Bernard Enginger (qui deviendra plus tard Satprem) a 19 ans en 1943 lorsqu’il s’engage dans la Résistance. En 1945, à sa sortie du camp de Mauthausen où il a été déporté, c’est un homme dévasté, « brutalisé pour toujours ». Cet épisode terrible de sa jeunesse est extrêmement important pour comprendre la suite de son parcours.
« Quand on sort de là, il y a beaucoup de choses qu’on ne peut plus faire, qu’on ne peut plus être. Alors on vit quelque chose d’impossible – il y a une humanité en nous qui est détruite. On ne peut pas avoir vécu cela et reprendre les gestes d’hier, aimer, vivre, dormir comme si rien ne s’était passé. Il reste une sorte de trou dans le cœur et une soif d’une autre grandeur qui vienne racheter cette inexpiable faute qu’on a commise contre nous, contre l’homme. »
Satprem dira lui-même qu’enfant, il ne se sentait bien que lorsqu’il était en mer, lorsqu’il naviguait sur son voilier, qu’il n’y avait plus que le vent, la vague et plus du tout de « moi ». Il était né à Paris mais sa famille avait des attaches en Bretagne, à Saint-Pierre-Quiberon. « Ma première étape, c’est au bord de la mer : un enfant qui regarde l’espace » (1).
En rupture avec son père et admiratif de l’engagement de Marthe sa cousine, « patriote fervente et guerrière dans l’âme », Bernard se jette dans la clandestinité à partir de mai 1943. C’est ce que révèle David Aimé dans un livre fort bien documenté, Satprem résistant, qui apporte un éclairage décisif. Bernard est révolté par l’occupation nazie et par les images d’un Hitler vociférant devant une foule enthousiaste, bras tendus, qui brandit des drapeaux à croix gammée. Il est totalement indigné. « Bernard annonce alors à son père qu’il s’engage dans la Résistance ; ce dernier désapprouve violemment son fils et l’exclut de la famille. »
A 19 ans, il entre dans le mouvement de résistance Turma-Vengeance et prend le pseudo de Franck François. Missions de renseignements dans la région de Bordeaux, agent de contre-espionnage, agent d’évasion… « Bernard effectuera de nombreux allers-retours entre Paris et Bordeaux, où lui furent confiés des transports d’explosifs par le train pour les livrer aux combattants », précise David Aimé.
Mais le 5 novembre 1943, il est arrêté par la Gestapo. Il est questionné et probablement torturé mais restera silencieux. En décembre, il est acheminé à Paris et incarcéré à la prison de Fresnes. « Trois fois durant sa détention, Bernard fut conduit en fourgon à des interrogatoires de la Gestapo, rue des Saussaies. » Il n’a pas parlé.
Puis c’est la déportation. D’abord dans le camp d’internement de Royallieu à Compiègne. Numéro de prisonnier : 1388622. Le 22 janvier 1944, on le fait monter dans un convoi pour Buchenwald, où il arrive transi de froid. Injures, coups, morsures, coups de schlague des SS et chiens… Il porte le matricule 41495. « Sales, pouilleux et pas lavés, pas rasés, sentant la merde, couverts de plaies purulentes, c’est ainsi que vivaient les prisonniers dans le petit camp », témoigne un ancien déporté.
C’est l’horreur. Bernard a 20 ans. Il restera 29 jours dans le block 57. Les prisonniers vivaient sur des panneaux en planches « entassés à dix ou douze, tout le temps, couchés sur le flanc parce qu’il était impossible de se mettre autrement, tête-bêche même pour occuper le moins de place possible ».
Puis il est déporté à Mauthausen le 25 février 1944. Il devient le numéro 53766. Déshumanisé. Il ne peut plus utiliser son identité : Bernard Enginger.
Les conditions de vie sont inhumaines. Mauthausen est un des camps nazis les plus durs et les plus meurtriers. David Aimé décrit l’horreur : « Hiver comme été, pendant au moins dix heures, avec une interruption de trois-quarts d’heure pour manger, debout, une soupe de rutabagas, les prisonniers devaient casser d’énormes blocs de granit avec marteaux piqueurs, marteaux et barres à mine, sous un soleil brûlant, avec une poussière opaque, ou sous la pluie et dans la boue, dans la neige en hiver. Puis transporter les blocs cassés sur des brancards, sans jamais s’arrêter, poursuivis sans cesse par les hurlements des kapos, sous les coups de manche de pelle et de nerfs de bœuf. »
Il ne faut pas perdre sa mémoire. Certains prisonniers récitent de la poésie à mi-voix pour garder leur dignité. C’est le cas de Bernard.
En mars, il est affecté au camp de Steyr pour la fabrication de pièces de mitrailleuses, de moteurs de camions et d’avions. Les conditions de travail sont exténuantes. Et le 17 mars, il est transféré au kommando de Gusen II, « l’enfer des enfers ». C’est effroyable. Explication de David Aimé : « Gusen II n’est comparable à aucun autre camp, allant bien au-delà de la folie, de l’horreur. Ici, ce sont les assassins qui gouvernent ; la situation sociale est fonction du nombre de coups distribués ; plus on tue, plus on monte en grade. »
Le 5 mai 1945, les rescapés sont libérés par l’armée américaine. Bernard a 22 ans. Il revient de l’enfer avec le typhus, à bout de force, tremblant de fièvre. Il ne pèse plus que 25 kilos. Rentré à Paris en avion, il est hospitalisé en urgence. Il est anéanti, dévasté. Bien plus tard, il avouera : « J’ai eu quelques années, là, très difficiles, à savoir si j’allais réussir à survivre ou pas. » Les camps l’ont dépouillé de toute son éducation occidentale, de la mort, de la peur, de « l’horrible chose humaine ». « Toute ma vie, et très tôt, j’ai touché le grand arrachement des choses humaines – j’ai été dévasté. Mais cela m’a rendu encore plus profondément humain avec un cri si fort, si poignant et brûlant pour trouver l’issue vraie, terrestre, de cette grande misère. »
Quatre mois seulement après son retour, il se heurte immédiatement à son père, « qui lui demande de trouver du travail » ! « A cet instant, ajoute David Aimé, il sait qu’il ne pourra se faire comprendre de son père et décide de partir pour l’Egypte. » Puis il s’inscrit à l’Ecole coloniale et est autorisé à quitter Paris et à accompagner et seconder un cousin qui avait été nommé gouverneur des Etablissements français dans l’Inde. C’est ainsi qu’il débarque à Pondichéry.
C’est à Pondichéry qu’un regard a fait basculer sa vie. Le regard (ce qu’en Inde on appelle le darshan) de Sri Aurobindo. Tout d’un coup, il a eu le sentiment de rencontrer « un être comme je n’en avais jamais rencontré sur la terre », un être qui incarnait l’immensité, « ce que j’avais vécu au large quand j’étais en bateau ». « Et c’est ça qui me regardait. »
Au bout de trois ans, Bernard démissionne. Il avait encore besoin d’aventures terrestres, aventures qu’il va trouver en Guyane, dans la forêt vierge, au Brésil, en Afrique et puis à nouveau en Inde, où il va vivre sur les routes, de Ceylan à l’Himalaya, en sannyasin, en moine mendiant qui a renoncé à tout.
Mais l’enfant sauvage pense toujours à ce regard. Il a 30 ans. Il revient à Pondichéry, le lieu où il va enfin renaître. Sri Aurobindo s’en est allé. Reste Mère (Mirra Alfassa), la compagne de ce sage hors normes, visionnaire de l’évolution. Elle va lui donner son nom, Satprem, qui signifie en sanskrit « celui qui aime vraiment ». Vérité et Amour. Mère cherche le secret du passage à la prochaine espèce qui supplantera l’homme, comme l’homme un jour a supplanté les singes. Satprem sera son confident pendant près de 20 ans et le scribe de son exploration, de ce travail qui consiste à faire descendre l’esprit (Aurobindo disait « le supramental ») dans les cellules du corps. L’aventure ultime.
Bruno SOURDIN.
Satprem résistant, de David Aimé, éditions Banyan, 2015.
Satprem et Sujata
Sujata Nahar a été élevée à Shantiniketan, par le grand poète bengali, Rabindranath Tagore. Elle est arrivée à l’ashram de Pondichéry, à l’âge de 9 ans, emmenée par son père qui venait de perdre sa femme. Elle n’a plus quitté Mère, qui était devenue sa véritable mère. Elle a écrit plusieurs livres sur elle.
Puis elle est devenue la compagne de Satprem, sa shakti. « C’est la femme qui est la réalisatrice, pensait fortement Satprem. Celle qui met les choses dans la matière. L’homme s’en va facilement dans ses rêves, ses philosophies, ses histoires, mais s’il n’y a pas une femme à côté de lui pour le tirer, pour l’aider à incarner son idéal, il reste à rêver. C’est elle qui a le courage, beaucoup plus que l’homme. Surtout dans ce yoga du corps. » « Je n’ai jamais compris, ajoutait-il, qu’on puisse avoir une réalisation complète sans avoir près de soi ce qu’on appelle en Inde une shakti. »
Satprem quitta son corps le 9 avril 2007, Sujata un mois après lui.
« Satprem. Trajectoire d’une étoile »
Un poème de Francine Manhaeve rend hommage à Satprem:
“Vérité et Amour”,
c’est ainsi qu’il résonne.
Naissance au temps prévu
aux bras de la Terre-Mère.
Début de vie tragique,
quand à l’orée du bois
l’attendait l’ennemi.
Son visage juvénile
n’a point brisé le coeur
de ces geôliers sans grâce
n’écoutant que la haine.
La fougue de sa jeunesse
lui donnait tant d’audace !
La lumière de son âme
lui indiqua la Voie.
Son voyage intérieur,
dans un corps décharné,
brisa enfin ses chaînes.
L’Inde lui tendit les bras
et ce pays divin
embrasa son désir.
Dans un sursaut d’amour
pour celle qui fut sa “douce”,
il aima Sujata.
La profondeur de l’être
lui emboîta le pas
et laissa sur le sable
les traces d’un homme libre…
« Une sorte d’Inde absolue »
Dans son anthologie de la poésie indienne (2), Zéno Bianu a eu l’excellente idée de convoquer Satprem, « aventurier des confins de l’esprit, penseur d’un changement radical », qui, pour lui, « incarne une sorte d’Inde absolue ». Magnifique formule. Il donne à lire deux poèmes de Satprem, extraits de La clef des contes, (3), dont cette Chanson du Bout du Monde:
« J’ai aimé
J’ai aimé tant de choses qui passent
J’ai aimé le grand vent
et le ressac
et l’oiseau libre sur son rocher
J’ai aimé ce tendre visage
et cette mère comme le large
j’ai aimé
j’ai aimé tant de choses qui passent
Mais le vent me disait autre chose
et ce visage me souriait d’ailleurs
et cet oiseau volait par mon cœur
depuis
depuis des âges
J’ai aimé
J’ai aimé tant d’infortunes
Et promené un chagrin comme les âges
Et j’ai aimé enfin
ce qui battait dans mon cœur
partout
ce qui chantait dans mes chagrins
partout
ce qui souriait dans tout
J’ai aimé Toi qui es mon voyage
et mon grand large
et mon océan au bout des peines
et des chemins
O Toi, mon oiseau
si vieux
si chantant toujours
je ne savais pas
je ne savais pas
que je t’aimais toujours
depuis toujours
Tu es mon ciel et mon enfer
et ma joie et ma peine
et ce qui chante toujours-toujours
Avec un cri aussi
de ne pas t’avoir aimé toujours
de n’avoir pas su
ce que je savais depuis des âges
avec les rochers et le ressac
et le n’importe quoi
qui passe
qui passe
qui est toujours »
(1) Sept jours en Inde avec Satprem, propos recueillis par Frédéric de Towarnicki, éditions Robert Laffont, 1982.
(2) Un feu au coeur du vent. Trésor de la poésie indienne, des Védas au XXIe siècle, Poésie/Gallimard, 2020.
(3) Satprem : La clef des contes, éditions Robert Laffont, 1997.