Edward Lear est un grand excentrique, comme seuls les Anglais savent l’être. Ses comptines absurdes sont d’une inventivité inouïe. Avec sa barbe épaisse, sa laideur et sa grosse bedaine, il ressemble à un vieux maître loufoque et paradoxal, lassé du fracas du monde, qui laisse filer ses pensées et, en toute circonstance, adopte le parti d’en rire. « Je voudrais être un œuf, pendant la couvaison », a-t-il l’habitude de soupirer. Son chat Foss, qu’il adore dessiner, est son compagnon fidèle.
Edward Lear est né le 12 mai 1812 au nord de Londres, dans la famille d’un agent de change, qui a fini par connaître des difficultés financières et bientôt fut ruiné. Il est le vingtième enfant d’une fratrie qui en comptera 21. Il est élevé par sa sœur aînée. Sa santé est très précaire : il souffre de bronchite chronique, d’asthme et d’épilepsie. Il connait sa première crise d’épilepsie à l’âge de 7 ans. Il peut avoir jusqu’à 18 attaques par mois du « petit mal » qu’il appelle « le Démon ». Sa vie est terrible. Il doit rester célibataire.
Avant de se rendre célèbre pour son sens du non-sens, ce virtuose de l’iambe anglais s’est d’abord rendu célèbre à 18 ans pour ses talents de peintre et d’illustrateur. Il commence par peindre des perroquets - ll fit le portrait de tous les perroquets du zoo de Londres - et publie un recueil de 42 lithographies coloriées à la main, Illustrations of the Family of Psittacidae or Parrots. C’est un chef d’œuvre. Ses illustrations sont de très haute qualité, on le compare à Audubon, le célèbre ornithologue du Nouveau Monde.
Lear a un succès fou avec ses oiseaux. Il devient en outre un peintre paysagiste accompli, peintre-voyageur toujours en partance, pour l’Italie, la Grèce, l’Égypte et même pour les Indes… Il publie plusieurs carnets de ses voyages, illustrés d’aquarelles, qui lui confèrent une notoriété considérable, à tel point qu’il devient le professeur de dessin de la reine Victoria.
Mais Lear se sent davantage un poète et ce qui l’enchante le plus ce sont les inepties, les bouts-rimés sans queue ni tête. Et dans ce domaine, il est intarissable. En 1846, il publie un « Book of Nonsense » qui le rend célèbre. Dans ce livre, il reprend des limericks qu’il avait composés pour divertir les enfants de son protecteur, Lord Derby, président de la société zoologique de Londres.
« Il était un vieil homme à la barbe fleurie,
Qui disait: « Voyez-vous, je vous l’avais bien dit !
Un roitelet, quatre alouettes,
Deux hiboux et une poulette
Ont tous bâti leurs nids dans ma barbe fleurie ! »
Il sort ses limericks vingt ans avant Alice. C’est en effet en 1865 que Charles Dodgson, professeur de mathématique à Oxford, publie Alice au pays des merveilles, sous le pseudonyme de Lewis Carroll. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, les deux maîtres du dérèglement logique, ne se sont jamais rencontrés (ou peut-être ont-ils décidé de s’ignorer). Tous les deux ont une imagination délirante, ils inventent sans cesse et partagent le même goût de l’insolite et de l’extravagant, la folie de l’absurde. Ce sont les deux virtuoses absolus du nonsense anglais.
Les limericks (les « nonsense verses » comme les appelait Lear) échappent au monde de la normalité. Ils surprennent. Ils nient la raison, le langage commun. C’est la déconnexion du sens. C’est le monde à l’envers. On perd le contact, on renonce, on ferme les yeux, on marche la tête en bas. Mais il suffit de cinq vers et on revit.
« Il était un vieillard pourvu d’un si long nez
Que les oiseaux du ciel venaient tous s’y percher ;
Par chance ils s’envolaient
Dès que le soir tombait,
Au grand soulagement du vieillard au long nez. »
Des vieillards au long nez, ce n’est pas ce qui manque dans les poèmes ineptes d’Edward Lear. Celui-ci est inoubliable :
« Il était un vieil homme, natif de Dubno,
Dont le long nez s’ornait d’un remarquable anneau ;
Le soir, à la saison des prunes,
Souvent il s’attardait à contempler la lune,
Ce vieillard extatique, natif de Dubno. »
Cinq vers. Les deux premiers riment entre eux. Le troisième et le quatrième sont enchaînés. Le dernier rime avec les deux premiers. Ce qui compte surtout c’est la métrique, rigoureuse, et l’utilisation des rimes.
« Il était un vieux qui poussait des cris aigus
Dès qu’à coups de bâton on lui tapait dessus ;
On lui retira donc prestement ses chaussures,
On lui donna des fruits pour toute nourriture,
Et l’on continua à lui taper dessus. »
« Il était un vieillard, hôte d’un marécage,
Et dont les mœurs semblaient futiles et sauvages ;
Sur une souche il prenait place sans façons,
Et à une grenouille il chantait des chansons,
Ce vieillard didactique, hôte d’un marécage. »
« Il était un vieillard de la ville de Minsk,
Comme une latte mince, mince, mince.
L’ayant vêtu de blanc,
On l’enroula, tel un ruban,
Ce flexible vieillard de la ville de Minsk. »
Le monde de Lear, c’est une collection de vieillards imprévisibles : il y a celui qui court dans tous les sens, vêtu des vieux habits de sa grand-mère, celui qui passe tout son temps à dormir sur la table, celui se gave d’inoffensifs lapins, celui qui sans cesse marche sur la pointe des pieds, celui qui debout sur une jambe lit Homère, celui qui en se promenant marche sur les talons, celui qui prend la mer à cheval sur une oie, celui qui se nourrit uniquement de miettes…
« Il était un vieil homme de Kansas-City,
Qui aux hiboux montrait comment boire le thé :
Manger les souris, disait-il,
Ce n’est ni propre ni gentil
Cet aimable vieil homme de Kansas-City ! »
Mais, bien heureusement, on rencontre aussi des jeunes dames : celle dont le nez lui tombe jusqu’aux pieds, celle qui lassée de ses amoureux s’en va se percher sur un arbre fourchu, celle qui poursuivit un jour un taureau furieux, celle qui fréquemment dort dans le garde-manger…
« Il était une jeune fille en robe bleue,
Qui demandait : Est-ce bien eux ? Est-ce bien eux ?
Comme on lui disait : Ce sont eux,
Elle répondait : Sacrebleu !
Cette peu gracieuse fille en robe bleue. »
« Il était une jeune dame de Douai,
Dont les lacets très rarement se dénouaient.
Elle achetait des socques
Et de tout petits chiens mouchetés et baroques,
Et souvent elle se promenait dans Douai. »
« Il y avait une jeune dame, à Liré,
Dont la tête était remarquablement carrée ;
Dessus le crâne, par beau temps,
Elle portait une plume de paon,
Ce dont s’ébahissait tout le monde à Liré. »
Edward Lear mourut en 1888 à l’âge de 76 ans en Italie, à San Remo, où il avait fait construire une maison et où il avait entrepris d’illustrer les poèmes d’Alfred Tennyson, figure majeure de la poésie victorienne, qui était son ami. Tâche dont il ne put venir à bout : il était devenu aveugle.
Le nonsense pur et absolu a été son but essentiel. Un ravissement sans bornes, inepte et charmant.
« Thrippy pilliwinx », aimait à écrire ce singulier vieil homme de San Remo, inventeur de mots compliqués et drôles.
« Flinsky wisty pomm, slushypipp », aurais-je envie de répliquer.
Qu’est-ce que vous voulez, moi aussi j’ai suivi ses conseils.
Bruno SOURDIN.
Edward Lear : « Limericks et autres poèmes ineptes », traduits et adaptés par Henri Parisot, Mercure de France, 1968.
Robert Benayoun : « Les Dingues du nonsense », Balland, 1977.












