28/05/2018

Les fleurs sauvages de F. J. Ossang



F. J. Ossang ne cesse d’expérimenter et de fasciner. Après Le Trésor des îles Chiennes(1991), Docteur Chance (1998) et Dharma Guns(2011), un nouveau long-métrage d’aventures mystérieuses, 9 Doigts, vient de sortir en salle et attire l’attention sur ce cinéaste hors norme. 

Cinéaste et rocker punk, F. J. est d'abord poète. Sa relation passionnelle avec la poésie s’inscrit au grand jour à la fin des années 70 lorsqu’il fonde la revue Cée, chez Christian Bourgois. Céeditions (le mot sonne comme sédition) fait une large place à des auteurs iconoclastes comme Stanislas Rodanski (n°2/3), le poète surréaliste qui se fit interner dans un hôpital psychiatrique de Lyon, ou Claude Pélieu-Washburn (n°6), l’ami et le traducteur des poètes de la Beat Generation, qui aimait se définir comme « un junkie de l’image ».

F. J. Ossang est l’auteur d’une vingtaine de livres. Une œuvre totale, magique et frénétique, diverse. Parfois ce sont des œuvres fugitives, de simples plaquettes publiées dans l’urgence, parfois des oeuvres achevées qui lancent des éclairs et vous donnent enfin le goût de respirer.

Dans le journal  de route passionnant qu’il rapporta de Nouvelle-Zélande en 200, Tasman Orient, on retrouve ces « impulsions existentielles désordonnées » qui sont les marques de sa fabrique. On voit bien ce qui l’a fasciné dans ces grands espaces de l’hémisphère Sud : la possibilité de se délester du passé, de communiquer avec une nature où « les cris d’oiseaux du premier jour se sont tus ». Voici d’ailleurs comment il explique sa quête : « J’ai quitté la France pour être nulle part, demeurer sans continuer en soi, rechercher un passage sans attendre de retour. »

Son livre de bord, il le rédige bien entendu sans oublier son œil de cinéaste et avec l’impression forte de réaliser « un film d’horreur où la nature débordante anéantit le sentiment humain ». Persuadé être enfin arrivé nulle part, il peut convoquer à loisir ses fantômes favoris, Arthur Rimbaud ou Vince Taylor, Isidore Ducasse ou Surville, cet aventurier du Grand Siècle, dont il fait revivre les divagations dans les mers australes.

Pourquoi continuer à écrire lorsqu’on a l’impression qu’on a perdu tous ses mots, ou que, tout simplement, on se sent heureux. « On reste là, plusieurs heures, à lire – près d’un ciel doré, vert ou bleu, battus par la brise. Le temps s’écoule, miraculeusement. Je redécouvre une distraction mêlée d’attention concentrée sur les détails. Ce calme pur, indifférent, qu’il me semble n’avoir jamais connu avant la Nouvelle-Zélande. »

Tasman Orient est un assemblage étrange d’odeurs, de sonorités et de couleurs. Un livre inspiré, qui nous réserve, dans un luxe de détails très particulier et comme dans un sommeil éveillé, de fort belles fulgurances.



Avec Venezia Central,F.J. nous entraîne au cœur d’une dérive de 20 ans d’écriture, un choix de textes déjà édités, de 1982 à 2005, et devenus introuvables. Le montage est inspirant. On y découvre, pas à pas, un déferlement ininterrompu d’images d’une force prodigieuse. 


A Venise, c’est un sentiment de perdition qui domine. « Il y a urgence et nous sommes seuls. Seuls dans Venezia Venezia Venezia Central./ Où l’on sait ce que déclin veut dire ». Il imagine Ezra Pound enfermé dans une cage pour écrire les Cantos Pisans,« une cellule en poutrelles de métal/ (des poutrelles destinées initialement à la construction rapide/ de pistes d’atterrissage)./ Enfermé comme les bêtes. La pluie, l’heure torride,/ la nourriture passée à travers les ouvertures de la tôle ». 

Déclin et décrépitude. « Tous ceux qui viennent à Venise doivent avoir peur. Dans mon cas c’est plutôt la crainte/ d’être coupé de ceux qui agissent la vraie vie, en deçà et au-delà de cette époque. »

Au cœur du livre, la fidélité de F.J. Ossang reste intacte. Rodanski, Céline, Burroughs, le trio protecteur, Arthur Cravan, René Crevel, et Pessoa, dont il se demande s’il n’est pas « le roi caché de l’Intérieur qui vient dissoudre la Nuit d’Occident où s’agite la Bête, Celui Qui tombe afin que lève l’aurore ! »

Et puis, dans ces pages arrachées aux murs des villes, laissons-nous entraîner dans cette merveilleuse poésie qui, qu’importe la violence et la cruauté de monde, nous tient debout :

Encore dans cette ville !

l’abîme de la nuit
où revivre
l’aventure du manque
cette rencontre à 3 heures
dans un bar
ouvert aux passages
fugitifs

des camions
des voitures
la frontière sud
l’étouffement des réacteurs
un avion cherche la piste
clandestine

Une fille aux lisières de l’aéroport
ou dans le cimetière

L’heure de minuit sonne


F. J. Ossang et Claude Pélieu.

Claude Pélieu était un grand ami de F. J. Ossang. C’est lui qui signe la postface, une inoubliable postface. Voici ce qu’il écrit : « Ossang brûle d’amour et revient de ce côté-ci du monde, poète, rocker dégueulant le ciel, gerbant dans les oubliettes du cœur – Kiddo-Kollage messager de la chute, mixage de fleurs magiques et d’incantations – des tonnes de diamants brillent dans les jardins de Madrid où il pleut en amour – F.J. est à London, Lisbon, Santiago du Chili, Caracas, Miami, il est passé par là, il repassera par ici – Nuit éclatée, le temps craque entre deux aéroports ».


Comment résumer ce que l’on aime chez F. J. Ossang ? La plume singulière et décapante du poète, l’inspiration bruitiste du rocker, l’œil perçant du cinéaste… Poésie, noise rock, cinéma : trois façons d’appréhender le monde. F. J. ne choisit pas, il prend les trois. Sous le signe de l’effervescence et de la vitesse, son œuvre est sans équivalent. Etourdissante.

Bruno SOURDIN.