16/09/2025

David Lynch était d’abord un peintre

 

David Lynch à Idem Paris, l'imprimerie d'art qu'il aimait tant.



"Idem Paris", un court-métrage réalisé par David Lynch.


Au commencement était le dessin. La peinture et le dessin. Des visions étranges, fascinantes, énigmatiques. Déjà. Le cinéma n’est venu que plus tard.

Le parcours de David Lynch est extrêmement singulier. En 1963 - il a 17 ans -, il s’inscrit à l’école des beaux-arts de Boston, puis à celle de Philadelphie, en Pennsylvanie. Les images qui ne cesseront de le poursuivre sont déjà marquantes: le feu, les insectes, les ténèbres, les corps difformes, suppliciés… Un univers de noirceur, de rêves obscurs, de pourrissement, de douleurs folles. « The fire behind our world ».

Lynch adore peindre. La peinture lui offre une liberté totale. A Philadelphie, le chaos permanent qui l’entoure l’enchante. Il garde les yeux grands ouverts et se laisse porter par son instinct. « Cette ville est l’une des plus malsaines que je connaisse, dira-t-il. Corruption, angoisses, colère, violence, folie, crasse… un endroit génial ! » Un fantasme, pense-t-il, peut devenir « aussi grand que l’univers ». Lynch reste donc ouvert aux sensations, aux vibrations qui l’entourent mais il se tient à l’écart.  « Il faut laisser toutes vos portes bien ouvertes, parce qu’on ne sait jamais ce qui va s’engouffrer dans l’une de ces portes, vous toucher de plein fouet, vous faire tomber amoureux. »

C’est à Philadelphie que l’idée d’animer sa peinture lui vient et qu’il décide d’en tirer un court-métrage, « Six Men Getting Sick » en 1967 puis un second, « The Alphabet », l’année suivante. David Lynch est un perfectionniste et il adore expérimenter. Il quitte Philadelphie pour Los Angeles et son American Film Institute. Le peintre est devenu cinéaste et quel cinéaste !

Avec obstination et une liberté absolue, il mettra quatre ans pour tourner son film avec une équipe très réduite. Ce sera « Eraserhead », un long-métrage délirant, qui deviendra, dès sa sortie en 1977, un film culte. A partir de là, les films vont s’enchaîner, on connait la suite: « Elephant Man », « Blue Velvet », « Twin Peaks », « Mulholland Drive »…  La vie, pensait-il avec raison, est un chaos permanent. Beaucoup de choses sommeillent en nous. « Beaucoup de mystères sont à l’intérieur de nous-même. » Il faut s’y affronter, explorer ces paysages obscurs et raconter. Le bonheur, c’est de raconter.

 



Et ce qui doit arriver finit toujours par arriver. Pour exprimer ses pulsions créatrices, David Lynch n’a jamais abandonné ni la peinture ni le dessin, la passion de ses débuts. 


 

Cinq mois après la mort du cinéaste, le 16 janvier à l’âge de 78 ans, la galerie Duchamp (1) a exposé une cinquantaine de lithographies réalisées à Paris à l’atelier Idem, la célèbre imprimerie d’art du quartier Montparnasse. Lynch venait y travailler lorsqu’il séjournait dans la capitale. Dans cet endroit magique, expliquait-il, il y a « quelque chose dans l’air qui est propice à la création et qui vous stimule ». Il en a sorti un rêve insensé, des oeuvres mystérieuses, cauchemardesques et inquiétantes, libres et inclassables. Des oeuvres qui ne cesseront de nous hanter. Lynchiennes en diable.

Bruno SOURDIN.

 

La galerie Duchamp est installée dans une petite ville de Normandie, Yvetot, capitale du pays de Caux, « au milieu des vaches ». Les lithographies et gravures sur bois présentées dans cette exposition (21 juin-21 septembre 2025) ont été réalisées par David Lynch entre 2007 et 2020. Les 49 lithographies ont été présentées comme un story-board. 

 


Ses deux premiers courts-métrages y ont également été inclus, ainsi qu’un petit film  de 8 minutes « Idem Paris » sur son imprimerie de prédilection. Cette exposition normande  lui tenait particulièrement à coeur.

 


04/09/2025

Dix-sept syllabes avant de partir pour l’autre monde


C’est une tradition bien établie au Japon : à la fin de leur vie, les poètes aspirent à écrire leur jisei, leur « poème d’avant la mort ». Un haïku ultime que l’on rédige lorsque l’on sent la mort venir, un dernier regard avant de se retirer. La signature finale de son parcours terrestre.


dans le calme

léger

je pars pour l’autre monde

(Hamon)


C’est un haïku, un poème court de 17 syllabes, que l’on écrit ou que l’on dicte sur son lit de mort. Avec une extrême économie de sentiments, pas de bavardage, un message nu, une brièveté absolue.


Pierre Reboul a consacré un ouvrage épatant à cette pratique singulière. Dans ces Haïkus du seuil de la mort, « tout est suggéré, précise-t-il. Aucune véhémence n’y paraît. Au point d’être déconcertant dans sa subtilité, pour un Occidental coutumier d’une expression poétique démonstrative. Blancheur du texte. »


voyage sans retour:

le sac du vagabond est

sans fond 

(Kyoshu)


est-ce moi que le corbeau appelle

du monde des ombres

en ce matin glacial ?

(Shukabo)


Dans son ultime poème, il n’est pas rare que le haïjin remercie la vie dans un élan de gratitude. C’est ainsi par exemple que Issho s’apprête à quitter ce monde flottant :


du plus profond de mon coeur

comme la neige est belle

nuages à l’ouest


La mort est inéluctable. Nul ne peut y échapper. Le haïjin acquiesce. Tout est bien ainsi. Et sa voix nous rassure.


le voyage vers l’ouest

auquel nul n’échappe

champ de fleurs

(Baiseki)


Kaisho quant à lui nous annonce qu’il suspend son pinceau, qu’il renonce à sa pierre à encre et qu’il s’en va, c’est inéluctable:


cerisiers du soir:

je glisse la pierre d’encre dans mon kimono

c’est la dernière fois


Ainsi le haïjin laisse une dernière trace de son passage sur terre, une dernière signature.

Devant la mort, Shidoken « éprouve une empathie générale envers ce qui l’entoure » et, ajoute Pierre Reboul, « il se compare sans dédain à l’humble ver qu’il rejoindra bientôt » :


retournant d’où il est venu

un ver d’été

nu


Bruno SOURDIN.


Pierre Reboul: « Haïkus du seuil de la mort », éditions Sully (BP 171, 56005 Vannes Cedex).




Pierre Reboul est l’auteur de plusieurs recueils de haïkus. Il a également publié « Un désir de haïku » aux éditions Sully, une analyse des différentes formes de ce type de poésie. Il est par ailleurs un acteur engagé dans le mouvement des soins palliatifs.

Pierre Reboul s’est nourri des jisei de 350 haïjins japonais recensés par un universitaire israélien, professeur de philosophie et de bouddhisme à l’université de Haïfa, Yoel Hoffmann. Un travail considérable. Une édition française de ses « Poèmes d’adieu japonais » est parue en 2023 chez Armand Colin.


On retrouvera un entretien de Pierre Reboul par Pascale Senk dans son excellent podcast « 17 syllabes », # 18 et 19.

https://pascale senk.com