03/11/2024

Jean-Christophe Belleveaux et le voyage

 

Jean-Christophe Belleveaux à Madagascar, chez le barbier.


Trop d’horreurs, trop de haine, trop de peurs… Comment ne pas étouffer sur cette terre? Comment échapper au désespoir, à l’abrutissement, à la violence du monde? Jean-Christophe Belleveaux a sa bouée de sauvetage, c’est le voyage, « la communion avec le visage du monde ».


Depuis des années, il sillonne le globe. Le monde est son champ d’action. Il a choisi l’errance et sa curiosité est immense. Son énergie m’étonne. Sa vitalité et son enthousiasme m’épatent. Il aime vivre intensément et, par dessus tout, il aime la liberté. Le voyage pour obtenir la liberté.


Voyager et écrire. Jean-Christophe a décidé d’être simplement un poète sur la route et, au fil des années, il a créé, avec brio et esprit, une oeuvre de plus en plus riche et vibrante.


Sur l'île indonésienne de Flores, en communion avec le visage du monde.

Ses carnets de route, d’une grande qualité littéraire, sont une forme d’ascèse. On y devine, à chaque étape, « l’aujourd’hui à tout instant », et c’est un grand apaisement.


Tout aimer, toujours. Explorer le monde d’un pas léger.  A Tanger, dans la douceur de l’instant, il note « l’enchevêtrement du soleil, du pain rond et des olives, la parfaite insouciance ». A Tunis, c’est « l’effraction de la vie » qui l’emporte. A Rome, il s’interroge sur « la décomposition lente de l’être », il est le monde et le monde lui appartient. 

 

En Tunisie, c'est "l'effraction de la vie".

 

A Chiang Khan, en Thaïlande, il observe « une combustion de sens enfouis, une fumée que voile le fleuve et les baraques sur pilotis ». A Phnom-Penh, « on circule à bicyclette dans l’espace étroit du monde » et, la nuit tombée, quel bonheur de manger du crabe au bord d’un lac puis, un autre jour, de caler son rêve aux berges du Mékong.


Au Laos, au bord du Mékong.


Sur l’île de Komodo, en Indonésie, sur cette terre de cendre, « des bicoques branlantes penchent sur leurs pilotis, grises comme mon âme, trouées ».


Komodo, sur une terre de cendre.


A Varanasi (Bénarès), il monte  dans une barque  et « accepte le courant ».


« En approche diagonale, le texte (ainsi du voyage): plis de la chair entre plis du sari, Varanasi, mâche donc la mort aussi bien que moi, vas-y, mastique, écrase sous ta peur et sous tes dents la maigreur et les mauvais sentiments, renifle; par les barques sur le fleuve, par les trains encombrés nous sommes allés; par nos pieds meurtris dans des godasses trop étroites et par la souffrance du rickshaw; mâche, te dis-je, les vaches, les temples, les hommes au front peint, mâche les vocables du mensonge, le réel agonise et je tremble à le dire, des singes crient puis mordent; mieux qu’une route maritime tracée au compas, cruel, superbe, l’instant advient. » (1)

 

Varanasi, l'instant advient.

 

Voyage et écriture sont intimement liés. En même temps qu’il écrit, Jean-Christophe photographie. Ses photos de voyage sont essentielles. Mots et images sont une même passion. Et ils répondent à une même recommandation: accueille tout signe, ouvre-toi, écoute. Et, « dans l’espace étroit du monde », sois amoureux de la vie.


Bruno SOURDIN.


(1) Jean-Christophe Belleveaux: « Les lointains », Éditions Faï fioc.


 

Dernières publications:

Indigo, c’est le titre, Pierre Turcotte éditeur, 2024.

Les lointains, Éditions Faï fioc, 2023.

Territoires approximatifs, Éditions Faï froc, 2018.





Varanasi: cinq photos et un poème


Varanasi (appelée autrefois Bénarès), est le haut lieu sacré de l’Hindouisme vers lequel convergent des milliers de pèlerins pour se plonger dans le Gange et s’y purifier. On assure qu’y mourir vaut des siècles de méditation. Jean-Christophe Belleveaux y a fait halte.





Varanasi

« inventant la borne et la transgression, la nuit donne des rives à l’Enfer


il est impossible de nommer, les paupières sont des remparts suffisants, les gréements de la raison se brisent et s’abattent sur le pont, où l’on demeure, transfiguré


la fatigue prend les yeux et la main, à l’heure de la récolte: la grâce ne ressemble à rien de ce qu’on attendait, à un peu plus de fatigue, dirait-on, s’il fallait dire


puis l’apaisement se fait, alors qu’on ignorait qu’on fût inquiet, il en est comme de l’apparition des étoiles, ordre souverain


niché dans le creux des mots, on traque la pénombre, la pesanteur, tout se noue longtemps avant qu’on en ait le désir, la peur un peu, scellée, on monte dans la barque et on accepte le courant » (2)








Texte et photos Jean-Christophe BELLEVEAUX.



(2) Jean-Christophe Belleveaux: « Territoires approximatifs », Éditions Faï fioc.


27/10/2024

Haïkus: Santôka dans le silence de la mort

Taneda Santôka                                                                                                         DR



Arbre nu

sous le ciel bleu 

silence de la mort


Ce haïku, Taneda Santôka l’a écrit sur son lit de mort. Ici traduit par Corinne

Atlan et Zéno Bianu dans leur Anthologie du poème court japonais (1), il illustre à

merveille sa vision de l’existence. Devenu moine bouddhiste à l’âge de 40 ans, il passera le restant de ses jours à vagabonder sans but avec un bol pour mendier sa nourriture, boire du saké quand il le peut pour se mettre dans un état de réceptivité absolu et, même quand la recette n’a pas été bonne, composer des haïkus de forme libre, en paix, dans une langue des plus simples.


L’arbre est nu sous le ciel bleu. Plus rien n’importe que cet arbre nu. Ainsi,

rempli de gratitude, Taneda Santokâ s’enfonce dans la montagne, dans le

grand jeu du silence :


Profond

plus profond encore

dans les montagnes bleues


C’est un monde où l’angoisse et la peur semblent engourdies. Cette solitude

est idéale. Ce silence lui parle mieux que les mots. Santôka contemple le ciel

et la terre, la vie coule en lui. « Ainsi qu’une herbe flottant de ci de là, je jouis

d’une tranquillité misérable, note-t-il dans son journal. Je ressens de la pitié et en même temps je suis content. L’eau coule, le nuage bouge sans cesse.

Lorsque le vent souffle, les feuilles de l’arbre s’éparpillent. »


Santôka ne possède rien, il ne désire rien, il n’envie rien. Il s’assied seul en

face de la montagne. Sans paroles, sans bavardage. L’air avec sa fraîcheur

entre dans ses poumons. L’espace est silence. Un silence vraiment

extraordinaire. Comme au commencement du monde.






« Difficile pour l’être humain de trouver l’endroit où mourir, écrit-il dans son

journal. J’espère mourir comme une bête, comme un oiseau et au moins

comme un insecte. Si je voyage c’est pour trouver l’endroit où mourir. »


Cet endroit, Taneda Santôka l’a finalement trouvé à Isso an, où il s’était rendu

pour rencontrer des amis poètes. C’est son dernier voyage. C’est là qu’il peut

écrire son tout dernier haïku :


La mort bientôt —

sur les herbes folles

tombe la pluie



Bruno SOURDIN.



Haïkus. Anthologie du poème court japonais, choix et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Poésie Gallimard, 2002.

 

 

 

 

 


 

 


Taneda Santôka pris sur le vif

 

Dans sa collection Folio Sagesses, les éditions Gallimard reprennent une sélection de haïkus du volume Anthologie du poème court japonais. Les haïkus d’automne et d’hiver viennent d’être publiés. L’univers frémissant de Taneda Santôka y figure en bonne part, naturellement. Petit florilège.




 

 






AUTOMNE


Verse l'averse d'automne

je ne suis

pas encore mort



Verse l’averse d’automne  —

le chemin

encore et toujours



Automne

le malheur et rien d’autre —

je poursuis mon voyage



Un corbeau graille —

moi aussi

je suis seul



Sur une pierre 

la libellule

rêve en plein jour



Les herbes folles

se couvrent d’automne —

je m’assieds




HIVER


Au milieu de la vie

au milieu de la mort

la neige sans répit



Dans mon bol de fer

en guise d'aumône

la grêle



Haikus d’automne et d’hiver, édition traduite du japonais par Corinne Atlan et Zéno Bianu, Folio Sagesses, Gallimard, 2024. Dans la même collection, déjà paru: Haikus de printemps et d’été.






24/10/2024

Les anges de Zéno sont récidivistes

Zéno Bianu                                                                                               DR


A la fois soulèvement vers la lumière et enracinement primordial, la poésie de Zéno Bianu est unique, incomparable, d’une rare amplitude. C’est une poésie verticale. Résolument verticale.


Les grands poètes nous apprennent à regarder, à nous éblouir et, plus que tout, à vivre avec ferveur, à tout accueillir et aimer:

« vivre

chaque instant

en mourant sa vie

en vivant sa mort ».







Le nouveau livre de Zéno Bianu, « Les Anges récidivistes », est plus que jamais dédié aux vivants de la vraie vie:

« un excès de vie

un surcroît d’amour 

le feu la fougue ».


Avec obstination, comme il a pris l’habitude de le faire dans tous ses livres, il revisite les grands éclaireurs qui l’ont inspiré: Rimbaud, Borges, Luis Mizon, Paul Celan, Arthur Cravan (« qui nous dit que la vie est un terrain de jeu illimité »), Kerouac et son rouleau originel, les cent vingt-cinq mille mots  de « Sur la route », tapés à la machine sans ponctuation:

« un seul paragraphe 

à la vitesse de la

vraie vie

crépitant

dans la lumière survoltée ».


Avec René Daumal, on s’éveille, on s’extrait « de la gangue qui nous tient captifs », on recommence l’ascension du mont Analogue. « Pour Daumal, alpiniste mystique s’il en fût, la vie s’éprouve toujours comme une narcisse des hauteurs. »


En souvenir d’Yves Klein, on s’immerge dans le bleu profond, on s’élance, on dépasse la pesanteur et on se met à nu. Etre complètement soi. « Enfin soi, encore et encore. Vraiment soi en sa pleine exactitude. Avec zèle, en ardeur intrépide. »


Avec les litanies étourdissantes de Coltrane ou de Chet Baker, avec l’élégance absolue de Miles ou les pulsions d’Elvin Jones,  on éprouve d’un coup « tout l’octave du monde » :

« Jazz

retour d’anges

au passage du déluge 

La musique troue les coeurs

épicentres

aux

atomes imprévus ».


De la poésie indienne, dont il est un grand familier, il invoque la figure originale de Ayyappa Paniker, le poète-innovateur du Kerala, dont il met en évidence la formule magique: « Emplissez l’esprit d’hymnes au feu ». Et Bianu entonne les premières notes de son propre chant: « Sous nos yeux aimantés un éclaireur prend les devants, résolument vertical, capable à tout moment d’entrer en fusion.

Il continue de rêver plus fort, plus haut, plus juste.

Il vient nous offrir son anarchie divine.

Il persiste. »


De ses voyages en Orient, Zéno Bianu a ramené de multiples trésors: la parole essentielle des poètes indiens (des Védas aux figures singulières de l’Inde d’aujourd’hui); les plus grands poètes chinois, poètes de l’éveil; les chants d’amour du VIe dalaï-lama; et bien sûr les haikus du Japon, « une approche frémissante du monde », qu’il a entrepris de traduire avec Corinne Atlan, dans deux anthologies pour Poésie/Gallimard qui ont fait date. Dans son dernier livre, il revient sur l’art si subtil de Kobayashi Issa, qui l’a toujours émerveillé. « Oui, cet homme-là sait, me semble-t-il, ce que vivre veut dire. Il sait que la vie se dévoile bien plus sûrement lorsqu’on ne s’y accroche pas, lorsqu’on la laisse fuser dans son émerveillante banalité. »


Matin de printemps -

mon ombre aussi

déborde de vie ! 


Dans la rosée blanche

je m’exerce

au paradis


Ce trou parfait 

que je fais en pissant

dans la neige à ma porte !


Merveilleux Issa, qui envisage le haïku comme un exercice spirituel mais qui ne cesse de nous dire que l’univers est aussi une comédie et qu’il convient de percevoir, au plus vif, sa légèreté et « son sérieux non-sens ». Folle sagesse.


Bruno SOURDIN.



Zéno Bianu, Les Anges récidivistes, Gallimard, 2023.

07/10/2024

L'agonie d’un enfant de cirque dans les bras de sa mère

 

"Les Saltimbanques", dit aussi "L'Enfant blessé" ou "La Victime", 1874.

Gustave Doré est un prodigieux dessinateur, un illustrateur de génie, le plus grand illustrateur du XIXe siècle. Ses ouvrages ont été édités dans toute l’Europe et lui ont apporté la célébrité. Il a une formation de caricaturiste. Il aime les monstres, les figures pittoresques, les expressions pathétiques. Il est à la fois lyrique et fantasque, rêveur et féroce. Il a adoré représenter les assauts de Don Quichotte contre les moulins à vent. Il a excellé dans l’illustration des oeuvres de Rabelais, des Contes de Perrault, de la Légende du Juif errant ou de l’Enfer de Dante. On lui a attribué plus de dix mille gravures. 


Mais lui se veut peintre avant tout. La peinture reste certainement l’aspect le plus méconnu de son oeuvre. Il a peint des paysages, des sujets religieux, des tableaux d’histoires, des scènes de genre… Cette peinture est puissante mais elle n’a pas été reconnue comme elle aurait dû l’être, il est temps aujourd’hui de la réévaluer.


Doré est fasciné par le monde des saltimbanques, des acrobates et des bateleurs. Il aime les scènes de spectacle, les costumes pailletés, le bruit des cuivres et des tambours. « Les Saltimbanques » est une manière de chef-d’oeuvre. C’est une grande huile sur toile datant de 1874. Elle est conservée au musée de Clermont-Ferrand et prêtée actuellement au musée de Cherbourg. On y découvre un accident survenu à un jeune acrobate de cirque qui agonise dans les bras de sa mère, sous les yeux de son père, impuissant.


La toile a été conçue en Angleterre par Gustave Doré. Pendant quatre ans, le peintre a exploré la ville de Londres. Il a découvert les conditions misérables de travail des enfants et s’en est offusqué. Il a représenté un enfant blessé qui allait mourir, « tué par ses parents pour l’appât du gain » et, a-t-il précisé à une journaliste anglaise qui visitait son atelier, que ses parents « ont découvert dans ce drame qu’ils ont du coeur ». L’enfant est très pâle. A son sang à la tête répond « la larme sur la joue de sa mère, comme une Piéta profane », explique la commissaire de l’exposition, Laure Hallet. « Deux chiens dressés le pleurent également. Le tableau peint le basculement entre la comédie et la tragédie, le spectacle de cirque qui tourne au cauchemar ».




Le tableau a été prêté au musée de Cherbourg pour une exposition très originale intitulée « Prédictions, les artistes face à l’avenir ». L’enfant va-t-il vivre ou mourir? « Pour continuer à espérer », la mère a disposé sur le sol des cartes à jouer en demi-cercle. Un hibou est enchaîné à ses côtés. Il représente le danger et la magie. Or, le jeu de tarot apporte une réponse claire: l’as de pique est sorti. C’est la carte la plus néfaste du jeu. Elle annonce sans ambiguïté que l’enfant va mourir.


Bruno SOURDIN.



« Prédictions, les artistes face à l’avenir », au musée Thomas-Henry de Cherbourg, jusqu’au 16 octobre.

01/10/2024

Le monde fabuleux de Nicolas Eekman


 

Nicolas Eekman est un artiste injustement oublié. 

Il connaissait bien les avant-gardes de son époque: l’expressionnisme (qui, au début de sa carrière, l’a tenté), le cubisme, l’abstraction (à Paris il était très proche de Piet Mondrian, son compatriote), le surréalisme (il était ami de Max Ernst). Il n’ignorait rien des grands courants de l’art moderne, il n’a pas été insensible à leurs découvertes, mais il a choisi un chemin plus personnel, dans la lignée des grands maîtres flamands, Pieter Bruegel l’Ancien et Hieronymus Bosch, comme l’avait fait un peu plus tôt à Ostende James Ensor.


Hollandais né à Bruxelles en 1889, dans la maison où vécut Victor Hugo dans son exil, Nicolas Eekman est un grand coloriste et un virtuose de la composition.


Pendant la Première Guerre mondiale, un ami pacifiste, pasteur, l’invite à séjourner aux pays-Bas au presbytère de Nuenen, où a vécu naguère la famille Van Gogh et où Vincent a peint.


En 1920, il décide de s’installer à Paris. Ce sera définitif. Il fréquente le quartier de Montparnasse, où il retrouve des compatriotes flamands, Kees van Dongen, Georges Vantongerloo… En 1928, il expose ses oeuvres en compagnie de Mondrian, dont le travail est pourtant l’opposé du sien. Mais qu’importe, c’est un ami et leur amitié est profonde.


Pendant l’Occupation, connu pour ses idées socialistes et sa proximité avec la Résistance, il craint d’être arrêté par les Nazis et se réfugie au Pays Basque, en zone non-occupée. Il change sa signature et devient Ekma.

 

 


"Le Quatuor de la zone"

Toute sa vie, Nicolas Eekman a poursuivi un dialogue essentiel avec les maîtres flamands qu’il aimait tant. Dans Le Quatuor de la zone, il rend hommage à Bruegel et à sa Parabole des aveugles - qui se suivent en file indienne, on s’en souvient, et finissent par tomber dans un trou. Il remplace les aveugles par des musiciens vagabonds.

 



"Sortilèges"


Dans Sortilèges, une sorcière dont on admire l’impressionnant profil, s’est associée à un oiseleur qui tient dans sa main un chardon (symbole de son engagement) et a enfermé un hibou dans un globe. Le hibou illustre traditionnellement le thème de la séduction mais représente aussi le diable qui prend l’apparence de l’innocence pour conduire les humains à leur perte.Une scène qui, avec ses détails fantastiques, s’inscrit dans la droite ligne de Bosch.



"Cavalcade"
 
Chez les peintres flamands primitifs, Eekman reconnait ses vraies racines. Les références à Bosch sont omniprésentes, à l’image de ces grelots dans Cavalcade qui sont traditionnellement associés à la folie, ou bien ce bleu obsédant d’une tunique, bleu que Bosch associait à l’hypocrisie et à la tromperie.




"Poissons volants"

En mai 68, Nicolas Eekman est marqué par les violences policières contre les manifestants étudiants. Il évoque ce thème dans Poissons volants et laisse libre cours à son imagination en peignant un personnage qui attrape dans son épuisette les paroles émises par des haut-parleurs.


Au fur et à mesure que les années passent, sa peinture se fait de plus en plus fantastique.

 


"Le Petit Cheval de bois"

"L'Arête"


"Mascarade"

La carnaval, les masques, les déguisements font partie intégrante de son inspiration, suivant ainsi l’influence de James Ensor avec qui il partageait une vision sarcastique de la vie. Et une admiration sans borne pour la peinture flamande ancienne. Dans Mascarade, des figures masquées apparaissent, inquiétantes et énigmatiques, alors qu’au premier plan, un arlequin présente un miroir à un singe, qui mime la méchanceté des hommes.



"Nu au totem"

Dans Nu au totem, une prêtresse d’un culte mystérieux rend hommage à une divinité monstrueuse, un âne au corps de lion. Eekman laisse aller sa fantaisie en utilisant le beau visage de son épouse, figure centrale des tableaux des années 70.

 

 

"Deux jeunes filles nues se coiffant"


"La légende de Till l'Espiègle"

Le monde fabuleux de Nicolas Eekman apparait indissociable de celui de Till l’Espiègle, le personnage facétieux et insoumis, dont il a mis en scène avec brio les aventures rocambolesques. Il s’est beaucoup identifié à ce farceur flamand célèbre qui lui ressemblait beaucoup.


Bruno SOURDIN.




25/09/2024

A Canisy dans les pas de Jean Follain

Jean Follain.                                                                              Photo Archives Ouest-France


A Canisy, au pays de la mémoire, Jean Follain libère le flux vital de sa Normandie natale. Une vision colorée et planante, à laquelle il est resté fidèle toute sa vie.


Jean Follain est né à Canisy le 29 août 1903 dans la maison de sa grand-mère. C’est dans cette bourgade de la Manche, proche de Saint-Lô, qu’il a passé les premières années heureuses de sa vie. Canisy est la meilleure porte d’entrée dans son oeuvre.

« Je vivais en partie chez ma grand-mère maternelle, veuve de mon grand-père Heussebrot, notaire, et en partie chez mes grands-parents paternels, mon grand-père était instituteur à Canisy. » (1)

 

 

La maison natale à Canisy.                                                          

De la fenêtre, il voyait passer les femmes allant traire les vaches:  

« Les unes portaient sur leur épaule les cannes de cuivre rouge; chez d’autres, les timbales pendaient de chaque côté du joug de bois enserrant leur cou. Certaines étaient assises sur des ânes rétifs et d’autres poussaient de petites voitures à deux roues contenant les cruches. » (2)


Follain n’a jamais guéri de son enfance. Il a profondément aimé cette vie rurale pure et essentielle et en a gardé des souvenirs extrêmement vivaces, qui reviennent sans cesse dans son écriture. Un capital poétique d’une étonnante vivacité.

« Dans les champs

de son enfance éternelle

le poète se promène

qui ne veut rien oublier. » (3)


Follain a une mémoire extraordinaire, transparente, surprenante.

« J’avais cinq ans lorsque mon frère naquit. La consistance du pain de ce jour-là m’est présente et celle du ragoût d’un brun chaud garni de pommes de terre couleur d’ambre et posé dans un plat rond. » (2)


Ah! les pots de crème à la vanille qu’il allait saisir dans le buffet; ah! le goût « magnifique et fier » du pain lorsqu’il avait faim; ah! le cidre « avalé par rasades à longs traits » -  ce pur jus d’or qui est le breuvage légendaire des Normands. Follain est un gourmand obstiné. Toute sa vie, il sera obsédé par les saveurs de la cuisine normande, la soupe à la graisse, le plat de sang, le hâ à la crème, le sirop de cidre, le poulet aux pruneaux. Tout restera toujours chez lui prétexte à repas plantureux.

Les souvenirs heureux de cette grande cuisine de campagne sont innombrables et invitent au rêve.

« Un bel oiseau rôdait autour du coeur; nous entendions fondre la cire, crépiter le bois,

l’eau bouillir et les oeufs neiger,

sonner l’horloge et s’écrouler les cendres. » (4)


Les images de sa bourgade et les odeurs de sa jeunesse ne le quitteront plus. Il n’oubliera jamais non plus la boucherie resplendissante où l’on apercevait « l’éclair du couperet »; la petite quincaillerie où l’on vendait « des cadenas noirs et argentés et les fragiles verres pour les lampes »; le bureau de tabac qui voisinait avec la maison du bedeau « que l’on pouvait voir cuisant des hosties sur les charbons »; l’épicerie d’enfance, enfin, « où un enfant venait acheter des bonbons rouges et verts qui restaient collés les uns aux autres dans leur bocal et qu’il fallait disjoindre avec la pointe des ciseaux ».

 

 



Prenons la direction du château de Canisy - où, de nos jours, Joan Baez aime venir se reposer lors de ses tournées en Europe, loin des fureurs du monde, à l’invitation du châtelain, son ami Denis de Kergorlay. 

Le château est magnifique. Ecoutons Jean Follain: « Au bout de l’avenue s’élevait le château aux tourelles ardoisées, à la maçonnerie de pierres violâtres. Ma grand-mère paternelle et moi traversions la cour d’honneur pour aller jusqu’à la maison du jardinier qui, avec sa serpillière bleue, au milieu des poiriers aux nodosités sombres, des châssis ocreux et des feuilles dentelées, lobées, frémissantes sur les tiges penchées, épiait les signes du ciel. »


Aux abords de l’étang, il se cachait pour lire, il entendait brouter les vaches, des gens « devisant de vie ou de mort ». Un jour dans le parc, il aperçut au ciel « deux grands disques, l’un vert et l’autre rouge, qui se multiplièrent autour du soleil ». « Le juge de paix, ajoute Follain sans trop y croire, prétendit que la cause de ce phénomène était un tremblement de terre en Angleterre. » (2)



Jean Follain est inhumé dans la tombe de son grand-père.

En suivant la rue de Kergorlay, on passe devant le cimetière. Sur la droite, on aperçoit la tombe où reposent Jean Follain et son épouse, Madeleine Dinès. Ils sont inhumés dans la tombeau du grand-père Heussebrot. Leur nom n’est pas gravé sur la pierre tombale. 

 

 

Le mariage avec Madeleine Denis.

Jean Follain par Madeleine Dinès.

 

Madeleine était la fille de Maurice Denis, le célèbre peintre du groupe des Nabis, que l’on surnommait « le Nabi aux belles icônes ». Madeleine s’était mariée avec Jean Follain en 1934. Ils ont vécu à Paris, séparément. C’était une femme indépendante, une artiste peintre singulière, convaincue de sa vocation artistique (elle signe Madeleine Dinès). Une femme moderne.


Dans le livre qu’il consacre à Canisy, Jean Follain fait cette remarque saisissante: « On prononçait rarement seul le mot amour, bien qu’on ne fût pas sans parler d’amoureux, de promis, de futurs et de futures. » Fidèle à cette tradition, Follain évite lui aussi l’emploi de ce mot. Il n’était certes pas un grand amoureux.

 

 

 

Le pont de la Calenge.                  Photo Archives Ouest-France
 

En se dirigeant sur la route de Quibou, on découvre un petit pont au-dessus de la rivière la Joigne. « Ce pont à l’arche unique était à l’entrée du village de la Callenge et donnait au paysage un goût d’idylle, de désoeuvrement, de regret ». (2) Goût d’idylle qui reste bien présent aujourd’hui.


En Normandie, Jean Follain aime par-dessus tout le cérémonial. 

« Ce qui a poétisé pour moi cette vie de la bourgade normande et de ses villages, c’est le goût de la cérémonie et du cérémonial qui se manifestait, se manifeste encore parfois, dans la vie dominicale. » (1)


A l’église, il ne parle jamais de foi ni de message évangélique. Mais il est incollable sur le décor et les liturgies, les processions de chantres, les musiques… « Les chantres portaient une chape où étaient brodées des roses rouges; autour du lutrin, se pressaient avec eux des hommes en soutane et surplus, jouant l’un d’une basse, l’autre d’un piston et le troisième d’un saxophone. » (2)

 

En chape à La Lucerne en 1967.
 

Les amateurs d’insolite n’oublient pas qu’il a composé un Petit glossaire de  l’argot ecclésiastique pour le moins étonnant. Quel poète autre que lui se serait laissé photographier en chape de drap d’or devant une vieille église ?


Dans la Normandie d’autrefois, le goût de la cérémonie imposait résolument ses rites.

« Beaucoup d’hommes assistaient à la grand-messe. La plupart portaient la blouse et le chapeau Cronstadt. Quelques-uns, le jour de Pâques, arboraient un complet veston et un chapeau de soie. L’usage était que les hommes n’entrassent à l’église que lorsqu’ils entendaient chanter le Gloria. » (1) C’était au temps où les paroissiens allaient en pèlerinage à la Chapelle-sur-Vire, à une quinzaine de kilomètres de Canisy. Et, ajoute Follain, malicieux, « chacun en revenait par ses propres moyens et parfois fortement pris de boisson ».

 

 


Jean Follain avec Georges Schehadé et Max Jacob, années 30.

A 22 ans, il gagne Paris. Il deviendra avocat puis magistrat. Dans ce Paris des Années Folles, il fréquente les milieux littéraires et artistiques. Il publie en 1928 son premier recueil de poèmes qui marque l’émergence d’une poésie nouvelle. Il rencontre André Simon, Max Jacob, Eugène Guillevic qui lui ressemblait si peu mais qui est devenu son ami. Leur amitié sera profonde. Il honore les diners de Grabinoulor qui réunissent autour de Pierre-Albert Birot de nombreux artistes. 


Sensible aux natures mortes, familier des scènes intimistes des peintres nabis, il rencontre chez les cubistes le sens de l’objet.

« Étant enfant, j’aimais me tenir, durant les trois heures que durait le marché cantonal, sous la tente d’un poissonnier qui débitait du hâ, gros chien de mer que je n’ai vu vendre que dans le Cotentin. Les rouelles de ces poissons solidement architecturées, façonnées sous le couteau du poissonnier, m’emplissaient d’un poétique sentiment qui n’était qu’un merveilleux amour des formes encore fortifié si au-dessus de l’étal voué aux géométries du découpage se développait un ciel d’un bleu intact. »


Charlot cubiste par Fernand Léger.

Poète d’une immense culture, Follain ne faisait aucun différence entre la peinture et la poésie. C’est ainsi qu’il fait le lien, totalement inattendu mais ô combien stimulant, avec l’oeuvre de Fernand Léger. « La peinture de Fernand Léger illustre pour moi la beauté de pareilles coupes franches dans la matière du monde, faites non dans un laboratoire d’esthète mais en plein air et sous la crudité d’un ciel à la pure couleur. » (6) A Paris Max Jacob lui avait dit: « Tu n’écris pas avec des mots, tu écris avec des objets ». Un écart absolu qui l’avait réjouit et qu’il n’a jamais oublié.


Follain était un homme paradoxal. Solitaire, mélancolique, il aimait plus que tout les tablées d’amis. Dans ses Agendas, il a relevé des centaines de dîners où les menus sont scrupuleusement détaillés. Sans ces soirées parisiennes, où sa parole est éblouissante, il ne peut pas vivre.


Ce qui ne l’empêchera pas de rester très attaché à son pays natal où il revient régulièrement. Un pied à Canisy, où il est seigneur sur ses terres, un autre à Paris. « Une divinité se cache en toi Paris: c’est la mer des ténèbres; parfois le soir rien ne se résout, tout se perd et se meurt, se cache et parlemente avec la nuit miraculeuse. » (5)


Il disparait prématurément à 68 ans, le 9 mars 1971, renversé par une voiture sur le quai des Tuileries, alors qu’il rentrait d’un banquet.


« Ah! comme le monde est dur

comme est dur son diamant »


Bruno SOURDIN



  1. Cérémonial bas-normand, Fata Morgana
  2. Canisy, Gallimard
  3. Exister, Poésie/Gallimard
  4. Usage du temps, Gallimard
  5. Paris, éditions Phébus
  6. Les Uns, les Autres, Rougerie