![]() |
Deepankar Khiwani. Photo DR. |
Deepankar Khiwani est né à Delhi en 1971. Sa famille était originaire du Pendjab et possédait de vastes terres dans le Sind (une province de l’actuel Pakistan), des possessions qui durent être abandonnées à l’heure de la Partition de l’Inde britannique: ils durent fuir le Pakistan et s’exiler en Inde du Nord.
Prolongement de cette tragédie familiale, le thème du déracinement est très marquant dans l’oeuvre de Khiwani, comme l’explique son ami Anand Thakore, qui a été son condisciple à Bombay (aujourd’hui Mumbai) et bien plus tard son éditeur et son préfacier: « L’exil, le déracinement et les histoires concomitantes de perte, le sentiment d’être coupé de son passé et de n’appartenir à aucun endroit sont bien des thèmes fondamentaux qui affleurent dans les écrits touchant aux crises personnelles de Deepankar. »
C’est à la Cathedral School de Bombay que Khiwani a fait ses très brillantes études. Il s’agit d'une des plus prestigieuses écoles de l’Inde, fréquentée par les enfants des grands industriels et les magnats du cinéma. Lui, était peu fortuné, mais extrêmement déterminé. Il recherchait en tout la perfection. Recruté à la fin de sa scolarité dans un cabinet d’experts-comptables, il a entamé très rapidement une carrière internationale extrêmement brillante comme conseiller d’entreprise, au point d’atteindre à Paris puis à Zurich un poste élevé dans le groupe Capgemini.
DR |
Dans le milieu qu’il fréquentait et même chez ses proches, tout le monde ignorait son identité de poète. Il avait réussi à « tuer le poète » qui était en lui.
Depuis sa jeunesse, Deepankar entretenait en effet secrètement une passion pour la poésie. Sa mère, très tôt, l’avait initié à la versification anglaise et il maniait mieux que quiconque le rythme iambique, l’enjambement et la rime, tous les principes de l’art de la scansion de la poésie anglaise. Sa mémoire des vers des grands poètes classiques anglais était incroyable.
A Bombay, Dom Moraes, qui était une figure centrale de la scène poétique locale, avait un jour rencontré « par hasard » Deepankar et son ami Anand. Voici ce qu’il en a rapporté : « Ils m’ont montré leurs poèmes. De toute ma vie, je n’ai jamais vu de meilleurs poèmes écrits par deux jeunes poètes indiens. Ils ont essayé de se tenir à l’écart des autres poètes indiens (…) Il est étonnant que l’on n’ait jamais entendu parler de deux poètes pareils, mais c’est ainsi qu’est la scène littéraire en Inde. »
Mais Deepankar, pour des raisons personnelles, finit par se fâcher avec Dom Moraes et à tourner le dos à celui qui avait tant apprécié son don de poète. Il avait décidé de quitter l’Inde, de devenir un « voyageur perpétuel », et de renoncer à la poésie. Ce retrait dura de nombreuses années.
Mais en 2001 à Bombay, son ami Anand décida de fonder une petite maison d’édition, Harbour Line, dans le but de faire connaître les poètes locaux. C’est ainsi qu’en 2006 a été publié le premier recueil de Deepankar Khiwani et le seul à avoir été publié de son vivant: « Entr’acte » (admirons au passage le titre français). C’est un livre très construit, comme une pièce de théâtre en deux actes. Entre ces deux actes, Khiwani décline, en sept chapitres, des thèmes universels (l’art, le sexe, les relations, le mariage, le vide perpétuel…) en l’absence de faits autobiographiques précis. Le prologue de l’Acte 1 contient les sept vers qui apparaissent en tête de chaque chapitre. Ce qui fait d’« Entr’acte » un livre d’une parfaite originalité et d’une maîtrise surprenante.
A Paris puis à Zurich, où il a vécu plusieurs années, Deepankar est devenu de plus en plus dépendant de l’alcool et de la cocaïne. Un sentiment de solitude et une dépression ont fini par le terrasser. Il y a eu sans doute aussi la frustration « d’avoir gaspillé sa vie » à faire des choses pour lesquelles il n’était pas « génétiquement prédisposé ».
Il a pris une retraite volontaire en 2019 et a pu alors se concentrer sur l’écriture qu’il avait tant négligée. « Deepankar allait écrire au cours des trois derniers mois de sa vie plus de poèmes qu’il en avait écrits au cours des dix années précédentes, souligne son ami Anand. La présence immédiate de la mort semble l’avoir ramené brièvement à la vie en tant que poète, lui permettant d’écrire avec une fureur longtemps réprimée. » Il est décédé l’année suivante, d’une maladie virulente. Il avait 49 ans.
Bruno SOURDIN.
Deepankar Khiwani: « Entr’acte » (1995-2005), Éditions Banyan, Paris 2025. Édition bilingue. Traduit de l’anglais (Inde) par Nina Cabanau.
Deux poèmes de Deepankar Khiwani
DR |
Entr’acte
J’écris sur une serviette en papier propre,
et la plie soigneusement.
En levant les yeux, je te vois
me regarder avec tendresse.
Les poètes sont de bons acteurs.
Les bons acteurs, comme on dit, oublient
qu’ils sont autres que les rôles qu’ils jouent.
Et moi je joue ce rôle de poète renfrogné,
et toi tu
me regardes tendrement.
Et nous restons jusqu’à ce que la pluie cesse,
piégés dans ce bar rempli de fumée:
Un ivrogne lève son verre pour nous,
ou pour ce qu’il pense que nous sommes.
Un poète se rase
Un jour, il se réveille et trouve son miroir brisé;
Et à travers la fenêtre, dans son cadre sombre,
Il trouve les « moi » qui le regardent fixement comme s’il leur manquait
La volonté de trouver son visage et le leur identiques.
Maintenant, il regarde son sang et le vide envahit ses yeux,
Et une main avec un rasoir qui a si légèrement tranché…
Confus par tous les visages qu’il pourrait raser
Qui lui ressemblent tous, mais qui ne lui correspondent pas.
Deepankar KHIWANI
(« Entr’acte », éditions Banyan)