25/06/2025

Le poète de Bombay qui redécouvrit à l’approche de la mort son identité perdue

Deepankar Khiwani.                                                                                Photo DR.

 

Deepankar Khiwani est né à Delhi en 1971. Sa famille était originaire du Pendjab et possédait de vastes terres dans le Sind (une province de l’actuel Pakistan), des possessions qui durent être abandonnées à l’heure de la Partition de l’Inde britannique: ils durent fuir le Pakistan et s’exiler en Inde du Nord.


Prolongement de cette tragédie familiale, le thème du déracinement est très marquant dans l’oeuvre de Khiwani, comme l’explique son ami Anand Thakore, qui a été son condisciple à Bombay (aujourd’hui Mumbai) et bien plus tard son éditeur et son préfacier: « L’exil, le déracinement et les histoires concomitantes de perte, le sentiment d’être coupé de son passé et de n’appartenir à aucun endroit sont bien des thèmes fondamentaux qui affleurent dans les écrits touchant aux crises personnelles de Deepankar. »


C’est à la Cathedral School de Bombay que Khiwani a fait ses très brillantes études. Il s’agit d'une des plus prestigieuses écoles de l’Inde, fréquentée par les enfants des grands industriels et les magnats du cinéma. Lui, était peu fortuné, mais extrêmement déterminé. Il recherchait en tout la perfection. Recruté à la fin de sa scolarité dans un cabinet d’experts-comptables, il a entamé très rapidement une carrière internationale extrêmement brillante comme conseiller d’entreprise, au point d’atteindre à Paris puis à Zurich un poste élevé dans le groupe Capgemini.


                                                                                                                DR



Dans le milieu qu’il fréquentait et même chez ses proches, tout le monde ignorait son identité de poète. Il avait réussi à « tuer le poète » qui était en lui.

Depuis sa jeunesse, Deepankar  entretenait en effet secrètement une passion pour la poésie. Sa mère, très tôt, l’avait initié à la versification anglaise et il maniait mieux que quiconque le rythme iambique, l’enjambement et la rime, tous les principes de l’art de la scansion de la poésie anglaise. Sa mémoire des vers des grands poètes classiques anglais  était incroyable.


A Bombay, Dom Moraes, qui était une figure centrale de la scène poétique locale, avait un jour rencontré « par hasard » Deepankar et son ami Anand. Voici ce qu’il en a rapporté : « Ils m’ont montré leurs poèmes. De toute ma vie, je n’ai jamais vu de meilleurs poèmes écrits par deux jeunes poètes indiens. Ils ont essayé de se tenir à l’écart des autres poètes indiens (…) Il est étonnant que l’on n’ait jamais entendu parler de deux poètes pareils, mais c’est ainsi qu’est la scène littéraire en Inde. »


Mais Deepankar, pour des raisons personnelles, finit par se fâcher avec Dom Moraes et à tourner le dos à celui qui avait tant apprécié son don de poète. Il avait décidé de quitter l’Inde, de devenir un « voyageur perpétuel », et de renoncer à la poésie. Ce retrait dura de nombreuses années.


Mais en 2001 à Bombay, son ami Anand décida de fonder une petite maison d’édition, Harbour Line, dans le but de faire connaître les poètes locaux. C’est ainsi qu’en 2006 a été publié le premier recueil de Deepankar Khiwani et le seul à avoir été publié de son vivant: « Entr’acte » (admirons au passage le titre français). C’est un livre très construit, comme une pièce de théâtre en deux actes. Entre ces deux actes, Khiwani décline, en sept chapitres, des thèmes universels (l’art, le sexe, les relations, le mariage, le vide perpétuel…) en l’absence de faits autobiographiques précis. Le prologue de l’Acte 1 contient les sept vers qui apparaissent en tête de chaque chapitre. Ce qui fait d’« Entr’acte » un livre d’une parfaite originalité et d’une maîtrise surprenante.




A Paris puis à Zurich, où il a vécu plusieurs années, Deepankar est devenu de plus en plus dépendant de l’alcool et de la cocaïne. Un sentiment de solitude et une dépression ont fini par le terrasser. Il y a eu sans doute aussi la frustration « d’avoir gaspillé sa vie » à faire des choses pour lesquelles il n’était pas « génétiquement prédisposé ».


Il a pris une retraite volontaire en 2019 et a pu alors se concentrer sur l’écriture qu’il avait tant négligée. « Deepankar allait écrire au cours des trois derniers mois de sa vie plus de poèmes qu’il en avait écrits au cours des dix années précédentes, souligne son ami Anand. La présence immédiate de la mort semble l’avoir ramené brièvement à la vie en tant que poète, lui permettant d’écrire avec une fureur longtemps réprimée. » Il est décédé l’année suivante, d’une maladie virulente. Il avait 49 ans.


Bruno SOURDIN.


Deepankar Khiwani: « Entr’acte » (1995-2005), Éditions Banyan, Paris 2025. Édition bilingue. Traduit de l’anglais (Inde) par Nina Cabanau.  





Deux poèmes de Deepankar Khiwani



                                                                                            DR



Entr’acte


J’écris sur une serviette en papier propre,

et la plie soigneusement.

En levant les yeux, je te vois

me regarder avec tendresse.


Les poètes sont de bons acteurs.

Les bons acteurs, comme on dit, oublient

qu’ils sont autres que les rôles qu’ils jouent.

Et moi je joue ce rôle de poète renfrogné,

et toi tu

me regardes tendrement.


Et nous restons jusqu’à ce que la pluie cesse,

piégés dans ce bar rempli de fumée:

Un ivrogne lève son verre pour nous,

ou pour ce qu’il pense que nous sommes.




Un poète se rase


Un jour, il se réveille et trouve son miroir brisé;

Et à travers la fenêtre, dans son cadre sombre,

Il trouve les « moi » qui le regardent fixement comme s’il leur manquait

La volonté de trouver son visage et le leur identiques.


Maintenant, il regarde son sang et le vide envahit ses yeux,

Et une main avec un rasoir qui a si légèrement tranché…

Confus par tous les visages qu’il pourrait raser

Qui lui ressemblent tous, mais qui ne lui correspondent pas.


Deepankar KHIWANI

(« Entr’acte », éditions Banyan)










03/06/2025

Ces petites choses qui traînent dans les ateliers

 

Maurice Marie: bienvenue à l'Atelier DMM.

Maurice Marie et Danièle Massu-Marie se sont installés, au début des années 2000, dans un ancien corps de ferme qu’ils ont retapé à Lingreville, une commune littorale du Pays coutançais. Tous les deux sont artistes et plasticiens et ils ont voulu offrir à leurs amis, pour une ou deux expositions par an, les superbes espaces de leur Atelier DMM. Le Covid est venu tout gâcher et ces expositions dédiées à lart contemporain se sont arrêtées. Elles reprennent depuis mai 2025. Avec une exposition que le maître des lieux partage avec une artiste de Coutances au parcours singulier, Virginie Hervieu,

 Maurice Marie  et Virginie Hervieu  travaillent l’un comme l’autre avec des matériaux qu’ils récupèrent. Virginie récupère la laine. Maurice, lui, utilise « des toutes petites choses qui traînent » dans l’atelier de Danièle, sa femme.

 

"Des petites choses qui traînent dans l'atelier de Danièle"

Méditations du matin

C’est ainsi qu’il fonctionne : lorsqu’il a trouvé un matériau, qu’il l’a récupéré,  il le travaille jusqu’au bout, il l’utilise jusqu’à épuisement. Ce peut être du grillage, des branches d’arbre tordues, des petits morceaux de bois, des cartons vides qu’il a récupéré dans sa cave… Ici ce sont « des bouts de papiers qui traînaient dans l’atelier de Danièle ». Des bouts de papiers assez fins, qu’il déchire de façon très régulière et qu’il colore dans la déchirure avec des teintures textiles. Ne rien jeter, tout récupérer. Et le résultat est stupéfiant.

  

Virginie Hervieu est une artiste qui a travaillé pendant 25 ans à Marseille et qui est revenue s’installer dans la Manche, son département d’origine. C’est dans la ville de Coutances qu’elle a ouvert, à lenseigne du « Poirier qui penche » (1), un atelier et un espace d’exposition où elle accueille des artistes qui, comme elle, opèrent « un retour aux sources après de nombreuses années passées ailleurs ».

 

"Tisser, entrelacer, entortiller..."

Son matériau de prédilection est la laine, des fils de laine qu’elle enroule et qui finissent par créer des formes simples et inattendues. « Tisser, entrelacer, entortiller, entremêler, enchevêtrer, nouer… Ces gestes silencieux et répétitifs m’auront accompagnée toute ma vie d’artiste, de femme, d’épouse et de mère. Je les connais sans les avoir appris. Ce sont ceux de ma mère, de ma grand-mère et de toutes les femmes avant elles. Ils me rassurent, me consolent, m’empêchent de pleurer. »


 

Dans tous ses travaux, il n’y a que de la laine. Pas de structure à l’intérieur, c’est la tension qui donne la forme. Et le résultat est très étonnant.

 


Virginie et Maurice n’ont pas travaillé ensemble. Ce sont leurs boulots qui se sont retrouvés et qui dialoguent. Des boulots montrés avec beaucoup d’espace sur les murs, pour une installation qu’ils auraient pu appeler « convergence » ou «connivence » mais qu’ils ont judicieusement baptisée « Porosité ».

 Chez Virginie Hervieu, comme chez Maurice Marie, l’art se réduit à l’essentiel et c’est une aventure formidable, lourde de résonances. Une exposition qui protège, qui émerveille… et qui fait du bien.

 Bruno SOURDIN.

 

(1)   « Le Poirier qui penche », 42 rue Gambetta, 50200 Coutances. lepoirierquipenche@gmail.com

 

« Porosité », Virginie Hervieu et Maurice Marie, Atelier DMM, 19, rue de Chausey, 50660 Lingreville. dmmarie@wanadoo.fr

 


 

31/03/2025

L’Ours et le Poète, correspondance croisée

Pascal Ulrich, l'Ours Pascal.

Gérard Lemaire, le Poète.


J’ai eu une belle et importante correspondance avec Pascal Ulrich. Tout a commencé par des phrases légères, des lettres fraîches et apaisantes, fraternelles et généreuses, remplies de couleurs et de formes éblouissantes, des lettres où il pouvait s’exclamer: « Le monde est beau, la roue est libre. »
Quand Pascal n’arrivait plus à écrire, il dessinait et là, il était vraiment libre.



 

Pascal Ulrich était un être surprenant. J’ai eu la joie de le rencontrer à Paris (en 1999 je crois), avec Richard Belfer qui avait concocté un numéro de son « Tamanoir » revisité par « l’Absurde Crépuscule » de l’Ours Pascal. Rencontre étonnante. Nous l’avons vu débouler à Paris et nous éblouir de sa fureur de vivre. Insouciant et famélique. Libre de toute contrainte. Irrésistible.

J’ai eu aussi une correspondance abondante avec Gérard Lemaire. Lui ne dessinait pas mais il joignait toujours trois ou quatre poèmes à ses lettres brèves. C’est ainsi qu’il fonctionnait: un petit mot et des photocopies de poèmes. En onze années de correspondance, j’en ai compté plus de 200 ce qui est très étonnant et inhabituel.
J’aimais chez Gérard son acharnement à écrire de la poésie et son obstination à publier, coûte que coûte, dans les revues les plus rares, les plus inattendues. Beaucoup de ces poèmes que je reçus étaient inédits. La légende dit qu’il en avait plusieurs milliers. Il écrivait sans cesse.

Pascal Ulrich, Gérard Lemaire: il était inévitable que ces deux écrivains hors norme s’écrivent. Inlassablement. Tous deux rejetaient profondément la société dans laquelle ils vivaient et ses valeurs. Tous les deux étaient des hommes révoltés.




Leur correspondance vient d’être réunie par Robert Roman et ses éditions du Contentieux. Un livre magnifique qui rend hommage à « deux écorchés vifs » aujourd’hui disparus, Gérard « teigneux et provocateur », Pascal « hypersensible et généreux ». Tous les deux, remarque Didier Trumeau dans son avant-propos, ont « un besoin essentiel de communiquer et pour le reste une créativité sans limite dans l’art de la poésie (10 000 poèmes pour Gérard), doublé pour Pascal d’une production graphique originale, prolifique et unique qui a gravité partout sur terre via le mail-art ».

Tous les deux ont quitté ce monde. Gérard a été emporté par une rupture d’anévrisme dans une nuit d’octobre 2016. Il avait été hospitalisé pour un oedème pulmonaire et ne supportait pas les contraintes médicales, il avait cessé d’écrire des poèmes.

Pascal Ulrich l’avait précédé de 7 ans. A cette époque, il buvait beaucoup, ne dessinait presque plus et en janvier 2009 avait fait un nouveau délirium tremens. Le 1er mars à Strasbourg, dévoré par la souffrance, Pascal a sauté depuis la fenêtre de son appartement qui se trouvait au 5e étage. Les enquêteurs ont conclu au suicide avec forte absorption d’alcool et de drogues.


 

Sa dernière lettre, 31 janvier 2009.

Dans une lettre d’août 1997 qu’il m’avait envoyée et qui avait tout de prémonitoire, il me confiait, devant les portes de l’enfer : « Il faut bien passer le temps, hein ! ? Et ça avant le grand saut. » Ou dans cette autre lettre qui me donne toujours, lorsque je la relis, la chair de poule, il résume ses terribles tensions: « Écrire un bref poème, réaliser un minutieux dessin, admirer les nuages, puis sauter par la baie… »

Bruno SOURDIN.

Pascal Ulrich - Grand Lemaire: « Plutôt la conscience de la damnation », correspondance, poésie et art postal, 1996-2000, Éditions Le Contentieux (7, rue des Gardénias, 31100 Toulouse).




Chez le même éditeur, Robert Roman a publié deux livres importants consacrés, l’un à Pascal: « Pascal Ulrich, le rêveur lucide »; l’autre à Gérard : « Gérard Lemaire, un poète à hauteur d’homme ».


 

 

 







23/03/2025

Bienvenue dans la poésie de John Wieners, le poète oublié de Boston


John Wieners.
 

C’est un poète américain singulier, qui n’est jamais vraiment sorti de l’ombre mais que ses pairs avaient en haute estime. John Wieners est un créateur surprenant, marqué par de puissants contrastes, entre rêves et désenchantements, entre Boston, où il est né en 1934, et la Caroline du Nord, où il va vivre l’aventure à 21 ans, puis la Californie.


Écrire comme un fou, côtoyer la beauté.  Vivre en utopie. C’est dans les Appalaches, qu’il va réaliser son rêve. Le Black Mountain College est une université libre et expérimentale unique, une sorte de Bauhaus. John Wieners va y étudier en 1955 (il a 21 ans) et y trouver son mentor, Charles Olson, qui y enseigne une poésie qui n’est plus basée sur la syntaxe, la construction et la tradition, mais sur le souffle et le son, « le vers projectif ». Le Black Mountain College est une université hors normes. On y prône « l’éducation de tous par chacun », et on n’y délivre pas de diplômes. Les grands peintres expressionnistes abstraits  — Willem de Kooning, Robert Motherwell ou Robert Rauschenberg pour ne citer qu’eux — y ont enseigné. Le musicien John Cage, l’inventeur du « piano préparé », y a produit le premier happening de l’histoire de l’art. Il y avait aussi une revue séduisante, lancée par Robert Creeley, dans laquelle John Wieners publia ses premiers poèmes. Une expérience inoubliable.



Mais en 1957, tout est fini. Le Black Mountain College doit cesser ses activités. John Weiners va tenter l’aventure à New York, puis sur les rives du Pacifique et s’établir à San Francisco, où la scène littéraire est épanouissante, résolument anti-académique : créativité, invention, découverte sont les maîtres mots de cette « San Francisco Renaissance » qui enchante les esprits. C’est dans cette Californie ouverte qu’il va désormais regarder le monde et explorer sa conscience. C’est à San Francisco aussi que se sont rencontrés, autour de Kenneth Rexroth,  les poètes californiens de la Renaissance et les poètes Beat de la côte Est.


North Beach poets: Michael McClure, Philip Lamantia, John Wieners, David Meltzer.




Dans sa vie, John Wieners ne s’est pas contenté d’un simple travail poétique. Il a été aussi un militant actif  dans la cause des gays, mais, à partir de 1975, il souffre de lourds problèmes d’addictions et d’alcoolisme et d’une santé mentale chancelante. Avec à la clé plusieurs hospitalisations psychiatriques.

 

 

 


John Wieners et Allen Ginsberg.

Dans les années 1980, avec l’aide d’Allen Ginsberg et de Robert Creeley, ses inédits sont rassemblés et publiés, notamment par Raymond Foye. Francesco Clemente, de son côté, illustre de très beaux poèmes de Wieners, « Early Morning Exercices », dont voici une planche :



SUPPLICATION

« 0 poésie, visite cette maison souvent,

imprègne ma vie de succès,

ne me laisse pas seul,

donne-moi femme et foyer.


Lève cette malédiction

de mort précoce et de drogues,

fais de moi un ami parmi des pairs,

accorde-moi amour et à-propos.


Ramène-moi aux hommes qui enseignent

et, par-dessus tout soigne les 

douleurs du désir d’impossible

à travers ce vide suspendu. » (1)









Mort à Boston en 2002, John Wieners est le grand oublié de la poésie américaine. En France, c’est un inconnu. Jusqu’à ce que, ô miracle, Bertrand Grimault (2) ne propose une traduction de « A Superficial Estimation » (Une lointaine familiarité), une publication de 1986, que l’on doit à Raymond Foye et ses éditions Hanuman Books. C’est une plaquette très étrange, un texte original, décalé. Voici comment le présente son traducteur: « À partir de 1975, John Wieners recourt à une prose expérimentale excentrique, célébrant en particulier les icônes du cinéma hollywoodien et où la technique du cut-up évoque le montage filmique. »

 

« Une lointaine familiarité » se présente comme une série de portraits des stars de Hollywood de l’époque. Derrière chaque star, Wieners cache le portrait d’un membre de sa famille. Ainsi, derrière « Une dame anglaise » (Elizabeth Taylor), il faut lire un portrait de sa propre soeur; derrière « Une dame de New York » (Barbara Stanwyck) un portrait de sa tante. Et dans « La Dame du Massachusetts » (Bette Davis) il a rendu, en creux, un hommage vibrant à sa mère :

 


 « Ma mère, Bette Davis, est la femme la plus généreuse que j’ai jamais connue. Elle s’est occupée de moi jour et nuit pendant plus de 35 ans, comblant mes besoins ordinaires, mes souhaits et mes caprices, garante des moments pressants d’intimité, incarnant une personne sans conteste égale, peu importent les distractions. Elle imprégnait chaque situation, contribuant à accroitre son influence, sa portée, son importance, et à satisfaire le but de circonstance. »



Allen Ginsberg affirmait que Wieners avait le don de créer « une atmosphère étrangement humoristique flottant à la surface d’une pensée plus sombre, un rêve en plein jour », et que les jeux de mots et les double-sens participaient eux-mêmes de ce « vertige de la raison ». Cette publication de John Wieners est, pour la France, une première. Merci Monoquini. Un vrai ravissement.  

Bienvenue dans la poésie de John Wieners.


Bruno SOURDIN.


John Wieners: « Une lointaine familiarité », traduction de l’américain et avant-propos par Bertrand Grimault, Monoquini éditions, Bordeaux, 2025.



  1. « Francesco Clemente: Early Morning Exercices », carnet d’art graphique publié par le Centre Georges Pompidou, 1994. Traduction de Martin Winckler.


  1. Bertrand Grimault est diplômé de l’école des beaux arts de Bordeaux. Commissaire et programmateur indépendant, il mène un travail de prospection et de programmation dédié aux arts audiovisuels. Il est aussi le responsable de l'association Monoquini et de Monoquini éditions. On lui doit, entre autres, une récente traduction de Sinclair Beiles, « Catastrophes choisies » :  http://brunosourdin.blogspot.com › 2025/02 › le-cheminement chaotique du premier poète dans l’espace.


10/02/2025

Le cheminement chaotique du premier poète dans l’espace

Sinclair Beiles à Rotterdam en 1972. Photo Gerard Bellaart.

Du nouveau sur Sinclair Beiles. Le poète Beat d’Afrique du Sud, qui s’est éteint à Johannesburg  il y a 25 ans, avait été redécouvert et sauvé de l’oubli par Gary Cummiskey et Eva Kowalska dans un ouvrage collectif publié en 2009 (1). Et voici qu’une traduction de poèmes de1975 vient de paraître en France: « Catastrophes choisies et autres poèmes ». Bertrand Grimault, le traducteur, a réalisé un travail de recherche extraordinaire sur cet auteur oublié, recherche qui débouche aujourd’hui sur cette première publication en français.

"Catastrophes choisies et autres poèmes""



Sinclair Beiles s’était fait connaître à Paris en 1960, en collaborant, avec William Burroughs, Brion Gysin et Gregory Corso, au légendaire Minutes to Go, le premier livre de cut-up, procédé de découpage qui a pour résultat de donner aux textes découpés une signification nouvelle. A cette époque il vivait au Beat Hotel de la rue Git-le-Coeur et travaillait pour les éditions Olympia Press de Maurice Girodias. Il y avait signé un dirty book sous le nom de Wu Wu Meng, dans lequel il racontait les exploits érotiques d’une geisha. Sinclair Beiles était un garçon excentrique qui avait des sautes d’humeurs disproportionnées et des crises d’angoisse très intenses, des symptômes de troubles bipolaires (on parlait à l’époque de troubles maniaco-dépressifs).


Sinclair Beiles avait réussi à convaincre Girodias de publier « Le Festin nu » de William Burroughs, qu’il admirait. Le manuscrit fut achevé et assemblé en quelques semaines au Beat Hotel, avec l’aide de Sinclair et de Brion qui s’occupaient de la dactylographie.

Burroughs a reconnu, plus tard, que les cut-ups  avaient rendu Sinclair cinglé, à tel point qu’il finit par jeter son lit par la fenêtre du Beat Hotel et qu’il dut être hospitalisé.


Jean Fanchette, Sinclair Beiles, Brion Gysin et William Burroughs, 1959.



A Paris en novembre 1960, l’artiste grec Takis eut l’idée de lancer, cinq mois avant Gagarine, un homme dans l’espace par le seul effet des forces magnétiques. C’est ainsi qu’à la galerie Iris Clert, rue des Beaux-Arts, Sinclair Beiles, libéré de la pesanteur, flotta quelques secondes dans l’espace. Il était accroché à une barre entre deux aimants, l’un fixé au plafond, l’autre au mur, et il déclamait : « Je suis une sculpture, on peut m’acheter, je suis l’oeuvre d’art de Takis ».



Sinclair Beiles dans l'espace. Galerie Iris Clert, Paris, 1960.


Les poèmes que Bertrand Grimault vient de traduire ont été publiés à Rotterdam en 1975 par Gerard Bellaart (Cold Turkey Press). Le recueil était intitulé « Sacred Fix » et contenait 22 « Selected Catastrophes ». Ces poèmes avaient été écrits en Angleterre dans un hôpital psychiatrique de la banlieue de Londres, où Sinclair séjournait. Ils apparaissent, dans ces années 70, d’une savoureuse nouveauté. 

Voici l’un de ces 22 poèmes :


« on le vit écrire le mot offensant

tard la nuit sur le mur de l’entrepôt

sur les docks, et alors qu’il était pris dans le faisceau

d’une torche électrique, il eut

l’effronterie en se retournant, de déclamer

d’une voix forte ce mot détestable

entre tous qui avait été expurgé

des dictionnaires depuis des années, après la révolution.

comme on le pourchassait sur un quai, il ne cessait

de répéter le mot et d’en griffonner les initiales

sur les murs qu’il frôlait. finalement on l’attrapa

au fond d’un tunnel où il avait écrit

le terrible mot un grand nombre de fois. »


En quittant Paris, Sinclair Beiles a suivi un parcours accidenté de « poète errant ». Il a vécu à Londres puis s’est établi en Grèce avant de retourner en Afrique du Sud à la fin des années 70. En 1969 son recueil « Ashes of Experience » (2) a été primé à Pretoria. 


« Son travail, explique Bertrand Grimault, bénéficie depuis deux décennies d’un regain d’intérêt dans le monde anglophone, saluant l’originalité d’un parcours certes chaotique mais semé de fulgurances. »

Fulgurances ? Le terme est bien choisi.


« il existe une façon de se suicider

qui s’appelle la poésie.

il existe une façon de se saisir d’un couteau

et de découper dans le néant sans fin du ciel

une chambre solitaire

dans laquelle on passe sa vie entière à soupeser

occasionnellement à crier des messages

par les fenêtres à barreaux

à des passants indifférents.

il existe une façon de créer un univers

avec toutes ses constellations

loin du regard des gens qui détalent

sous l’averse avec leur parapluie ouvert,

une façon de diriger une nation d’ombres.

il existe une façon d’imaginer

qu’on détient tous les secrets de l’âme

et que ce don procurera la liberté,

une façon d’imaginer tous les paysages

que les agences de voyages n’ont pas encore photographiés,

il existe une façon de croire

qu’on a des rêves spéciaux

qu’on est un individu

un poète !

ah va au zoo

tu y trouveras les vrais poètes. »


Sinclair Beiles à Johannesburg en 1994. Photo Lydia Herbst.

Sortons de l’oubli la poésie surprenante et extravagante de celui qui fut (et reste) « le premier poète dans l’espace ». Un poète si singulier. Éblouissant.


Bruno SOURDIN.



« Catastrophes choisies et autres poèmes », de Sinclair Beiles, traduction et postface de Bertrand Grimault. Préface-hommage au « premier poète dans l’espace » par Heathcote Williams. Monoquini Éditions (18 rue Ambroise, 33800 Bordeaux). www.monoquini.net

 



  1. « Who was Sinclair Beiles? » , edited by Gary Cummiskey & Eva Kowalska. Published by Dye Hard Press,PO Box 1171, Bromhof, South Africa, 2154.
  2. A retrouver dans le blog Syncopes quatre poèmes extraits de « Ashes of Experience ». http://brunosourdin.blogspot.com/2015/06/sinclair-beiles-le-poete-excentrique-du.html