Plantons
le décor et revisitons le choc libératoire de mai 68. La vraie vie était
absente. On était au bord de l’asphyxie. Les poètes à genoux, les plumitifs à
deux balles parlaient comme des mandarins. C’était un vieux film pitoyable,
pathétique et surtout très emmerdant.
Quelle
vision ! La vieille bête académique passe en boucle sur les écrans de
contrôle. Nerfs, tatouages, mutants… Machines à sous de l’homme sans tête
coincé dans les égouts. Spasmes de mots-virus, gaz mortels, odeur de chair
brûlée. Squelettes à reculons devant le miroir. Le néon de Claudel et de ses
chiens savants clignote dans les rues grises. Aragon est bloqué dans son
armoire totalitaire, Mauriac fulmine derrière son missel et les muses françaises
patrouillent sans joie. La poésie a perdu tout éclat.
A quelles
branches se raccrocher ? De quelle parole rebelle et fraternelle se réclamer ?
Il y eut Artaud et Michaux, qui avaient traversé les gouffres et avaient habité
cette terre en poètes. Puis quelques phares nous avaient heureusement balisé la
route : Stanislas Rodanski, le frère de la nuit, celui qui avait su résister
de tout son être. Jean-Pierre Duprey, l’archange du merveilleux qu’André Breton
avait accueilli en disant : « Vous êtes certainement un grand poète,
doublé de quelqu’un qui m’intrigue. Votre éclairage est extraordinaire. »
Puis étaient arrivés de vrais architectes du changement : Jean-Jacques
Lebel le traducteur et Alain Jouffroy le préfacier de cette merveilleuse
anthologie La poésie de la Beat
Generation, dont la publication bouscula l’ordre poétique établi. Des
voyous chercheurs d’or au regard neuf ! « Pour eux, témoignait Jouffroy,
la poésie, la vie ne font qu’un seul et même élan de feu. »
Et puis
vint Claude Pélieu, qui, depuis son exil américain, fit exploser le langage classique:
sa poésie était délicieusement brûlante et chaotique.
En
traduisant, avec Mary Beach, le Kaddish
d’Allen Ginsberg, la trilogie cut-up de William Burroughs (La Machine molle, Le Ticket qui explosa et Nova Express), et l’admirable Bob Kaufman, Pélieu venait tout à
coup de hausser le niveau sonore. C’en était fini de la vieille écriture
désincarnée. Quelque chose de vivifiant, d’hypnotique avait surgi : le
chant de rage d’un nouveau monde, l’irruption d’une parole percutante, libératoire,
télépathique, une autre façon surtout de vivre la poésie. Les barrières étaient
tombées. Tout pouvait recommencer, ici aussi en France. C’était un refus, une
révolte viscérale contre l’académie des lettres, contre les spécialistes, les
professeurs, contre l’école, contre ce que Pélieu appelait « la police des
cerveaux ».
En
1971, Jean-Jacques Pauvert publia deux livres mystérieux à la couverture
bleue : Poème A (Effraction Laque)
de Michel Bulteau et Nord d’été naître
opale de Matthieu Messagier. Puis il y eut le Manifeste électrique aux paupières de jupes, aux éditions Le Soleil
Noir, qu’ont signé Bulteau et Messagier avec Jean-Jacques Faussot, Jacques
Ferry, Patrick Geoffrois et Zéno Bianu. Ce fut un coup de tonnerre.
Naufragé
au cœur du Village Global, Claude Pélieu ne s’y est pas trompé: « Ces
poètes ont cloué une lune géante au tableau noir de l’ennui. Ils ont vu le
napalm brûler les voix de la pluie. » Et, pour souligner son enthousiasme
radical, il lance un cri en majuscules : « LE BLEU DE LA TERRE
ENVAHIT L’ECRAN ». Avant de noter vivement : « Bulteau et Messagier
semblent dire du coin des lèvres : « Va mon âme ! Que
faisais-tu ? », une légère trace de rose traverse le jukebox, les
lauriers sont en fleur – les écureuils dansent au milieu des myosotis,
les quatre saisons brûlent leurs masques. » (1)
Ce fut en
effet une révélation. Avec les poètes électriques, avec la voix si singulière
de Matthieu Messagier, on passait résolument de l’autre côté du miroir. On se
retrouvait à nouveau connecté à ce monde invisible que la poésie n’aurait
jamais dû déserter. Nous étions enfin revenus chez nous, au pays de la liberté
libre que nous avait promis l’homme aux
semelles de vent.
C’est
quoi un grand poète ? Un écrivain qui met nos rêves, tous nos rêves sur le
papier et qui invente un nouveau langage. Un monde extraordinaire venait de
s’ouvrir. Il n’y avait plus qu’à l’explorer, à laisser les mots en suspens. La
déconnexion du sens. Tout était permis, tout était possible.
les cartables s’empalèrent aux
tombes
éternuées de cimes
les gestes d’amibes pavot
leurs yeux de velours
la pâle artère est la grêle
ce bleu nord d’oiseau d’offrande
près les vertèbres de
phare-crâne chemin d’empreintes (2)
La
poésie de Matthieu Messagier s’affirme comme une authentique poésie de transe,
une poésie qui bat comme un cœur pour la liberté. Matthieu Messagier agit comme
un voyant (on en parle souvent mais c’est si rare en poésie). Il transforme le
chaos du monde en poème. Il y a du chamanisme dans cette écriture radicale et
secrète, qui cultive la jubilation et l’étrangeté.
chacune des transes fut une
réponse
c’est un automne qui geste
encore son printemps
qui rassemble ses sèves
descendantes
pour un sursaut de langueurs
flamboyantes (3)
Messagier
élabore des œuvres complexes, subtiles, foisonnantes, sans contraintes
formelles, qui n’interdisent pas l’humour. Il révèle la vie, il révèle
l’harmonie mystérieuse cachée au milieu des tempêtes.
Quarante
ans après, pas question de baisser la toile. En ces temps de crise, les utopies
battent sérieusement de l’aile et, ici et là, les vieux crooners se sont
réinstallés aux commandes. La haine, l’angoisse, la tristesse, l’ennui… Ne leur
laissez pas les clés. Ouvrez les yeux. Soulevez vos paupières de jupes. Respirez
l’odeur des nuages.
Hep, Mister,
les lauriers sont à nouveau en fleurs. Redonnez-nous le temps du rêve.
Redonnez-nous le bleu de la terre.
Bruno
SOURDIN
(1) « Opus international »,
n° 38, novembre 1972.
(2) Le cri d’adolescent d’eau, in Parvis à
l’écho des cils, Jean-Jacques Pauvert, 1972.
(3) Poème défectif, electric press, 2006.
Article publié dans la revue Diérèse, n°64, automne-hiver 2014/2015.
http://diereseetlesdeux-siciles.hautetfort.com