John Wieners. |
C’est un poète américain singulier, qui n’est jamais vraiment sorti de l’ombre mais que ses pairs avaient en haute estime. John Wieners est un créateur surprenant, marqué par de puissants contrastes, entre rêves et désenchantements, entre Boston, où il est né en 1934, et la Caroline du Nord, où il va vivre l’aventure à 21 ans, puis la Californie.
Écrire comme un fou, côtoyer la beauté. Vivre en utopie. C’est dans les Appalaches, qu’il va réaliser son rêve. Le Black Mountain College est une université libre et expérimentale unique, une sorte de Bauhaus. John Wieners va y étudier en 1955 (il a 21 ans) et y trouver son mentor, Charles Olson, qui y enseigne une poésie qui n’est plus basée sur la syntaxe, la construction et la tradition, mais sur le souffle et le son, « le vers projectif ». Le Black Mountain College est une université hors normes. On y prône « l’éducation de tous par chacun », et on n’y délivre pas de diplômes. Les grands peintres expressionnistes abstraits — Willem de Kooning, Robert Motherwell ou Robert Rauschenberg pour ne citer qu’eux — y ont enseigné. Le musicien John Cage, l’inventeur du « piano préparé », y a produit le premier happening de l’histoire de l’art. Il y avait aussi une revue séduisante, lancée par Robert Creeley, dans laquelle John Wieners publia ses premiers poèmes. Une expérience inoubliable.
Mais en 1957, tout est fini. Le Black Mountain College doit cesser ses activités. John Weiners va tenter l’aventure à New York, puis sur les rives du Pacifique et s’établir à San Francisco, où la scène littéraire est épanouissante, résolument anti-académique : créativité, invention, découverte sont les maîtres mots de cette « San Francisco Renaissance » qui enchante les esprits. C’est dans cette Californie ouverte qu’il va désormais regarder le monde et explorer sa conscience. C’est à San Francisco aussi que se sont rencontrés, autour de Kenneth Rexroth, les poètes californiens de la Renaissance et les poètes Beat de la côte Est.
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North Beach poets: Michael McClure, Philip Lamantia, John Wieners, David Meltzer. |
Dans sa vie, John Wieners ne s’est pas contenté d’un simple travail poétique. Il a été aussi un militant actif dans la cause des gays, mais, à partir de 1975, il souffre de lourds problèmes d’addictions et d’alcoolisme et d’une santé mentale chancelante. Avec à la clé plusieurs hospitalisations psychiatriques.
John Wieners et Allen Ginsberg. |
Dans les années 1980, avec l’aide d’Allen Ginsberg et de Robert Creeley, ses inédits sont rassemblés et publiés, notamment par Raymond Foye. Francesco Clemente, de son côté, illustre de très beaux poèmes de Wieners, « Early Morning Exercices », dont voici une planche :
SUPPLICATION
« 0 poésie, visite cette maison souvent,
imprègne ma vie de succès,
ne me laisse pas seul,
donne-moi femme et foyer.
Lève cette malédiction
de mort précoce et de drogues,
fais de moi un ami parmi des pairs,
accorde-moi amour et à-propos.
Ramène-moi aux hommes qui enseignent
et, par-dessus tout soigne les
douleurs du désir d’impossible
à travers ce vide suspendu. » (1)
Mort à Boston en 2002, John Wieners est le grand oublié de la poésie américaine. En France, c’est un inconnu. Jusqu’à ce que, ô miracle, Bertrand Grimault (2) ne propose une traduction de « A Superficial Estimation » (Une lointaine familiarité), une publication de 1986, que l’on doit à Raymond Foye et ses éditions Hanuman Books. C’est une plaquette très étrange, un texte original, décalé. Voici comment le présente son traducteur: « À partir de 1975, John Wieners recourt à une prose expérimentale excentrique, célébrant en particulier les icônes du cinéma hollywoodien et où la technique du cut-up évoque le montage filmique. »
« Une lointaine familiarité » se présente comme une série de portraits des stars de Hollywood de l’époque. Derrière chaque star, Wieners cache le portrait d’un membre de sa famille. Ainsi, derrière « Une dame anglaise » (Elizabeth Taylor), il faut lire un portrait de sa propre soeur; derrière « Une dame de New York » (Barbara Stanwyck) un portrait de sa tante. Et dans « La Dame du Massachusetts » (Bette Davis) il a rendu, en creux, un hommage vibrant à sa mère :
« Ma mère, Bette Davis, est la femme la plus généreuse que j’ai jamais connue. Elle s’est occupée de moi jour et nuit pendant plus de 35 ans, comblant mes besoins ordinaires, mes souhaits et mes caprices, garante des moments pressants d’intimité, incarnant une personne sans conteste égale, peu importent les distractions. Elle imprégnait chaque situation, contribuant à accroitre son influence, sa portée, son importance, et à satisfaire le but de circonstance. »
Allen Ginsberg affirmait que Wieners avait le don de créer « une atmosphère étrangement humoristique flottant à la surface d’une pensée plus sombre, un rêve en plein jour », et que les jeux de mots et les double-sens participaient eux-mêmes de ce « vertige de la raison ». Cette publication de John Wieners est, pour la France, une première. Merci Monoquini. Un vrai ravissement.
Bienvenue dans la poésie de John Wieners.
Bruno SOURDIN.
John Wieners: « Une lointaine familiarité », traduction de l’américain et avant-propos par Bertrand Grimault, Monoquini éditions, Bordeaux, 2025.
- « Francesco Clemente: Early Morning Exercices », carnet d’art graphique publié par le Centre Georges Pompidou, 1994. Traduction de Martin Winckler.
- Bertrand Grimault est diplômé de l’école des beaux arts de Bordeaux. Commissaire et programmateur indépendant, il mène un travail de prospection et de programmation dédié aux arts audiovisuels. Il est aussi le responsable de l'association Monoquini et de Monoquini éditions. On lui doit, entre autres, une récente traduction de Sinclair Beiles, « Catastrophes choisies » : http://brunosourdin.blogspot.com › 2025/02 › le-cheminement chaotique du premier poète dans l’espace.