garde, et c'est passionnant, l'exigence d'expression absolue qui le fonde.
Dans ma palette d'écritures, je me suis plusieurs frotté à cette exigence. Notamment dans le Traité des possibles (Fata Morgana), composé entièrement en tercets à partir des 64 hexagrammes du Yi King, le livre chinois des transformations. Et dans un autre recueil à tirage limité, réalisé avec le peintre Michel Mousseau et intitulé Un jour, une vie, dont voici un extrait:
Les fleurs s'éteignent --
la lumière
ouvre ses veines

Vous avez consacré un petit livre éclairant à Krishnamurti. je résume: pas de dogme, pas de croyance, il faut être son propre maître. Serait-ce, ainsi formulé, l'aboutissement de votre long cheminement en Orient?


On pourrait effectivement le formuler ainsi, à condition, d'une part, de ne pas en faire un dogme de plus. Et, d'autre part, de ne pas considérer l'enseignement de Krishnamurti comme une simple variante spirituelle du "Ni dieu ni maître" cher aux anarchistes...

Ce qu'il y a de central, et qui m'a tant interrogé, émerveillé, chez Krishnamurti, c'est le fait de toujours partir de sa propre expérience. Sans relâche et sans fin. de tabler profondément sur soi, et non sur une croyance ou un dogme. Sur notre seul terreau: notre réalité, à la fois lumineuse et accablante, d'être humain. C'est une spiritualité paradoxale, non coercitive et profondément déculpabilisante, en ce qu'elle renvoie toujours à ce que nous sommes vraiment. Pas à ce que nous voudrions être, pas à ce que nous aimerions être...
Il s'agit ici, au contraire, d' "habiter son déséquilibre". Et de percevoir nos blessures, nos inquiétudes comme les tremplins d'une infinie redécouverte de nous-mêmes. Il y a là un renversement extraordinairement opérant. Loin d'imposer un évangile ou un catalogue de modèles respectables qui nous tiendraient toujours plus captifs, Krishnamurti ouvre la voie à une approche de la vie libérée de tout conditionnement. "La vérité n'a pas de sentier, et c'est cela sa beauté: elle est vivante." Imaginez un monde où l'accumulation des prétendus savoirs laisserait place au surgissement du vif...

Recueilli par Bruno Sourdin

août 2009

Publié dans la revue Diérèse, n° 46, automne 2009


http://www.diereseetlesdeuxsiciles.com





Zéno Bianu
Né à Paris en 1950, Zéno Bianu est un poète majeur. Il fut l'un des signataires du Manifeste électrique qui secoua le monde littéraire des années 70. Passionné par les écritures de la parole, il a suivi une voie singulière, aux frontières de la poésie, du théâtre et du récital-jazz.
Ses poèmes ont été publiés par Gallimard (Infiniment proche) et Fata Morgana (La troisième rive). Lecteur attentif des écrivains du Grand Jeu, il leur a consacré, chez Poésie/Gallimard, une anthologie qui fait autorité. Son amour du jazz s'est traduit par un magnifique monologue poétique, Cher Baker (déploration) au Castor Astral: dans ce texte extraordinairement fusionnel, il s'attache à "restituer la note bleue" de ce trompettiste mythique qui a connu l'autre côté du monde. Variations Artaud, chez Dumerchez, est un récit-poème, où il dit un peu de sa dette, "une dette d'esprit".
Fin connaisseur des poétiques orientales, Zéno Bianu a écrit avec Patrick Carré une anthologie de la poésie chinoise classique (La montagne vide, Albin Michel), ainsi que deux anthologie du haïku (Anthologie du poème court japonais et Le poème court japonais d'aujourd'hui) avec Corinne Atlan chez Poésie/Gallimard.
On lui doit également des traductions de grands écrivains hongrois (Sandor Marais, Miklos Szenkuthy), des adaptions théâtrales (Lope de Vega, Marine Tsvetaïeva) et une bouleversante relecture à voix haute de L'idiot de Dostoïevski (Actes Sud). Son essai Krishnamurti ou l'insoumission de l'esprit (Point Sagesse, Seuil) est une lecture personnelle d'une parole de haute désobéissance, qui ne cherche pas à "endormir l'inquiétude" mais plutôt à affronter "au plus près l'inconfort d'exister".
Dans son dernier recueil, Visions de Bob Dylan (Le Castor Astral, 2014), il retrace poétiquement la trajectoire du créateur de Blonde on Blonde, ce "fugueur devant l'éternel".




Je n'ai jamais rien négligé

J'ai toujours voulu
Tout accueillir tout aimer
Emotion et raison
Intelligence et énergie
Mieux 
L'énergie comme intelligence
Faire vivre 
Les choses à travers
Mon regard
Relié à une ligne de haute tension
Par-delà l'épuisement 
Par-delà la fatigue
Tout accueillir tout aimer
Aller
Plus loin
A travers le temps
Franchir
Toutes les frontières
Vivre trois ou quatre vies
En un clin d'oeil
Là où l'on commence à voir
Autrement
Réunir Monteverdi et Muddy Waters
Giotto et Basquiat
Héraclite et Oscar Wilde
Plus vite
Mais plus lentement
Plus fort
Mais plus doucement
Où l'on connaît toujours
Le fin mot de l'histoire
Où le monde résonne
Enfin
Libre d'être toujours libre
Où il y a toujours une lumière
De l'autre côté de la fenêtre
Dans la nuit

Zéno Bianu







Mary Beach, une revendication perpétuelle de liberté







C'est en traduisant les écrivains américains de la Beat Generation que Mary Beach s'est fait remarquer en France dans les années 1970. Son nom est inséparable de celui de son mari, le poète français Claude Pélieu. Ensemble, ils ont traduit et adapté des oeuvres aussi fortes que Kaddish d'Allen Ginsberg, Sardine dorée de Bob Kaufman, Un regard sur le monde, choix de poèmes de Lawrence Ferlinghetti, et la fameuse trilogie La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express dans laquelle William Burroughs explore le procédé d'écriture qui le rendra célèbre, le cut-up.

C'est pourtant la peinture qui est la première vocation de cette Américaine et c'est en France que cette vocation est née. Mary avait en effet 6 ans lorsque sa mère, après son divorce, est venue vivre en France. Elle passera sa jeunesse à Saint-Jean-de-Luz, puis à Pau en zone non-occupée où elle se réfugiera avec sa soeur pendant l'Occupation. Et c'est à Pau que commencera son apprentissage de la peinture et qu'elle fit sa première exposition en 1943.
Aux Etats-Unis, le père de Mary ne voyait pas forcément d'un oeil très favorable sa fille s'aventurer dans le monde de la peinture et il fit tout pour l'en empêcher. Mais il fallut se rendre à l'évidence: il ne pourrait jamais lui faire changer d'idée. Après la guerre, lorsqu'elle revint aux Etats-Unis faire des séjours réguliers auprès de son père, Mary suivit des cours à l'école d'Hartford, Connecticut, puis à Boston.
Dans une Amérique coincée et conventionnelle, Mary affirmait déjà sa volonté de se libérer des tabous et des préjugés de son temps. Toute sa vie, elle gardera ce caractère rebelle. Plus tard, lorsqu'elle fera leur connaissance à San Francisco, elle comprendra tout de suite la révolte des poètes de la Beat Generation. Sa devise ne bougera jamais d'un pouce: la liberté avant toute chose. Dans les situations les plus pénibles, elle a toujours su faire preuve d'optimisme et d'une étonnante fureur de vivre. Sa vie va d'ailleurs être une succession de déménagements (75 au compteur) et de va-et-vient entre l'Europe et l'Amérique.
Mary s'installe aux Etats-unis à partir de 1946, se marie avec Alain J. Beach (aucun lien de parenté avec sa famille), et a deux enfants, Jeffery et Pamela. En 1957, la petite famille part vivre en France. C'est à cette époque que Mary travaille à Paris à la Grande Chaumière, sous la direction du peintre Henri Goetz. Les choses s'accélèrent pour la jeune artiste: expositions au Salon des Indépendants (1957, 1958), expositions personnelles et de groupes à Paris et en province, premier prix à Vichy en 1959, expositions aussi en Autriche, à Alger et à Bruxelles. C'est pendant une exposition à la galerie de l'Université à Paris que son mari, malade, meurt d'une crise cardiaque.




Mary Beach et Claude Pélieu (photo Jeffery Beach)



En 1962, elle rencontre le poète Claude Pélieu et, l'année suivante, ils partent avec les enfants s'installer à San Francisco. Mary Beach va alors abandonner la peinture pendant 20 ans et se consacrer à la traduction en anglais d'écrivains français: Jean-Pierre Duprey, Joyce Mansour, Antonin Artaud, Jean Genet, Claude Pélieu... Elle travaille surtout pour la fameuse librairie maison d'édition City Lights Books qu'anime le poète Lawrence Ferlinghetti, et c'est là-bas que Claude et Mary vont rencontrer les écrivains de la Beat Generation qu'ils vont bientôt traduire en français.
Changement brutal de décor en 1978. Le couple met fin aux travaux de traduction, quitte New York et s'établit au vert à Cooperstown, dans la région des Grands Lacs. Ils vont mettre à profit avec bonheur cette atmosphère de calme et de retrait qu'ils trouvent là-bas dans le nord. Mary se remet à la peinture et Claude à ses collages. Mary travaille dans deux directions bien différentes, voire opposées, ce qui n'est pas du tout pour lui déplaire. D'abord elle s'exprime dans une voie non-figurative: un art abstrait dynamique et coloré, dans lequel on retrouve le souvenir de l'Ecole de Paris qu'elle a bien connue 20 ans auparavant. Mary est heureuse de renouer avec son travail sur la lumière et la couleur. En s'approchant de l'essence des choses, sa peinture devient pleine de frémissements, d'exaltations et de joie. Parallèlement, et pour mieux brouiller les pistes, elle exécute, dans des dominantes bleues, des portraits-souvenirs d'amis poètes et artistes (Allen Ginsberg, Norman Mailer, Harry Smith, Ann Waldman, Patti Smith...) Art figuratif ou abstraction? Pour Mary, la question n'est pas essentielle. Elle passe de l'un à l'autre, au gré de ses envies, de ses expérimentations ou de ses rencontres. Et surtout, son abstraction puise toujours ses racines dans le monde réel, en l'occurrence l'univers intersidéral, le monde de l'espace.


Mary Beach décide de devenir éditrice à son tour et crée Beach Books Texts & Documents. Parmi les volumes qu'elle a publiés, on retiendra un recueil de Claude Pélieu qui reste inédit en France (With Revolvers Aimed), Apo-33 de William Burroughs, TV Baby poem d'Allen Ginsberg, et une édition de Minutes to go de Burroughs, Gysin, Beiles et Corso, la révolution du cut-up. C'est aussi vers cette époque qu'elle écrit Electric Banana, une expérience d'écriture qui est restée unique, entre cut-up et parodie.
Mais le vent de la route les reprend. Claude et Mary vont quitter San Francisco pour New York City. Ils s'installent au fameux Chelsea Hotel, où leurs voisins de chambre se nomment William Burroughs, Ed Sanders, Patti Smith et Robert Mapplethorpe...

De son côté, Claude Pélieu est en train de faire du collage un art majeur. Ils se mettent à travailler ensemble sur des toiles qui mêlent peinture et images découpées. "Un jour, il y a eu cette grande toile, explique Claude. Quelque chose ne plaisait pas à Mary dedans. J'ai dit: bon, je vais m'en servir, je vais inclure quelques images et voire comment ça marche. Cela a marché. Alors à ce moment-là, on a commencé à travailler ensemble sans préméditer l'organisation du travail sur la toile. Pour avoir plus de variations et de difficultés, je préparais certaines toiles avec des collages qu'elle finissait avec de la peinture. Et elle préparait d'autres toiles que je finissais avec des collages."

Dans ces oeuvres croisées, qu'ils réalisent à vitesse accélérée de 1980 à 1993, ils sont au sommet de leur créativité. Ils passent de formats minuscules à des grandes toiles, ils mixent les collages de Claude, les gravures et les monotypes de Mary, la peinture non-figurative et l'imagerie populaire américaine. Ils exposent à Columbia University, Woodstock, Cherry Valley, New York City... Mais fin 1993, le marché de l'art est en chute libre, surtout lorsque vous n'êtes pas un artiste "mainstream" et que vous cultivez depuis tant d'années les vertus de la vie en marge. Ils décident donc subitement de quitter les Etats-Unis, de repartir à zéro et tenter leur chance en France, à la grâce de dieu. L'expérience qu'ils vont vivre à Caen ne va durer que seize mois et va être très douloureuse pour Mary: "J'aurais préféré rester en France, dira-t-elle, mais c'était trop triste pour moi, la vie était insupportable."
Et ils repartent en janvier 1995 pour New York State, avec quatre sacs de voyage. Leurs oeuvres sont perdues ou dispersées. Avec les ennuis de santé, la situation financière ne s'arrange pas. Ils se retrouvent dans une petite ville nord-américaine qui fait penser à un tableau de Hopper et ils reprennent leur boulot avec courage. Et puis surprise: Mary, qui a désormais 75 ans, rompt une nouvelle fois avec la peinture, mais cette fois pour expérimenter le domaine du collage. Elle travaille énormément et cet art, nouveau pour elle, révèle de façon magistrale ses qualités d'imagination. Réaction émerveillée de Claude: "Les collages forment la jeunesse. Mary à 80 ans travaille comme une punkette."
Mary Beach a envisagé la création artistique dans sa totalité. Elle a touché à tout, conçu des oeuvres extrêmement variées. A aucun moment elle n'a figé son évolution. Au contraire. Et elle est restée fidèle à la ligne directrice de sa vie: garder, coûte que coûte, la plus grande liberté possible.
L'astrologue que consulta sa mère lorsqu'elle avait tout juste deux mois lui avait dit: cette enfant est venue au monde comme une bombe! Il ne s'était pas trompé.
Même si elle est intimement liée à la Beat Generation, Mary Beach n'appartient à aucun mouvement et surtout à aucune chapelle. Riche et multiple, son oeuvre est en vérité inclassable.
Elle s'est éteinte le 25 janvier 2006 à Cooperstown, NY. Elle avait 86 ans.
Qu'elle se consacre à la traduction, à l'édition, à la peinture ou au collage, Mary Beach a toujours accompli son oeuvre avec une énergie folle. Parce qu'elle avait le goût du risque et de l'aventure, elle a expérimenté dans les domaines les plus variés. Avec une revendication perpétuelle de liberté.

Bruno Sourdin




Un monotype de Mary Beach

Un collage de Mary Beach

Portrait d'Allen Ginsberg par Mary Beach

Mary Beach éditrice de William Burroughs, Allen Ginsberg, Claude Pélieu...


Pour en savoir plus:
http://www.beachpelieuart.com

11/07/2014

Gary Cummiskey


J'aurais aimé connaître Bob Kaufman

Contre vents et marées

Pour toi mon amour
Je me suis endormi la bouche pleine de lumière
Passent les heures
Voici le temps des aveux profonds
des pages de folie
du pur jazz de la baie de San Francisco
ETEINS LA LUMIERE
Cette école me tourne autour de la tête 
Il y a des OISEAUX
des OISEAUX
qui emplissent cette maison de bonnes vibrations et de jazz
C'est un couac
la chanson 
d'un tournesol
pour un portrait au regard triste
Voici les signes annoncés
le ruissellement du SAXOPHONE DEMENT
des poètes solitaires!


(Adapté en français par Bruno Sourdin)




Gary Cummiskey lors d'une lecture à Johannesburg (photo Arja Salafranca)



Gary Cummiskey
Poète et éditeur (Dye Hard Press) d'Afrique du Sud.
Ce cut-up a été publié à Johannesburg en 2001 dans un recueil intitulé Reigning Gloves. Gary Cummiskey y rend hommage au grand et pur poète Beat de San Francisco, Bob Kaufman, l'auteur culte de Solitudes et Sardine dorée, deux livres magistralement traduits naguère par Claude Pélieu et Mary Beach.

06/07/2014

Dave Cunliffe

Les deux heures où Dieu a été assassiné

A quatre heures elle pénétra dans le cerveau de Dieu

& s'embrouilla sans réfléchir dans ses marécages
emberlificotés jusqu'à ce qu'elle parvienne à une clairière
où se réfléchissait l'image
de tout ce qui était vraiment arrivé
à tout le monde partout dans le temps et l'espace.

Nous avons tous bien pigé il y a longtemps

qu'il n'y avait pas de réponse définitive
ni de conceptions antérieures des choses mais seulement
une frénésie sauvage et inconnue
dans laquelle même les anarchistes ne sont pas dans leur élément.

A cinq heures elle entassa ses vêtements

& mit le feu
à la masse sombre de Dieu ce qui illumina
l'univers d'un feu de joie ardent
& couvrit de cendres les planètes et les étoiles.

Quelques-uns d'entre nous pensons que Bouddha

fait obstacle au bouddhisme qu'il eût mieux valu
ne jamais imaginer les dieux
que les rois les dirigeants les gourous et les chefs
ne sont rien que des plaques de prisons.

A six heures elle vit distinctement et directement

une myriade de choses vivantes manifester
leur joie et leur libération à la surface
d'un monde qui n'avait pas vraiment changé

sauf certaines peaux & écailles qui viennent de tomber et de s'en aller.





En pensant à son suicide


Sur les collines noyées de soleil plus loin que les moutons & la tourbe

un bock à bière dans un vieux sac à dos militaire.

Sa barbe désormais grise ses dents jaunes ou tombées

sa bouche souillée de mauvais vin.

Il y a quatorze ans il s'était marié avec elle pour la vie

& les coups d'ivrogne ont rapidement changé tout ça.

Sur les collines au coucher du soleil comme un héros

de série B mais malheureusement dans le froid pour de vrai.

Retour sur ses gosses ce qu'ils étaient

ce qu'ils deviendront et ce qu'il aurait pu être.

Vieilli baissant pied mais pas encore sevré

de tous ces moments passés à errer et à boire.

Combien fut cruel ce merveilleux paradis

d'où ses enfants désespérés s'enfuirent à jamais.



Traduit par Bruno Sourdin





Dave Cunliffe

Poète britannique. Il s'est fait connaître dans les années 60, à une époque où la folie psychédélique et les hallucinogènes envahirent la puritaine Angleterre. Les Beatles chantaient All you need is love. Dave Cunliffe composa O Come Love These Warring Armies, un poème qui fut un des manifestes du Flower Power londonien et qui fit le tour du monde. Aujourd'hui, il vit dans le Lancashire et édite avec enthousiasme la revue Global Tapestry Journal, qui est le fleuron anglais de la littérature Beat et post-Beat.




19/06/2014

André Velter: le chant de l'altitude


André Velter est sans nul doute le seul poète français à avoir cherché son inspiration à plus de 5 000 mètres d'altitude. Directeur de la collection Poésie/Gallimard, il a trouvé au Tibet et dans l'Himalaya son unité de lieu. Dans Le Haut-Pays, le corps est à la fête et l'esprit au sommet de sa liberté. Explications.









Votre livre m’a fait une très forte impression, une impression de vertige : bien sûr parce que c’est un livre qui se passe en altitude, mais cette impression est aussi liée, je pense, à la langue.

 J’ai le sentiment que, dans certaines circonstances, on est des récepteurs. On a la chance d’avoir quelques antennes qui arrivent à capter certaines choses. Ce qui se passe dans ce livre-là, et qui est peut-être perceptible, c’est qu’il a été écrit presque intégralement au-dessus de 3 000 m d’altitude, peut-être même un peu plus haut. Pratiquement tout ce livre a été écrit dans l’Himalaya. S’il en reste quelque chose de cette façon dont le corps est mis en altitude et dont les mots le sont aussi, et bien tant mieux… Quand vous parlez du vertige, cela a un sens. Je pense que dans l’Himalaya, surtout quand on fait tout cela à pied, il y a un renversement des sensations. C’est-à-dire que le vertige et les altitudes de ce type, qui nous semblent difficiles à définir, deviennent extraordinairement concrets. Et les mots deviennent peut-être les vecteurs qui peuvent prendre cela en charge. C’est pour cela que la 4e de couverture dit que la poésie a trouvé son unité de lieu qui est l’altitude. C’est vraiment de cela qu’il s’agit. 


Les sources de la parole se tiennent en altitude, écrivez-vous. C’est une phrase-clé de votre livre. 



Il y a pour moi une sorte d’adéquation parfaite entre la marche, le rythme de la marche à pied en altitude et la montée d’un certain rythme poétique. Et les mots, les phrases, les vers, la scansion, le souffle, dans les deux sens, c’est-à-dire l’air que vous avez dans vos poumons et qui entre par votre bouche et vos narines, et puis la façon de transformer cela en un souffle poétique, qui fait qu’il y a une sorte d’unité presque corporelle qui est tout à fait singulière.


Il y a un deuxième sens à cette phrase. Si « les sources de la parole se tiennent en altitude », c’est aussi que quand on est en altitude, on va beaucoup vers les sources. Il se trouve que c’est quelque chose qui m’a été très directement inspiré par un pèlerinage aux trois sources du Gange.


Dans le poème intitulé « La présence », qui tient une place centrale, vous faites le portrait d’un lama, Tuktsé Rinpoché. Qui est-il ? 


Je l’avais rencontré en mai 1980, l’année où Marie-José Lamothe et moi sommes restés huit mois dans l’Himalaya. Tuktsé Rinpoché était connu dans tout l’Himalaya comme un immense érudit et quelqu’un qui avait été un ermite, quelqu’un qui était resté 9 ans, 9 mois, 9 jours en altitude. C’est certainement, dans tout le versant oriental, la personne qui m’a le plus impressionné.
C’était un homme qui avait cette lumière intérieure. Il y a un terme en tibétain qui définit les grands sages : quand ils vous regardent, on a l’impression que la lumière est dedans et la peau devient totalement transparente. Et c’était quelqu’un qui comptait pour moi qui ne suis pas du tout croyant. J’ai un goût pour la mystique et la spiritualité, mais je ne suis dévot de rien. Simplement, Tuktsé Rinpoché était un homme qui avait la plus grande connaissance et la grande sagesse, avec un sens de l’humour et de l’ironie qui ramène aux sources du bouddhisme. 


Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le bouddhisme ? 


Le bouddhisme est une philosophie qui ne connaît pas la faute, qui ne connaît pas la malédiction. C’est-à-dire que tout est de notre responsabilité et rien n’est jamais fini. Le cas archétypal étant celui de Milarepa, qui commence comme un criminel et qui finit comme un délivré-vivant. Dans une seule vie, un personnage peut passer par tous les états et il n’y a pas de condamnation. Un enfer absolu n’existe pas. Il n’y a pas de péché originel. Tout ce que le christianisme vous colle sur les épaules dès le départ n’existe pas du tout là-bas.
Sois toi-même ta propre lumière. Et si tu ne peux pas être toi-même ta propre lumière, c’est ton problème. C’est vraiment la conscience individuelle. Dans nos civilisations, on a cela chez les Stoïciens. Après tout, Montaigne ne dit guère autre chose. C’est simplement une autre manière de le dire dans un environnement différent, mais le message fondamental est à peu près le même.
Tuktsé Rinpoché était quelqu’un d’absolument impressionnant. Il avait une sorte de jovialité. Ce n’était absolument pas un maître spirituel qui n’avait que des injonctions. Je lui ai connu très peu d’injonctions. Je lui en ai connu une qui a eu une incidence extraordinaire. Il a dit à ma femme Marie-José Lamothe, à un moment où elle commençait à parler tibétain mais elle était loin de le pratiquer très correctement, une phrase qui était passée un peu inaperçue, un jour où on se voyait. Il lui a dit : il faut traduire. Et elle est devenue la traductrice des œuvres complètes de Milarepa… La présence, à la limite, suffisait. En Inde il y a un mot, le darshan, l’enseignement par la vue. On ne dit rien, on voit un maître et ça suffit. Tuktsé Rinpoché, ce n’était pas que ça, mais il y avait ça. Il y avait une énorme impression qui était, je ne sais pas si on peut dire cela, à la fois physique et métaphysique. Il avait cette présence-là, cette extraordinaire incarnation et en même temps sublimation de cet état. Par exemple, il était assez massif. Quand il était assis en tailleur, dans la position de méditation, il avait vraiment une assise importante. Très vite, vous aviez presque l’impression de quelqu’un qui était en état d’apesanteur, ce qui était totalement illusoire, puisqu’il était véritablement assis. Mais il avait une telle présence, c’était comme si lui-même était l’émanation de lui-même. Je n’ai jamais vu cela chez personne d’autre. C’était un être réellement lumineux. En plus, c’était quelqu’un qui alliait une extrême douceur dans les rapports et une extraordinaire fermeté dans la manière de se comporter ou de se conduire. Il parlait peu. 


Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré ? 


On l’avait rencontré à Darjeeling. La première rencontre est tout à fait désopilante. Elle me convient tout à fait. Quand on est arrivés dans ce monastère, c’était plutôt pour être reçus dans une communauté monastique et comprendre un peu comment ça fonctionne. J’avais demandé à rencontrer Tuktsé Rinpoché, qui était le principal de ce lieu. On m’avait dit : oui, oui, il va vous recevoir, mais pas tout de suite, on a un petit problème… Au bout d’une demi-heure ou de trois quarts d’heure d’attente, on nous a introduits dans une pièce où le grand lama en question était en maillot de corps, avec un énorme pansement sur le front, car il venait d’avoir un accident de voiture. Il avait cogné contre le pare-brise. Il avait un peu de sang sur le front. C’était vraiment le moins d’apparat possible ! Il était vraiment au plus bas de sa forme… Et en quelques minutes, il s’est passé on ne sait pas trop quoi… surtout que moi, j’étais plutôt dans la position du mécréant. Et donc il y a eu une sorte de séduction évidente, peut-être pour moi par le peu d’apparat de son apparition.
Et puis très vite, il a dit une phrase stupéfiante. Quand on s’est quittés. Alors qu’il ne savait absolument rien de nous, il nous a dit : nous nous reverrons l’été prochain au Ladakh. Comment pouvait-il savoir ?           Alors qu’on ne lui avait absolument pas dit qu’on irait au Ladakh, qui est à 2 500 km de Darjeeling. Et de fait, c’est là où on l’a bien connu. On est restés longtemps avec lui, on a assisté, grâce à lui, à toutes les cérémonies et en même temps on a été accueillis de façon tout à fait exorbitante. Pourquoi a-t-il tout de suite accepté de nous recevoir longtemps, de faire en sorte qu’on se voit au monastère ? Il nous a fait participer à l’intronisation d’un jeune lama réincarné, qui avait 18 ans. C’était une cérémonie où il y avait 4 000 à 5 000 personnes venues de tout l’Himalaya. On est restés avec eux pendant toutes ces cérémonies-là. On est devenus liés, et même très liés. Et de tout cela, quand on regarde l’objectivité de la chose, est née la traduction complète de Milarépa.
A mon avis, Tuktsé Rinpoché avait un sens extraordinaire des potentialités. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il avait prévu que Marie-José soit la traductrice de Milarepa, mais il avait dû sentir quelque chose et, en tout cas, ça s’est totalement réalisé.


Vous insistez peu sur les péripéties du voyage. Vous cherchez surtout à rendre compte d’une expérience intérieure ? 


C’est absolument ça. Et c’est pour cela que j’ai choisi ce titre. J’aurais très bien pu faire un titre qui rappelle le Tibet ou l’Himalaya. Je ne l’ai pas fait. Pour moi, le Haut-Pays, c’est quelque chose de très physique, c’est ce pays qui existe disons au-dessus de 3 000 m dans le Tibet, dans l’Himalaya et même dans une partie du Turkestan chinois et dans une partie de l’Afghanistan. C’est toute cette zone dans laquelle j’ai vécu longtemps. Mais c’est aussi le Haut-Pays que l’on a en soi, que l’on est capable de découvrir, et, bien entendu, c’est plus le témoignage d’une expérience vécue qu’un descriptif de tel ou tel lieu. Il faut que je m’appuie sur sa matérialité, mais pour aller ailleurs, pour être dans un état de conscience d’une autre nature.
Et puis aussi parce que je ne voulais pas que ce soit un livre qui puisse entrer dans le corpus des écrivains-voyageurs.
Je voulais délibérément ne pas trop incarner les choses. Il y a quelques notions de lieux, mais plutôt comme des sortes de repères. C’est un livre que j’ai écrit au cours de plusieurs années dans les mêmes lieux ou souvent dans des lieux identiques, mais je ne voulais pas que ce soit trop situable. Parce que, quand vous êtes à 5 000 m au Ladakh ou au Tibet, très franchement, ce qui se passe dans votre corps, c’est pareil. 


Vous êtes le premier poète français à cheminer à plus de 5 000 m ?


Oh, je n’en sais rien (rires)… Et je suis monté beaucoup plus haut que cela ! J’ai fait un sommet qui est à 6 200 m. À vrai dire, je ne sais pas très bien. Peut-être qu’il y en a un qui va se découvrir… 


Et Segalen ? 


Il est allé très bas (rires)… Segalen, c’est une des grandes découvertes de ma vie. J’en parle dans L’Arbre-Seul. En 1988, quand j’ai fait le voyage d’Islamabad à Pékin sur la route de la Soie, j’ai passé le col dont il parle merveilleusement dans Équipée. Un texte qui m’avait toujours ébloui et que j’enrageais même de ne pas l’avoir écrit moi-même ! En fait, c’est 2 300 m, c’est un col microscopique… J’arrivais moi-même de l’Himalaya, où j’avais passé des cols à 5 000. Pour lui qui venait de Chine, c’était très haut. Et donc c’est là où on voit bien que les sensations sont en fonction de la relativité dans laquelle on est. J’en ai fait un petit texte dans L’Arbre-Seul, mais pas du tout pour dévaloriser Segalen, juste pour montrer comment des sensations peuvent être différentes. Et en plus, ça m’excitait beaucoup de passer le col qu’avait passé Segalen. Évidemment, il l’avait passé à pied, les pieds dans des sabots avec de la paille et il avait une façon de marcher qui était assez rustique. Et moi, parce que maintenant il y a une route, je l’ai passé dans une jeep chinoise avec de la musique pop à fond que mettait le chauffeur. Donc ça crée vraiment une distorsion. Vous savez combien Segalen est un auteur qui compte pour moi. Je n’avais que de l’attente célébrationniste. Et en fait, c’est devenu quelque chose de tout à fait décalé et d’un peu incertain… Ca m’a intéressé : comment le positionnement des uns et des autres nous amène à avoir des perceptions vraiment très différentes. C’était très drôle. Mais j’ai plus que de l’admiration pour Segalen… Gracq a inventé une formule que j’aime beaucoup, pour essayer de comprendre ce qui avait pu relier à un certain moment tous ces jeunes gens qui se sont engagés dans le surréalisme. Il parlait à leur propos de consanguinité d’esprit, et je pense que j’ai ça avec Segalen. 


Et avec Daumal aussi, bien sûr ?


La consanguinité d’esprit avec Daumal, elle est flagrante. D’abord, il y a un phénomène biographique qui est très troublant, c’est que Daumal est né dans les Ardennes, très exactement à 15 km de là où je suis né. Mon père était instituteur à Signy-l’Abbaye, le père de Daumal était instituteur à Boulzicourt. On a un contexte familial extrêmement proche. J’étais à l’école à Charleville puis j’ai fait moi-même des études d’hypokhâgne à Reims.
A 16-17 ans, j’ai commencé à lire Daumal et le Grand Jeu. Et tout de suite, j’ai été absolument fasciné par Le Mont Analogue, qui est resté un de mes livres-phares. Mais j’ignorais quand même beaucoup de choses sur le parcours de Daumal, sur son parcours intellectuel, mais aussi sur un certain nombre de travaux qu’il avait été amené à faire. Bien des années plus tard, en 1976, pendant que j’écrivais Le livre de l’outil, j’ai appris tout à fait par inadvertance que dans les années trente, pour vivre, Daumal avait rédigé des notices sur les outils pour une encyclopédie. Et en plus il avait traduit des Vedas. Alors ça commençait à faire beaucoup…
Il y a eu, à partir d’un certain moment, une sorte de rapprochement par des tas de biais. Je ne vais pas jusqu’à me prendre pour la réincarnation de Daumal (rires)… Encore que dans les dates, ce serait possible : il est mort en 44 et je suis né en 45. Franchement, je n’y crois pas, mais il y a quelqu’un, un Daumalien, qui a écrit un truc là-dessus… C’est assez cocasse, mais franchement, je n’y crois pas. Je ne crois pas en la réincarnation. 


Alors, à quoi croyez-vous ? 


Je vais citer trois vers, que je cite souvent, d’un poète soufi qui s’appelle Saadi, mais la traduction est de moi et elle est un peu bricolée… C’est-à-dire que l’original persan n’est pas aussi net. Voilà ce que je crois : Le vent d’est passera tant sur cette terre/qu’il portera chacun de nos atomes/en un lieu différent.
Je crois à la diffusion cosmique de ce qui nous constitue. Je n’arrive pas, je le regrette, à imaginer une recomposition à l’identique d’une personnalité ou d’une conscience. Je ne crois pas à la résurrection des corps, je ne crois pas qu’il y ait un paradis. Je pense qu’il y a une transmutation qui est possible entre notre être physique. Et le problème qui se joue, ce n’est pas sur l’être physique, c’est sur l’être conscient… Quelle onde émanera de nous et où elle ira s’incarner ? Donc, j’ai une grande attirance et parfois même plus, une fraternité avec certains mystiques, surtout les mystiques orientaux, mais aussi avec Jean de la Croix, mais je n’arrive pas à faire le saut… Pour moi, la mystique d’ailleurs, c’est le contraire de la religion. La religion, ça n’est qu’un ensemble de dogmes, un ensemble de contraintes mises bout à bout. En revanche, la mystique, c’est une libération, très souvent selon des modes personnalisés. Et c’est pour cela que j’aime, dans le bouddhisme tibétain, l’idée de ce qui est la voie du Vajrayana : il n’y a pas de recette, chacun doit trouver sa propre voie, l’explorer et la mener à bien. Alors je pense qu’on peut mettre sa vie sur ce vecteur-là, avec une sorte de quête de ce type.
Savoir, après, ce qui risque de se passer… Après tout, Alexandra David-Néel, à 101 ans, à la veille de mourir, avait dit : ça va arriver et ça sera sûrement passionnant. Alors, on verra bien. 


De la cime ou du vent/Qui chante au sommet ?/Ni l’un ni l’autre dit-on/L’esprit seul se fait entendre. Quel cet esprit du vent ? Est-ce une expérience de type mystique ? 


C’est ce que j’ai perçu. Les éléments pour moi sont très importants. Il y a une symphonie de la nature et au sens le plus matérialiste du terme.
Ce que j’essaie de transmettre dans ce livre, c’est que le réel est beaucoup plus vaste que ce que l’on croit. C’est que notre perception de la réalité, elle est souvent « jivaro », elle est souvent dans un esprit rétréci, avec une conscience rétrécie, elle est souvent avec une lucidité rétrécie. Ce que l’altitude vous donne, et en tous les cas me donne à moi, c’est une perception accrue. Il y a des perceptions qui englobent beaucoup plus que ce qui vous est donné de percevoir d’habitude. Par exemple, dès que vous êtes au-dessus de 4 000-4 500 m, dès que vous abordez les cols à 5000, il est extrêmement rare de ne pas avoir des choses que l’on peut qualifier de visions. Vous voyez des choses qui sont à la limite de l’imaginaire et du réel. Le réel s’étend et une partie de ce qui pourrait apparaître comme des visions devient une sorte de réalité.
Tout cela est décrit d’une façon très précise dans les petits textes du début, Une fresque peinte sur le vide. Vous avez tous ces petits personnages qui sont comme des personnages de vie réelle mais qui, en même temps, touchent presqu’à la mythologie. Et qui racontent des sortes de fables. En fait, ces sortes de fables, je les ai improvisées en même temps que je marchais. Qu’est-ce que je pouvais tirer dans mon écriture de personnages rencontrés, comme un moine itinérant, un archer, un cavalier… Là, vous êtes dans un état de perception d’une réalité mais avec une liberté beaucoup plus grande. Ce n’est plus du tout du réalisme, ce n’est pas du surréalisme non plus, c’est un autre état. C’est un état d’extrême acuité et d’extrême capacité à décrypter le réel. Et à ce moment-là, vous voyez très bien que la distinction que l’on fait entre le corps et l’esprit disparaît complètement. On est dans un état fusionnel.
Et de toute façon, si vous voulez, je n’ai pas de croyance de l’incroyance… Je suis extrêmement réticent sur tout le fanatisme que les religions, les unes ou les autres, ont pu engendrer, certaines à une certaine époque et d’autres aujourd’hui. Et ça me terrifie complètement, cette espèce de normalisation des consciences, de mise au pas par le biais des croyances. Je trouve cela absolument terrifiant, mais pour ce qui est des expériences les plus hautes, d’abord je ne fais pas beaucoup de distinction entre toutes les différentes mystiques. On est avec une telle authenticité dans l’expérience que, pour le moins, on ne va pas ricaner en face de cela. Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qu’il advient dans le corps, ça m’intéresse beaucoup. J’insiste beaucoup là-dessus, parce que pour moi c’est très important. C’est pour cela que l’altitude, dans ce livre-là, doit être perceptible. 


Méditer, c’est s’asseoir et faire le vide. Pratiquez-vous vous-même la méditation ? 


Chacun dans le bouddhisme doit trouver ses supports de méditation. Et moi, pendant des années, c’était le tir à l’arc. Dans le tir à l’arc, ce qui est absolument extraordinaire, c’est la maîtrise du souffle. Pour un Occidental, la chose la plus importante, c’est la visée, c’est viser juste. C’est absurde. La visée, c’est ce qui vient tout à fait à la fin de l’expérience. En fait, ce qui se passe dans le corps à ce moment-là, c’est plus la mise en condition, une sorte de méditation active, si vous voulez. Il faut avoir un équilibre parfait, il faut avoir une maîtrise du souffle, qui devient de plus en plus parfaite. Cela vous donne un état intérieur à la fois d’une extraordinaire acuité et d’une grande neutralité. Faire disparaître au maximum les émotions… On dit tout le temps que, quand une flèche a quitté l’arc, elle n’existe plus. Parce que si vous gardez l’émotion de savoir où elle va, la flèche suivante va en être imprégnée. Et si vous êtes ému parce que la flèche est allée en plein centre de la cible, la flèche d’après, vous ne serez pas dans l’état intérieur qu’il faut pour la lancer. Soit que vous êtes trop content, soit que vous êtes trop déçu… Et donc il faut arriver à cette sorte d’équanimité qui n’est pas simple à obtenir. Vous disiez tout à l’heure : faire le vide. C’est ça d’une certaine manière. C’est en tout cas une manière de maîtriser le souffle. C’est très important dans le tir à l’arc. Le tir à l’arc c’est avoir une sorte de verticalité, donc une grande assise du corps, et en même temps une grande maîtrise du souffle.
Les premiers exercices qu’on fait faire, dans le tir à l’arc, c’est de fermer les yeux. Et si vous avez la position correcte du corps et la maîtrise du souffle, les yeux fermés, la flèche ira dans la cible. Peut-être pas au centre, mais elle ira dans la cible. Parce que vous êtes positionné comme il faut. Ce n’est qu’après que vous allez perfectionner cela par de tout petits ajustements. Donc, c’est ce que j’appellerais une méditation active. Et j’ai fait aussi cette expérience-là dans le karaté, qui est un art martial d’une tout autre violence, mais qui avait aussi pour moi un énorme intérêt : c’était une maîtrise de la violence musculaire, et c’est important de se maîtriser de toutes les façons : maîtriser son souffle et maîtriser aussi ses possibilités physiques.
Beaucoup de mes amis, par exemple, n’arrivent pas à comprendre comment je peux faire beaucoup de choses. Ils ont tous l’impression que je n’arrête pas de m’agiter dans tous les sens. C’est totalement faux ! Ils seraient effarés de voir le nombre de temps que je passe strictement à ne rien faire. Et c’est certainement là que je récupère l’énergie qui me fait faire tant d’autres choses par ailleurs. Je suis tout à fait capable de rester longtemps sans avoir l’angoisse du temps perdu, de la non-productivité. La rencontre avec l’Himalaya, avec l’aire de la culture tibétaine, le bouddhisme d’une façon, le taoïsme d’une autre façon, n’ont fait que me renforcer dans cette manière d’être. Et puis, ça m’a énormément apporté sur la façon un peu distanciée de voir les choses. J’ai compris une chose fondamentale là-bas, c’est que le non-agir n’était pas le contraire de l’agir. Mais les deux vecteurs, comme dans un moteur ou dans un alternateur… Il faut allier l’agir avec le non-agir, pour qu’il y ait un mouvement de vie possible. Chez les taoïstes par exemple, le non-agir c’est le contraire de ne rien faire. Ici on a l’impression que le non-agir, c’est devenir un légume. C’est absurde. Et puis ce que l’Orient apporte de formidable, c’est cette capacité à unir les contraires et à en faire des forces dynamiques. Dans la vie d’aujourd’hui, où le chaos est à peu près partout, c’est la seule façon d’arriver à garder une lucidité. Moi, ce qui m’intéresse dans tout ça, c’est cette sorte de préservation de l’énergie vitale. Et tout ce que je fais, je le fais en fonction de cela. Et les livres témoignent de cela, j’espère. 


Est-ce qu’il existe une œuvre ou un écrivain dont on peut dire qu’il a changé votre vie ? 


J’en vois plusieurs, mais disons qu’il y a, au départ, un phénomène très étonnant. Je devais avoir 11 ou 12 ans, en 4e, j’avais un professeur de français au cours complémentaire de Signy-l’Abbaye. J’écrivais déjà depuis plusieurs années, comme un gamin écrit, c’est-à-dire très imitatif. Je devais écrire à la manière de La Fontaine, à la manière de ce qu’on devait lire. Et puis il y a eu ce texte qu’il nous avait mis entre les mains. Il nous réunissait à quelques-uns, on n’était pas plus de 3 ou 4, après l’école. Il nous parlait de choses qu’il aimait, de façon très libre. Ce que je trouve le comble de l’enseignement, et je lui dois beaucoup. Je n’arrête pas d’entendre des gens qui expliquent que les enseignants ne leur ont rien apporté. Je m’inscris complètement en faux là dessus. Moi, l’école, j’ai plutôt aimé. J’étais plutôt bon élève. On est à une époque où il faut absolument arriver à dire qu’on était un cancre pour être pris au sérieux… Il y a une inversion des valeurs qui commence à devenir absolument insupportable. Je ne dis pas ça pour Pennac qui est un copain (rires)… Bien sûr qu’on peut avoir été un cancre et devenir un grand écrivain… C’est comme les gens qui croient que Rimbaud était le mec qui dormait au fond de la classe, appuyé contre le radiateur… Il a collectionné tous les prix au concours général ! On peut être un voyou et être aussi un érudit, il ne faut quand même pas tout mélanger.
A 11 ou 12 ans, cet instituteur professeur de cours complémentaire nous a mis à quelques-uns entre les mains un poème de Baudelaire, Les Hiboux. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais du jour où j’ai lu ce texte, j’ai compris que la poésie c’était autre chose qu’une petite ornementation, une petite façon de mettre des mots les uns à côté des autres pour faire joli, que c’était pratiquement un engagement de vie, qu’il y avait un avant et un après, que quand on commençait à écrire certaines choses que l’on sortait de soi, son destin était tracé autrement. Et donc, j’ai su à cet âge-là, à cause de ce poème de Baudelaire, qu’il n’y aurait plus rien qui serait comme avant. Donc c’était une rupture, si vous voulez. Ou c’était un accomplissement supplémentaire, en tout cas un éveil à autre chose. Et peut-être effectivement on peut dire que ça a été une sorte de rupture avec l’écriture. C’est-à-dire que du jour au lendemain, je n’ai plus du tout écrit la même chose et j’ai compris que l’écriture n’était pas une partie de plaisir pour faire des compliments à la fin des repas. La poésie c’était une chose à vivre et pas seulement écrire pour la gloriole d’avoir écrit quelque chose d’élégant.
D’autres livres m’ont marqué de façon décisive. Les Sept piliers de la sagesse sont pour moi un livre tout à fait décisif. Et je le couple immédiatement avec le livre de Thesiger, Le désert des déserts. C’est certain que je n’aurais pas vécu mon expérience afghane, qui a duré 3 ans, si je n’avais pas intégré à ce point l’expérience de Lawrence et de Thesiger. Et c’est vrai que j’ai un goût très marqué pour les déserts. Je l’ai eu très tôt. Mais ces livres-là m’ont ouvert, ils m’ont montré que la réalité était plus vaste que ce que je croyais. Ils m’ont aussi montré que le courage physique et l’expérience dans le corps, la mise en condition ou en risque du corps, est quelque chose de très fondamental. 


Quelle est votre conception de la poésie ? 


Pour moi, la poésie, c’est un mode de vie, ce n’est pas simplement faire des livres. Donc, je crois à la poésie vécue, expérimentée et je crois à la responsabilité absolue de l’écrivain qui doit, en tout cas en poésie, ne dire que ce qu’il a expérimenté lui-même.
Il n’y a pas de réponse stéréotypée et simple à des questions que vous posez. Par exemple le problème de la croyance. Il y a une coloration que l’on peut faire à des sujets comme cela, avec des modulations. Ce n’est pas des choses qui sont coulées dans le bronze. C’est des choses qui sont dans le mouvement même de la vie et pour moi tout est mouvement. Je ne veux pas vivre dans le fixe. Bien sûr que j’ai des balises intangibles. Il y a des choses qui me font horreur et ça ne bougera pas. Le racisme, évidemment que ce n’est pas négociable. Mais pour le reste, disons qu’on est sur du doute, mais ça peut être un doute extrêmement tonique, et non pas désespérant. Même avec des expériences que j’ai pu vivre et qui ont pu être tragiques, il y a une aimantation du vivant. Être au monde, c’est une façon de transcrire cela. Le bouddhisme le dit très bien : l’incarnation de l’homme, c’est la plus extraordinaire.
En fait, on passe dans notre propre vie et parfois dans la même journée par tous les états intermédiaires. On peut à certains moments de la journée être dans un état infernal et à un autre moment être dans un état quasi divin. Et on peut dans la même journée passer par les enfers et tutoyer les dieux mais avec la certitude que le point d’équilibre c’est quand même l’incarnation humaine qui donne accès à tous ces différents états. Et c’est la seule, à mon avis, où la lucidité et la conscience sont à leur plus haute période. 


On ressent constamment dans votre écriture une forme de jubilation. 


En dépit des épreuves cruelles que peut donner la mort des autres et auxquelles on est confrontés sans cesse, car il n’y a pas de pire épreuve, il reste une aimantation du vivant. Même après toutes ces épreuves, il y a une gaieté de l’être. Nietzsche parlait du gai savoir… Moi, je crois qu’il y a une manière ontologique de toucher à la gaieté. Vous parliez de jubilation, c’est vraiment un terme qui me va bien.


Propos recueillis par Bruno Sourdin.
Novembre 2007-mai 2008

Entretien publié dans la revue Diérèse, n°41, été 2008.




Né à Signy-l’Abbaye, dans les Ardennes en 1945, André Velter est l’auteur d’essais et de nombreux ouvrages de poésie chez Gallimard (parmi lesquels Midi à toutes les portes, L’amour extrême et autres poèmes pour Chantal Mauduit, Zingaro suite équestre, L’Arbre-Seul, Du Gange à Zanzibar). Il a reçu le Goncourt Poésie en 1996. Il dirige la collection Poésie Gallimard. Résolument attaché à la « voix haute », il tente d’inventer une oralité nouvelle, créant régulièrement avec comédiens et musiciens de vastes polyphonies. C’est aussi un grand voyageur (Afghanistan, Inde, Népal, Tibet).
« Le Haut-Pays », suivi de « La traversée du Tsangpo », qui est paru chez Gallimard en 2007, rassemble tous les poèmes écrits au Tibet et dans l’Himalaya. « La traversée du Tsangpo » existe également en CD, avec une musique de Jean Schwarz, les voix de Laurent Terzieff et André Velter, et des chansons en tibétain par Tenzin Gönpo, aux éditions Thélème (10, rue de Pontoise, 75005 Paris)






INVOCATION 

Ayant pris pour viatique le grand secret de la réalité
Découvre chaque jour un peu moins d’imposture 

Le sens irrigue le ciel
Mais c’est un fleuve sans remous sans reflet sans ombre
Une énergie verticale qui capte l’univers 

Cette vision donne un corps à l’immuable
Ce qui est se dit mot à mot
Les sources de la parole se tiennent en altitude
Le souffle ne s’écoute pas
Il impose sa présence et l’éternel présent

André VELTER