25/06/2025

Le poète de Bombay qui redécouvrit à l’approche de la mort son identité perdue

Deepankar Khiwani.                                                                                Photo DR.

 

Deepankar Khiwani est né à Delhi en 1971. Sa famille était originaire du Pendjab et possédait de vastes terres dans le Sind (une province de l’actuel Pakistan), des possessions qui durent être abandonnées à l’heure de la Partition de l’Inde britannique: ils durent fuir le Pakistan et s’exiler en Inde du Nord.


Prolongement de cette tragédie familiale, le thème du déracinement est très marquant dans l’oeuvre de Khiwani, comme l’explique son ami Anand Thakore, qui a été son condisciple à Bombay (aujourd’hui Mumbai) et bien plus tard son éditeur et son préfacier: « L’exil, le déracinement et les histoires concomitantes de perte, le sentiment d’être coupé de son passé et de n’appartenir à aucun endroit sont bien des thèmes fondamentaux qui affleurent dans les écrits touchant aux crises personnelles de Deepankar. »


C’est à la Cathedral School de Bombay que Khiwani a fait ses très brillantes études. Il s’agit d'une des plus prestigieuses écoles de l’Inde, fréquentée par les enfants des grands industriels et les magnats du cinéma. Lui, était peu fortuné, mais extrêmement déterminé. Il recherchait en tout la perfection. Recruté à la fin de sa scolarité dans un cabinet d’experts-comptables, il a entamé très rapidement une carrière internationale extrêmement brillante comme conseiller d’entreprise, au point d’atteindre à Paris puis à Zurich un poste élevé dans le groupe Capgemini.


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Dans le milieu qu’il fréquentait et même chez ses proches, tout le monde ignorait son identité de poète. Il avait réussi à « tuer le poète » qui était en lui.

Depuis sa jeunesse, Deepankar  entretenait en effet secrètement une passion pour la poésie. Sa mère, très tôt, l’avait initié à la versification anglaise et il maniait mieux que quiconque le rythme iambique, l’enjambement et la rime, tous les principes de l’art de la scansion de la poésie anglaise. Sa mémoire des vers des grands poètes classiques anglais  était incroyable.


A Bombay, Dom Moraes, qui était une figure centrale de la scène poétique locale, avait un jour rencontré « par hasard » Deepankar et son ami Anand. Voici ce qu’il en a rapporté : « Ils m’ont montré leurs poèmes. De toute ma vie, je n’ai jamais vu de meilleurs poèmes écrits par deux jeunes poètes indiens. Ils ont essayé de se tenir à l’écart des autres poètes indiens (…) Il est étonnant que l’on n’ait jamais entendu parler de deux poètes pareils, mais c’est ainsi qu’est la scène littéraire en Inde. »


Mais Deepankar, pour des raisons personnelles, finit par se fâcher avec Dom Moraes et à tourner le dos à celui qui avait tant apprécié son don de poète. Il avait décidé de quitter l’Inde, de devenir un « voyageur perpétuel », et de renoncer à la poésie. Ce retrait dura de nombreuses années.


Mais en 2001 à Bombay, son ami Anand décida de fonder une petite maison d’édition, Harbour Line, dans le but de faire connaître les poètes locaux. C’est ainsi qu’en 2006 a été publié le premier recueil de Deepankar Khiwani et le seul à avoir été publié de son vivant: « Entr’acte » (admirons au passage le titre français). C’est un livre très construit, comme une pièce de théâtre en deux actes. Entre ces deux actes, Khiwani décline, en sept chapitres, des thèmes universels (l’art, le sexe, les relations, le mariage, le vide perpétuel…) en l’absence de faits autobiographiques précis. Le prologue de l’Acte 1 contient les sept vers qui apparaissent en tête de chaque chapitre. Ce qui fait d’« Entr’acte » un livre d’une parfaite originalité et d’une maîtrise surprenante.




A Paris puis à Zurich, où il a vécu plusieurs années, Deepankar est devenu de plus en plus dépendant de l’alcool et de la cocaïne. Un sentiment de solitude et une dépression ont fini par le terrasser. Il y a eu sans doute aussi la frustration « d’avoir gaspillé sa vie » à faire des choses pour lesquelles il n’était pas « génétiquement prédisposé ».


Il a pris une retraite volontaire en 2019 et a pu alors se concentrer sur l’écriture qu’il avait tant négligée. « Deepankar allait écrire au cours des trois derniers mois de sa vie plus de poèmes qu’il en avait écrits au cours des dix années précédentes, souligne son ami Anand. La présence immédiate de la mort semble l’avoir ramené brièvement à la vie en tant que poète, lui permettant d’écrire avec une fureur longtemps réprimée. » Il est décédé l’année suivante, d’une maladie virulente. Il avait 49 ans.


Bruno SOURDIN.


Deepankar Khiwani: « Entr’acte » (1995-2005), Éditions Banyan, Paris 2025. Édition bilingue. Traduit de l’anglais (Inde) par Nina Cabanau.  





Deux poèmes de Deepankar Khiwani



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Entr’acte


J’écris sur une serviette en papier propre,

et la plie soigneusement.

En levant les yeux, je te vois

me regarder avec tendresse.


Les poètes sont de bons acteurs.

Les bons acteurs, comme on dit, oublient

qu’ils sont autres que les rôles qu’ils jouent.

Et moi je joue ce rôle de poète renfrogné,

et toi tu

me regardes tendrement.


Et nous restons jusqu’à ce que la pluie cesse,

piégés dans ce bar rempli de fumée:

Un ivrogne lève son verre pour nous,

ou pour ce qu’il pense que nous sommes.




Un poète se rase


Un jour, il se réveille et trouve son miroir brisé;

Et à travers la fenêtre, dans son cadre sombre,

Il trouve les « moi » qui le regardent fixement comme s’il leur manquait

La volonté de trouver son visage et le leur identiques.


Maintenant, il regarde son sang et le vide envahit ses yeux,

Et une main avec un rasoir qui a si légèrement tranché…

Confus par tous les visages qu’il pourrait raser

Qui lui ressemblent tous, mais qui ne lui correspondent pas.


Deepankar KHIWANI

(« Entr’acte », éditions Banyan)










03/06/2025

Ces petites choses qui traînent dans les ateliers

 

Maurice Marie: bienvenue à l'Atelier DMM.

Maurice Marie et Danièle Massu-Marie se sont installés, au début des années 2000, dans un ancien corps de ferme qu’ils ont retapé à Lingreville, une commune littorale du Pays coutançais. Tous les deux sont artistes et plasticiens et ils ont voulu offrir à leurs amis, pour une ou deux expositions par an, les superbes espaces de leur Atelier DMM. Le Covid est venu tout gâcher et ces expositions dédiées à lart contemporain se sont arrêtées. Elles reprennent depuis mai 2025. Avec une exposition que le maître des lieux partage avec une artiste de Coutances au parcours singulier, Virginie Hervieu,

 Maurice Marie  et Virginie Hervieu  travaillent l’un comme l’autre avec des matériaux qu’ils récupèrent. Virginie récupère la laine. Maurice, lui, utilise « des toutes petites choses qui traînent » dans l’atelier de Danièle, sa femme.

 

"Des petites choses qui traînent dans l'atelier de Danièle"

Méditations du matin

C’est ainsi qu’il fonctionne : lorsqu’il a trouvé un matériau, qu’il l’a récupéré,  il le travaille jusqu’au bout, il l’utilise jusqu’à épuisement. Ce peut être du grillage, des branches d’arbre tordues, des petits morceaux de bois, des cartons vides qu’il a récupéré dans sa cave… Ici ce sont « des bouts de papiers qui traînaient dans l’atelier de Danièle ». Des bouts de papiers assez fins, qu’il déchire de façon très régulière et qu’il colore dans la déchirure avec des teintures textiles. Ne rien jeter, tout récupérer. Et le résultat est stupéfiant.

  

Virginie Hervieu est une artiste qui a travaillé pendant 25 ans à Marseille et qui est revenue s’installer dans la Manche, son département d’origine. C’est dans la ville de Coutances qu’elle a ouvert, à lenseigne du « Poirier qui penche » (1), un atelier et un espace d’exposition où elle accueille des artistes qui, comme elle, opèrent « un retour aux sources après de nombreuses années passées ailleurs ».

 

"Tisser, entrelacer, entortiller..."

Son matériau de prédilection est la laine, des fils de laine qu’elle enroule et qui finissent par créer des formes simples et inattendues. « Tisser, entrelacer, entortiller, entremêler, enchevêtrer, nouer… Ces gestes silencieux et répétitifs m’auront accompagnée toute ma vie d’artiste, de femme, d’épouse et de mère. Je les connais sans les avoir appris. Ce sont ceux de ma mère, de ma grand-mère et de toutes les femmes avant elles. Ils me rassurent, me consolent, m’empêchent de pleurer. »


 

Dans tous ses travaux, il n’y a que de la laine. Pas de structure à l’intérieur, c’est la tension qui donne la forme. Et le résultat est très étonnant.

 


Virginie et Maurice n’ont pas travaillé ensemble. Ce sont leurs boulots qui se sont retrouvés et qui dialoguent. Des boulots montrés avec beaucoup d’espace sur les murs, pour une installation qu’ils auraient pu appeler « convergence » ou «connivence » mais qu’ils ont judicieusement baptisée « Porosité ».

 Chez Virginie Hervieu, comme chez Maurice Marie, l’art se réduit à l’essentiel et c’est une aventure formidable, lourde de résonances. Une exposition qui protège, qui émerveille… et qui fait du bien.

 Bruno SOURDIN.

 

(1)   « Le Poirier qui penche », 42 rue Gambetta, 50200 Coutances. lepoirierquipenche@gmail.com

 

« Porosité », Virginie Hervieu et Maurice Marie, Atelier DMM, 19, rue de Chausey, 50660 Lingreville. dmmarie@wanadoo.fr