16/09/2025

David Lynch était d’abord un peintre

 

David Lynch à Idem Paris, l'imprimerie d'art qu'il aimait tant.



"Idem Paris", un court-métrage réalisé par David Lynch.


Au commencement était le dessin. La peinture et le dessin. Des visions étranges, fascinantes, énigmatiques. Déjà. Le cinéma n’est venu que plus tard.

Le parcours de David Lynch est extrêmement singulier. En 1963 - il a 17 ans -, il s’inscrit à l’école des beaux-arts de Boston, puis à celle de Philadelphie, en Pennsylvanie. Les images qui ne cesseront de le poursuivre sont déjà marquantes: le feu, les insectes, les ténèbres, les corps difformes, suppliciés… Un univers de noirceur, de rêves obscurs, de pourrissement, de douleurs folles. « The fire behind our world ».

Lynch adore peindre. La peinture lui offre une liberté totale. A Philadelphie, le chaos permanent qui l’entoure l’enchante. Il garde les yeux grands ouverts et se laisse porter par son instinct. « Cette ville est l’une des plus malsaines que je connaisse, dira-t-il. Corruption, angoisses, colère, violence, folie, crasse… un endroit génial ! » Un fantasme, pense-t-il, peut devenir « aussi grand que l’univers ». Lynch reste donc ouvert aux sensations, aux vibrations qui l’entourent mais il se tient à l’écart.  « Il faut laisser toutes vos portes bien ouvertes, parce qu’on ne sait jamais ce qui va s’engouffrer dans l’une de ces portes, vous toucher de plein fouet, vous faire tomber amoureux. »

C’est à Philadelphie que l’idée d’animer sa peinture lui vient et qu’il décide d’en tirer un court-métrage, « Six Men Getting Sick » en 1967 puis un second, « The Alphabet », l’année suivante. David Lynch est un perfectionniste et il adore expérimenter. Il quitte Philadelphie pour Los Angeles et son American Film Institute. Le peintre est devenu cinéaste et quel cinéaste !

Avec obstination et une liberté absolue, il mettra quatre ans pour tourner son film avec une équipe très réduite. Ce sera « Eraserhead », un long-métrage délirant, qui deviendra, dès sa sortie en 1977, un film culte. A partir de là, les films vont s’enchaîner, on connait la suite: « Elephant Man », « Blue Velvet », « Twin Peaks », « Mulholland Drive »…  La vie, pensait-il avec raison, est un chaos permanent. Beaucoup de choses sommeillent en nous. « Beaucoup de mystères sont à l’intérieur de nous-même. » Il faut s’y affronter, explorer ces paysages obscurs et raconter. Le bonheur, c’est de raconter.

 



Et ce qui doit arriver finit toujours par arriver. Pour exprimer ses pulsions créatrices, David Lynch n’a jamais abandonné ni la peinture ni le dessin, la passion de ses débuts. 


 

Cinq mois après la mort du cinéaste, le 16 janvier à l’âge de 78 ans, la galerie Duchamp (1) a exposé une cinquantaine de lithographies réalisées à Paris à l’atelier Idem, la célèbre imprimerie d’art du quartier Montparnasse. Lynch venait y travailler lorsqu’il séjournait dans la capitale. Dans cet endroit magique, expliquait-il, il y a « quelque chose dans l’air qui est propice à la création et qui vous stimule ». Il en a sorti un rêve insensé, des oeuvres mystérieuses, cauchemardesques et inquiétantes, libres et inclassables. Des oeuvres qui ne cesseront de nous hanter. Lynchiennes en diable.

Bruno SOURDIN.

 

La galerie Duchamp est installée dans une petite ville de Normandie, Yvetot, capitale du pays de Caux, « au milieu des vaches ». Les lithographies et gravures sur bois présentées dans cette exposition (21 juin-21 septembre 2025) ont été réalisées par David Lynch entre 2007 et 2020. Les 49 lithographies ont été présentées comme un story-board. 

 


Ses deux premiers courts-métrages y ont également été inclus, ainsi qu’un petit film  de 8 minutes « Idem Paris » sur son imprimerie de prédilection. Cette exposition normande  lui tenait particulièrement à coeur.

 


04/09/2025

Dix-sept syllabes avant de partir pour l’autre monde


C’est une tradition bien établie au Japon : à la fin de leur vie, les poètes aspirent à écrire leur jisei, leur « poème d’avant la mort ». Un haïku ultime que l’on rédige lorsque l’on sent la mort venir, un dernier regard avant de se retirer. La signature finale de son parcours terrestre.


dans le calme

léger

je pars pour l’autre monde

(Hamon)


C’est un haïku, un poème court de 17 syllabes, que l’on écrit ou que l’on dicte sur son lit de mort. Avec une extrême économie de sentiments, pas de bavardage, un message nu, une brièveté absolue.


Pierre Reboul a consacré un ouvrage épatant à cette pratique singulière. Dans ces Haïkus du seuil de la mort, « tout est suggéré, précise-t-il. Aucune véhémence n’y paraît. Au point d’être déconcertant dans sa subtilité, pour un Occidental coutumier d’une expression poétique démonstrative. Blancheur du texte. »


voyage sans retour:

le sac du vagabond est

sans fond 

(Kyoshu)


est-ce moi que le corbeau appelle

du monde des ombres

en ce matin glacial ?

(Shukabo)


Dans son ultime poème, il n’est pas rare que le haïjin remercie la vie dans un élan de gratitude. C’est ainsi par exemple que Issho s’apprête à quitter ce monde flottant :


du plus profond de mon coeur

comme la neige est belle

nuages à l’ouest


La mort est inéluctable. Nul ne peut y échapper. Le haïjin acquiesce. Tout est bien ainsi. Et sa voix nous rassure.


le voyage vers l’ouest

auquel nul n’échappe

champ de fleurs

(Baiseki)


Kaisho quant à lui nous annonce qu’il suspend son pinceau, qu’il renonce à sa pierre à encre et qu’il s’en va, c’est inéluctable:


cerisiers du soir:

je glisse la pierre d’encre dans mon kimono

c’est la dernière fois


Ainsi le haïjin laisse une dernière trace de son passage sur terre, une dernière signature.

Devant la mort, Shidoken « éprouve une empathie générale envers ce qui l’entoure » et, ajoute Pierre Reboul, « il se compare sans dédain à l’humble ver qu’il rejoindra bientôt » :


retournant d’où il est venu

un ver d’été

nu


Bruno SOURDIN.


Pierre Reboul: « Haïkus du seuil de la mort », éditions Sully (BP 171, 56005 Vannes Cedex).




Pierre Reboul est l’auteur de plusieurs recueils de haïkus. Il a également publié « Un désir de haïku » aux éditions Sully, une analyse des différentes formes de ce type de poésie. Il est par ailleurs un acteur engagé dans le mouvement des soins palliatifs.

Pierre Reboul s’est nourri des jisei de 350 haïjins japonais recensés par un universitaire israélien, professeur de philosophie et de bouddhisme à l’université de Haïfa, Yoel Hoffmann. Un travail considérable. Une édition française de ses « Poèmes d’adieu japonais » est parue en 2023 chez Armand Colin.


On retrouvera un entretien de Pierre Reboul par Pascale Senk dans son excellent podcast « 17 syllabes », # 18 et 19.

https://pascale senk.com

 

 






28/08/2025

A 83 ans, David Hockney a trouvé un nouveau souffle en Normandie


David Hockney en Normandie.                  DR

Le peintre s'est installé en 2019 dans le pays d'Auge.

Quel meilleur endroit que la Normandie pour célébrer le retour du printemps ?  En venant à Bayeux revoir la Tapisserie de la reine Mathilde, la célèbre broderie du XIe siècle qui illustre sur près de 70 mètres de long l’histoire de la Conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, David Hockney est ébloui par la couleur et la luminosité des ciels normands. Sans plus attendre, il décide d’y acheter une propriété et de s’y installer. Nous sommes en 2019, il a 83 ans, la vie est belle.


Dans les années 1960, David Hockney s’était installé en Californie, où tout alors le fascinait : le soleil toujours uniformément bleu, l’intensité de la lumière, les journées de bonheur autour de la piscine, les jeunes hommes nus sous la douche, la liberté… Son fameux Portrait of an Artist (Pool with Two Figures) est le tableau emblématique de cet hédonisme californien. Et puis, en 2004, il était revenu vivre dans son Yorkshire natal pour y célébrer la campagne anglaise.


David Hockney est un peintre prolifique et curieux de tout. Il n’a jamais cessé de peindre d’innombrables portraits (de ses amis, de ses amants et de ses chiens…) mais, au fil des années, la nature est devenue sa source principale d’inspiration. En Angleterre, il a renoncé aux couleurs stridentes qui l’avaient émerveillé en Californie et redécouvert le cycle des saisons.


En Normandie, il a acheté un domaine à Beuvron-en-Auge, un des plus beaux villages du Calvados, célèbre pour ses très belles maisons à colombages. Il a jeté son dévolu sur une ancienne ferme de 5 hectares, la Grande Cour, et a commencé à y travailler sur le motif avec obstination pendant des heures. Comme jadis Claude Monet à Giverny, il est tombé amoureux de la campagne normande, de l’étonnante beauté de ses paysages, de ses pommiers en fleurs et de la variété infinie de ses nuages. Figure dominante du Pop Art britannique, Hockney est devenu aujourd’hui un maître indiscutable du paysage. Il adore peindre la nature.


Beuvron-en-Auge, Panorama, 2019.



Nous sommes en 2019. La pandémie de Covid va l’obliger à rester confiné dans sa propriété. Cela ne le décourage pas. « Souvenez-vous que personne ne peut annuler le printemps », affirme-t-il ostensiblement. Il va en profiter pour représenter dans ses moindres détails le paysage environnant, sa maison à colombages, son verger. Son sens de l’observation est extraordinaire et, comme il ne peut pas se déplacer pour aller renouveler son matériel de peinture, il va travailler essentiellement sur iPad.

 




David Hockney dessinant sa propriété du pays d'Auge.


Le peintre britannique s’est toujours intéressé aux nouvelles technologies. Dans ce domaine, il est même un pionnier. Il adore expérimenter et innover. Il a tout prospecté: l’appareil Polaroid, la photocopieuse laser couleur, le fax, la tablette graphique, l’iPhone, la caméra haute définition et maintenant l’iPad. Il passe d’un support à l’autre, avec virtuosité, ce qu’il appelle sa « versatilité ». Dès l’annonce de l’invention de l’iPad en 2010, il s’en est procuré un et a envoyé son premier dessin à ses amis alors que la tablette conçue par Apple n’est pas encore commercialisée. A la Grande Cour, il garde toujours sa tablette à la portée de la main.


En s’installant dans le Pays d’Auge, son ambition était de réaliser une série de 220 tableaux. La palette graphique va lui permettre de réaliser son pari et de créer une fresque géante qu’il a exposée à Bayeux. A Year in Normandy est une oeuvre de 90 mètres de long, réalisée grâce aux pinceaux numériques de son iPad et représentant le passage des saisons. Hockney y montre ses arbres fruitiers, une mare, des iris, un cours d’eau, sa maison, les bâtiments de l’ancienne ferme, des voitures garées dans la cour… Avec avidité, il représente tout ce qui l’entoure. Hockney dessine en permanence. Il adore particulièrement faire le portrait de ses arbres : un pommier, un poirier, un cognassier. « Chaque arbre est unique, affirme-t-il. Chacun possède son propre sol et son propre ciel. »








A Bayeux, en avril 2023, il a pu exposer sa fresque monumentale face à la broderie millénaire qui l’a tant inspiré. Son oeuvre est « conçue comme une promenade. Comme pour la Tapisserie de Bayeux, vous devez passer devant  pour suivre la narration. » 

 

Sa fresque monumentale a été exposée au musée de Bayeux face à la Tapisserie.

 

Depuis, il a multiplié les expositions. Au printemps 2025, à la Fondation Vuitton de Paris, il est revenu sur les 25 dernières années de son travail : une présentation exceptionnelle de plus de 400 peintures, la plus grande exposition qui ne lui ait jamais été consacrée.


David Hockney est un des artistes les plus influents et des plus inventifs  de son époque. Il ne s’est jamais enfermé dans un style et son oeuvre est porteuse d’espoir. C’est une peinture de l’émerveillement et de la virtuosité. Une peinture hardiment ouverte à la joie de vivre. « L’art est fait de joie », ne craint-il pas de répéter.  Et cette joie-là, cela fait un bien fou.


Bruno SOURDIN.



24/07/2025

Rikki ne perds pas ce numéro

Rikki Ducornet.                                                                                                      Photo DR.

Steely Dan: Walter Becker et Donald Fagen.


Donald Fagen et Walter Becker se sont rencontrés au Bard College, à Annandale-on-Hudson dans l’État de New York, où tous les deux étaient étudiants. 

Un soir, Fagen, qui est pianiste et fan de rock et de jazz, entend un guitariste s’exercer dans la salle d’à-coté : c’est Becker, grand amateur de blues, qui rêve lui aussi de fonder un groupe. Entre eux, l’entente est parfaite. Les deux musiciens sont également des auteurs-compositeurs et de fervents lecteurs de la Beat Generation. C’est dans « Naked Lunch » (en français « Le Festin nu ») qu’ils dégotent le nom de leur groupe : Steely Dan, « Danny Bras-de-Fer le champion de Yokohama », un jouet sexuel diabolique inventé par William Burroughs dans une de ses routines.

C’est également au Bard College que, lors d’une soirée universitaire, Fagen a rencontré Rikki, une étudiante qui le fascine et à qui il donne son numéro de téléphone. « Rikki don’t lose that number », lui lance-t-il. Rikki est intriguée mais ne l’a pas rappelé. L’histoire a rebondi quelques années plus tard, alors qu’elle s’était mariée avec un artiste surréaliste français, Guy Ducornet, et qu’elle vivait désormais en France dans un petit village du Val-de-Loire. 

En 1974, Steely Dan sort son troisième album « Pretzel Logic ». Dans ce disque, il y a un tube qu’on entend partout aux Etats-Unis: « Rikki don’t lose that number ». C’est à ce moment-là que Rikki Ducornet revient au pays. « Je venais d’arriver dans le Massachusetts. On entendait la chanson partout. J’ai reconnu immédiatement la voix de Fagen et entendu mon nom. Wow ! C’était incroyable! » Cette chanson résonnait dans sa tête comme un koan zen.



 

En 1974, Rikki Ducornet a déjà publié un recueil de poèmes, « From the Star Chamber ». Sa poésie, d’inspiration surréaliste, est très singulière  :

« Ma folie particulière
Une fenêtre verte
L’odeur du buis, de la tanière du lion
L’odeur de l’éther, la morsure du mercure dans les poumons

La serre envahie, le plancher une rivière en verre
Nul secret mais silence
Des spores tombent
La son de la mousse qui prolifère

La douleur de la viande dans la gueule du lion »

Aucun de ses sept livres de poésie n’a, à ce jour, été traduit en français. Mais Rikki figure en bonne part dans la remarquable (et indispensable) « Anthologie des poètes surréalistes américains », présentée et traduite par Jean-Jacques Celly (1). Voici un autre extrait, tiré de « Knife Notebook » (1977):

« Ta machette s’avance à grands coups dans ma jungle.
Ton corps est sans défaut. Une sphère lovée de cuivre étincelant.
Ton goût est mon goût.
Rouille et forêt. 
Ta poignée de frelons habite ma chatte.
Goût de cuivre.
Mystères moussus et la tour agile ! »

Guy Ducornet avait participé à l’aventure surréaliste aux Etats-Unis dans les années 60 avec le groupe de Chicago fondé par Penelope et Franklin Rosemont, ainsi qu’à Paris avec les expositions internationales du mouvement Phases d’Edouard Jaguer. Ensuite, dans les années 70, lorsqu’il s’était établi en Anjou, il était devenu potier,  un art qu’il a pratiqué avec passion. De son côté, Rikki a commencé à publier des romans, que son mari a entrepris de traduire en français. Guy Ducornet s’est alors révélé être un traducteur d’exception.

 


Parmi les romans de Rikki qu’il a traduits, « Gazelle » est une merveille (2). Il se déroule au Caire sous le signe de l’insolite et nous plonge dans des senteurs de myrrhe, de fleurs de cassie, de lavande et de santal. Un parfumeur du nom de Ramsès Ragab redonne vie aux parfums comme le Kyphi d’Edfu ou le mendesium, qui étaient prisés jadis dans l’Egypte antique mais qui ont sombré dans l’oubli. Sa description du gingembre de Malabar met l’eau à la bouche. Le langage mystérieux des hiéroglyphes n’a pas non plus de secrets pour lui. La Beauté, pense-t-il, est toujours un défi. Chez les Égyptiens (comme chez les surréalistes), la beauté est toujours convulsive. 

« Gazelle » retrace l’histoire de Lizzie, une jeune Américaine dont les émois se sont éveillés dans le climat exotique du Caire. Son père, un historien en robe de chambre et en babouches, flirte avec les arts divinatoires. Quand il n’est pas aux échecs, il prépare ses « petites guerres », ses batailles de soldats de plomb. En jouant ainsi, il cache son désespoir et tente d’oublier que sa femme, la seule femme qui lui importe, a quitté la maison familiale. Soir après soir il raconte à Lizzie les milices révoltées de Mésopotamie, les puissants Assyriens, les mystérieux  Hyksos « qui hurlaient les noms de leurs dieux » en lançant leurs chars de guerre, les « armées tonitruantes » des mercenaires macédoniens…

Dans « Gazelle », Rikki restitue la présence excentrique de son propre père, philosophe à la pensée extrêmement libre, dont elle se sentait si proche. « Père était un guerrier en chambre, un doux intellectuel qui rêvait de Raison dans un monde chroniquement et mortellement déraisonnable. (…) Je lui ressemblais et je jouais seule dans ma chambre, sans faire de bruit. »
Les rêves, l’imagination, la sensualité… Un îlot stimulant de fraîcheur et de lenteur dans la fournaise bruyante et poussiéreuse des rues du Caire.

Bruno SOURDIN.



(1) « Anthologie des poètes surréalistes américains », traduite par Jean-Jacques Celly, préface de Franklin Rosemont, éditions Jacques Brémond.


(2) « Gazelle », de Rikki Ducornet, traduit de l’anglais (États-Unis) par Guy Ducornet, éditions Joëlle Losfeld.





























08/07/2025

L’Indien des Vosges a rejoint la Ligne bleue


Daniel Abel, poète "paysan de Paris" venu des Vosges, s’est éteint le 28 décembre 2024. Il avait 91 ans.  Il avait fréquenté le dernier groupe surréaliste qui se réunissait autour d'André Breton au café La Promenade de Vénus, rue du Louvre, et à Saint-Cirq-Lapopie dans le Lot. 

 
                                                                               (Photo Bruno Sourdin)


Il aimait vagabonder en compagnie des rivières, il aimait le soleil des eaux, le temps étoilé des fontaines, l’ombre bleue des forêts profondes. Il vénérait plus que quiconque André Breton dans sa recherche du Point sublime. A Saint-Cirq-Lapopie, il aimait fouiller dans les courants du Lot à la recherche des agates, il dormait dans la chambre des oiseaux et se sentait en relation étroite avec les forces de l’univers. Daniel Abel était un homme de coeur, un ami fidèle, amoureux de la vie. « Plutôt la vie », répétait-il chaque jour avec émerveillement. Il aimait passionnément l’amour et la liberté.



André Breton le mage. Daniel parlait souvent, avec jubilation, de ce jour de 1958 où il a osé sonner au troisième étage du 42, rue Fontaine, tout près de la place Blanche, chez André Breton. Un jour qui a bouleversé son existence. Il avait 25 ans. Il était venu avec Denise, sa compagne. Il était intimidé, lui le « paysan de Paris » venu des Vosges. Mais André Breton l’a accueilli fort courtoisement et l’a tout de suite adopté. Quand il vous avait adopté, Breton était chaleureux et attentif. « Nous ouvrions de grands yeux devant les tableaux naïfs de Crépin, devant Le Cerveau de l’enfant de Chirico, devant les livres sur les étagères, les objets merveilleux, les masques et les totems venus d’Océanie, les poupées des Indiens hopis, atmosphère de magie. Dès l’entrée, on est interpellés par des oiseaux sous vitrine, le goura couronné, les colibris, les oiseaux mouches… »


Pendant 5 ans, Daniel et Denise ont fréquenté La Promenade de Vénus, le café du groupe surréaliste, près des Halles, le lieu des rencontres et des échanges. André Breton, un fin sourire au coin des lèvres « comme une étincelle d’enfance »,  avait sa place au centre de la longue table, face à un grand miroir. « Il était regard, attente, un profil d’aigle, un visage de chef indien. Les yeux pouvaient s’emplir de douceur comme subitement de colère. » Pour Daniel et Denise, ces soirées de la rue du Louvre étaient un véritable émerveillement. Mais, habitant en province, ils ne pouvaient s’y rendre que le samedi.


L’été, ils retrouvaient le groupe à Saint-Cirq-Lapopie. Daniel aimait particulièrement le rite des agates, ces pierres ramassées au bord du Lot, pour lesquelles André Breton s’était découvert une grande passion. « Il s’agissait de lire le lit de la rivière, de découvrir les pierre veinées comme des mots rares. Atmosphère de quête, de sacré. Devant le merveilleux, André Breton se montrait grave. »



Denise l’inspiratrice. André Breton a exalté l’amour fou, « l’attachement total à un être humain ». « Je vous souhaite d’être follement aimée. » L’idée d’amour était, selon lui, « seule capable de réconcilier tout homme momentanément avec l’idée de vie ». 

Daniel et Denise ont vécu leur existence comme un beau rêve qui ne devrait jamais finir. Voici comment Daniel m’a raconté leur rencontre: « C’est à Maisons-Lafitte que j’ai rencontré Denise. Elle était toute en blondeur, jeune, belle, rayonnante. Elle était une présence bénéfique, apaisante, solaire. Tout à coup, elle donnait un autre sens à ma vie. Elle incarnait le désir, la passion, l’amour, l’ouverture au monde. Grâce à elle, j’échappais à mon passé de noirceur. Nous avancions à deux dans le sens de la vie. »



La frénésie des collages. Daniel pratiquait le collage avec joie et une facilité déconcertante. C’était une véritable vocation. Rien n’était prémédité. Il utilisait tout ce qui lui tombait sous la main. L’inspiration ne lui faisait jamais défaut. Le collage, aimait-il à répéter, est une activité ludique, rapide, spontanée, « qui n’a pas la pesanteur, le carcan de l’écriture ». Et il se référait immanquablement à la phrase de Reverdy que cite André Breton dans le premier manifeste: « L’image naît du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte. »

Dans ce monde chaotique, Daniel ne croyait guère qu’aux présences et aux rencontres fortuites. Ses collages sont de véritables poèmes, écrits spontanément, sans frein, sans transposition.



L’Indien des Vosges. Daniel Abel, dans son enfance, a toujours rêvé de revêtir une identité nouvelle, d’être un Indien, de jeter un pont entre les rivières de son pays, la Moselle ou la Meurthe, et celles du Nouveau Monde, la Silver river, la Yellowstone river, la rivière aux pépites d’or. Aux Etats-Unis, son rêve s’est réalisé, il a loué une voiture à Salt Lake City et  il a traversé les terres indiennes de l’Arizona, de l’Utah ou du Nevada, où vivent, dans des réserves, les Navajos et les Hopis (André breton avait la passion des poupées Kachinas des Hopis, et les collectionnait). L’appel indien. Le grand souffle indien.

« Indien de Vosges, Indien des terres de l’Ouest américain, je conçois mon appel comme un hymne passionné à la liberté, à la générosité de l’enfance. »



La recherche du Mont Analogue. Malgré les accusations portées par les surréalistes envers les membres du Grand Jeu, Daniel s’est beaucoup intéressé à René Daumal et singulièrement au Daumal du « Mont Analogue », livre qu’il avait découvert, « par hasard », sur les quais de Seine dans la caisse d’un bouquiniste. « Je retrouvais, comme dans Breton, une volonté de progresser vers le haut. La même volonté ascensionnelle, chez Daumal par le mysticisme. Breton s’appuie sur le couple humain avec l’amour réalisé, l’amour charnel. Chez Daumal, il s'agit de spiritualité pure, d’une démarche désincarnée. »

Il y avait aussi cette idée généreuse de la cordée qui avait plu à Daniel. Nous sommes reliés les uns aux autres. « Le Mont Analogue » fut pendant des années son livre de chevet, puis Daniel s’en est éloigné. Comprenons. Daniel était l’enfant des Vosges, un pays où la montagne était « une montagne bonhomme », comme il aimait à dire. La solitude des espaces arides, les sommets verglacés lui faisaient peur. Est-ce cela la vie? « Je préfère redescendre, retrouver, comme le dit si bien Breton: plutôt la vie. La vie plurielle, la vie des autres. » 



Les rasas de l’Inde. En 1986, l’exposition du Grand Palais consacrée aux « Neuf visages de l’art indien » a été pour Daniel Abel une véritable révélation, une des expositions qui l’a le plus frappé. Et il n’a cessé de questionner l’esprit de ces neuf Rasas, neuf expressions de base, « neuf visages du coeur » : le sentiment érotique, le sentiment comique, le sentiment pathétique, le sentiment de fureur, le sentiment héroïque, le sentiment de terreur, le sentiment de l’odieux, le sentiment du merveilleux et le sentiment de sérénité.  « J’ai vu dans ces neuf voies d’expression toute la gamme des sentiments qui composent notre vie humaine, tous ses aspects, pris l’un après l’autre ou de façon simultanée. »

Lors d’un voyage en Inde du Nord et au Népal, Daniel Abel a pu éprouver ces neuf sentiments: l’érotique avec les sculptures du temple de Kajuraho, le merveilleux devant les minarets élancés du Taj, le pathétique dans la foule, le comique « avec ce baigneur hilare se brossant les dents dans le Gange », le sentiment de sérénité et de lumière intérieure « avec certaines représentations du Bouddha »… 

« Voici l’immense richesse de l’Inde, que l’on ne cesse de découvrir en lisant les grandes épopées, les Upanishads ou les Védas, ou en surprenant au cours du voyage le son d’une flûte de charmeur de serpents, l’envol de perruches vertes dans les feuillages, l’attention extrême d’adeptes jaïns à ne pas écraser fût-ce un moustique, le respect absolu de toute vie. »



La maison Unal. En 2007, il découvre, ébloui, la maison Unal dans l’Ardèche. Unal, du nom de son architecte et constructeur, Joël Unal. Une construction implantée, en 35 ans de labeur acharné, sur un site rocailleux au milieu d’une forêt de chênes lièges, loin de tout habitat. D’une blancheur irradiante, la maison bulle surgit au détour d’un chemin comme un énorme coquillage ou un aéronef spatial. L’effet de surprise est total.

« André Breton aurait aimé cette écriture, qui parait instinctive, idéalement libre, intemporelle », s’enthousiasmait Daniel Abel, qui lui a consacré un bel album poétique:

« Blancheur irisée

Fluide auroral

Noblesse de cathédrale païenne

Triomphale émergence

Matière noble

Météore… »



Plutôt la vie. Je repense souvent à ces jours heureux passés à Héricy, à ces moments chaleureux et fraternels, à ces discutions folles et ces cadavres exquis, à ces frissons stimulants, à la sensation « d’une aigrette de vent aux tempes », dont parle André Breton et que Daniel aimait à redire, à ces odes vibrantes pour hâter la venue du printemps. « Oui, insistait Daniel, le surréalisme, en notre jeunesse, nous est apparu comme un printemps de pensée, de parole, avec cette révolte contre le vieux monde compassé et bourgeois et cette aspiration à la liberté toujours à défendre. »

Je repense à Daniel tentant chaque matin de re-commencer le monde.

« le jardin 

s’est enrichi d’une fleur

la nuit

d’une étoile »

Je repense à Denise dans l’étoile du jasmin, je repense à l’or du temps, et, plus que tout, à la paix du coeur. Je repense à cette bonne vie de Héricy. Oui, PLUTOT LA VIE.


Bruno SOURDIN.


01/07/2025

Ébauches de rêves à Johannesburg : les derniers feux de Gary

 

Gary Cummiskey


Gary Cummiskey est un poète d'Afrique du Sud vivant à Johannesburg. Éditeur à l’enseigne de Dye Hard Press, il a publié des écrivains sud-africains contemporains, ainsi qu’un essai sur le poète Sinclair Beiles, qui avait vécu à Paris dans les années 60 au fameux Beat Hotel de Paris et participé au premier livre de cut-ups, Minutes to Go, avec William Burroughs, Brion Gysin et Gregory Corso.

Gary Cummiskey est un éditeur plein d’énergie, curieux, passionné par les avant-gardes du monde entier, particulièrement à l’écoute des poètes de l’Inde d’aujourd’hui et des écrivains de la Beat Generation. Une personnalité solaire et un esprit amical et ouvert. 

Il est aussi un poète singulier, auteur de pièces étranges, empreintes de rêves et de cauchemars. Les sept courts poèmes que nous faisons paraître ici sont extraits de son dernier recueil, Somewhere else, édité à Calcutta (Inde) en février 2024 par Subhankar Das, éditions Graffiti Kolkata. 



Marginal

C’est vrai que je n’habite nulle part. Je n’ai pas de visage. Je suis un oiseau, une loutre, une part de pizza, un mensonge. Je plante des champignons dans des huttes et je rassemble des chevaux dans les townships (1). J’erre dans le désert de Karoo (2) en chemise verte et avec un affreux maillot rouge   je suis un fan de football égaré dans une vallée peuplée de marginaux et de mendiants qui frappent sur un tambour cassé.

1. On appelle townships les bidonvilles d’Afrique du Sud.

2. Le Karoo, « pays de la soif », est une région désertique d’Afrique du Sud.


***


Parfois

Parfois

nous jetons du sable par les fenêtres

Parfois

nous mettons le feu aux voitures

Parfois

nous dormons nus sous des couvertures violettes

Parfois 

nous dessinons des femmes étranges qui dansent dans des usines délabrées

qui jouent de la batterie dans les bois

qui peignent des monstres masqués

Parfois

nous nous retrouvons seuls dans des champs jaunes

à écouter du jazz des années 20

à transporter des jouets cassés sur le dos

à noyer le poisson

à peindre les fesses en rouge

 

Parfois nos rêves se réalisent

 

***


Jaguars sur le sable

Hier le vent était glacial

aujourd'hui je suis torse nu et en short.

Deux filles l’une chinoise, l'autre indienne

se filment

dansant dans les vagues.

Je suis imprégné d'histoires anciennes, 

je rêve de jaguars sur le sable.

Je me réfugie dans le silence, 

craignant de trouver les policiers qui m’attendent

à mon retour à la chambre d’hôtel.


 ***

 

Devant un mur de pierre

Les fous pleurent 

dans la nuit 

comme des paons 

devant un mur de pierre 

près de l'eau 

pendant que nous nous déshabillons 

et rêvons de 

peurs anciennes

de bougies qui s’éteignent

de cire 

et de paons

disparus

 

***


L’oiseau va sortir

Oui, je peux voir ce qui se passe au-delà du rideau. Ma main est sur la balustrade du bord de plage. Le perroquet lève le bec pour se nourrir. « Que fais-tu ? » demande l’homme qui regarde par la fenêtre. Une aile cassée lui tombe sur le visage. Le chien aboie au moment où nous regardons tous l’appareil photo.

 

***


Le temps s’est envolé

J’ai essayé de trouver du temps, mais il était en rupture de stock.

J’ai fouillé tous les magasins de jouets des galeries marchandes de la ville, mais

Partout c’était la même chose.

J’avais pourtant espéré t’en ramener.

 

 ***

Bouche cousue

Bien que j’ai les yeux bandés, je sais que le ciel est noir et que treize oiseaux volent au-dessus de ma tête. Les oiseaux ne sont jamais tranquilles, mais je reste calme. Mon nez pourrait être long et pointu, pour autant aucun oiseau ne s’y reposera. Ma bouche est cousue ; j’ai bien des secrets à raconter, mais vous ne les entendrez pas. Peut-être un jour mais pas maintenant. Pour l’heure je garde le silence.

 

Traduit par Bruno Sourdin






Misfit

It’s true I live nowhere. I have no face. I’m a bird, an otter, a slice of pizza, a lie. I plant mushrooms in shacks and gather horses from townships. I wander through the naked Karoo in a green shirt and ugly red jersey – I’m a misplaced soccer fan in a valley full of misfits and beggars beating on a broken drum.


Sometimes

Sometimes

we throw sand from the windows

Sometimes

we set cars on fire

Sometimes

we sleep naked under purple covers

Sometimes

we draw strange women dancing in dilapidated factories

play drums in woods

paint monster masks

Sometimes

we stand alone in yellow fields

listen to jazz from 1920s lips

carry broken toys on our backs

muddy the waters

paint buttocks red

 

Sometimes we dream true

 

Jaguars in the sand

Yesterday the wind was icy,

today I’m shirtless and in shorts.

Two girls – one Chinese, the other Indian –

film each other

dancing through the waves.

I’m steeped in ancient history,

dreaming of jaguars in the sand.

I’m turning inward into silence,

with a fear of finding cops waiting

when I return to the hotel room.


 

At the stone wall

Crazies cry

in the night

like peacocks

at the stone wall

close to water

as we undress

and dream of

memory fears

breakdown candle

wax

peacocks

gone

 

Smile for the birdie

Yes, I can see beyond the curved curtain: my hand is on the beach-side railing and the parrot lifts its beak for food. “What are you busy with?” asks the man who climbs in through the window, a broken wing falling over his face. The dog barks as we all stare into the camera.

 

Time out of mind

I had tried to find time, but it was out of stock.

I searched every toy shop in every mall in the city, but

Everywhere it was the same.

I had been hoping to buy it for you.

 

Stitches

My eyes are blindfolded, though I know the sky above me is dark and thirteen birds fly around my head. The birds are never still, but I remain still. My nose might be long and pointed, but at no time will any of the birds rest there. My mouth is stitched; I have many secrets to tell, but you will never hear them. Or perhaps one day you will, but not now. For now there is only silence.


Gary Cummiskey, "Somewhere else", published by Subhankar Das at Graffiti Kolkata, India, february 2024. Cover art by Paul Warren.