24/07/2025

Rikki ne perds pas ce numéro

Rikki Ducornet.                                                                                                      Photo DR.

Steely Dan: Walter Becker et Donald Fagen.


Donald Fagen et Walter Becker se sont rencontrés au Bard College, à Annandale-on-Hudson dans l’État de New York, où tous les deux étaient étudiants. 

Un soir, Fagen, qui est pianiste et fan de rock et de jazz, entend un guitariste s’exercer dans la salle d’à-coté : c’est Becker, grand amateur de blues, qui rêve lui aussi de fonder un groupe. Entre eux, l’entente est parfaite. Les deux musiciens sont également des auteurs-compositeurs et de fervents lecteurs de la Beat Generation. C’est dans « Naked Lunch » (en français « Le Festin nu ») qu’ils dégotent le nom de leur groupe : Steely Dan, « Danny Bras-de-Fer le champion de Yokohama », un jouet sexuel diabolique inventé par William Burroughs dans une de ses routines.

C’est également au Bard College que, lors d’une soirée universitaire, Fagen a rencontré Rikki, une étudiante qui le fascine et à qui il donne son numéro de téléphone. « Rikki don’t lose that number », lui lance-t-il. Rikki est intriguée mais ne l’a pas rappelé. L’histoire a rebondi quelques années plus tard, alors qu’elle s’était mariée avec un artiste surréaliste français, Guy Ducornet, et qu’elle vivait désormais en France dans un petit village du Val-de-Loire. 

En 1974, Steely Dan sort son troisième album « Pretzel Logic ». Dans ce disque, il y a un tube qu’on entend partout aux Etats-Unis: « Rikki don’t lose that number ». C’est à ce moment-là que Rikki Ducornet revient au pays. « Je venais d’arriver dans le Massachusetts. On entendait la chanson partout. J’ai reconnu immédiatement la voix de Fagen et entendu mon nom. Wow ! C’était incroyable! » Cette chanson résonnait dans sa tête comme un koan zen.



 

En 1974, Rikki Ducornet a déjà publié un recueil de poèmes, « From the Star Chamber ». Sa poésie, d’inspiration surréaliste, est très singulière  :

« Ma folie particulière
Une fenêtre verte
L’odeur du buis, de la tanière du lion
L’odeur de l’éther, la morsure du mercure dans les poumons

La serre envahie, le plancher une rivière en verre
Nul secret mais silence
Des spores tombent
La son de la mousse qui prolifère

La douleur de la viande dans la gueule du lion »

Aucun de ses sept livres de poésie n’a, à ce jour, été traduit en français. Mais Rikki figure en bonne part dans la remarquable (et indispensable) « Anthologie des poètes surréalistes américains », présentée et traduite par Jean-Jacques Celly (1). Voici un autre extrait, tiré de « Knife Notebook » (1977):

« Ta machette s’avance à grands coups dans ma jungle.
Ton corps est sans défaut. Une sphère lovée de cuivre étincelant.
Ton goût est mon goût.
Rouille et forêt. 
Ta poignée de frelons habite ma chatte.
Goût de cuivre.
Mystères moussus et la tour agile ! »

Guy Ducornet avait participé à l’aventure surréaliste aux Etats-Unis dans les années 60 avec le groupe de Chicago fondé par Penelope et Franklin Rosemont, ainsi qu’à Paris avec les expositions internationales du mouvement Phases d’Edouard Jaguer. Ensuite, dans les années 70, lorsqu’il s’était établi en Anjou, il était devenu potier,  un art qu’il a pratiqué avec passion. De son côté, Rikki a commencé à publier des romans, que son mari a entrepris de traduire en français. Guy Ducornet s’est alors révélé être un traducteur d’exception.

 


Parmi les romans de Rikki qu’il a traduits, « Gazelle » est une merveille (2). Il se déroule au Caire sous le signe de l’insolite et nous plonge dans des senteurs de myrrhe, de fleurs de cassie, de lavande et de santal. Un parfumeur du nom de Ramsès Ragab redonne vie aux parfums comme le Kyphi d’Edfu ou le mendesium, qui étaient prisés jadis dans l’Egypte antique mais qui ont sombré dans l’oubli. Sa description du gingembre de Malabar met l’eau à la bouche. Le langage mystérieux des hiéroglyphes n’a pas non plus de secrets pour lui. La Beauté, pense-t-il, est toujours un défi. Chez les Égyptiens (comme chez les surréalistes), la beauté est toujours convulsive. 

« Gazelle » retrace l’histoire de Lizzie, une jeune Américaine dont les émois se sont éveillés dans le climat exotique du Caire. Son père, un historien en robe de chambre et en babouches, flirte avec les arts divinatoires. Quand il n’est pas aux échecs, il prépare ses « petites guerres », ses batailles de soldats de plomb. En jouant ainsi, il cache son désespoir et tente d’oublier que sa femme, la seule femme qui lui importe, a quitté la maison familiale. Soir après soir il raconte à Lizzie les milices révoltées de Mésopotamie, les puissants Assyriens, les mystérieux  Hyksos « qui hurlaient les noms de leurs dieux » en lançant leurs chars de guerre, les « armées tonitruantes » des mercenaires macédoniens…

Dans « Gazelle », Rikki restitue la présence excentrique de son propre père, philosophe à la pensée extrêmement libre, dont elle se sentait si proche. « Père était un guerrier en chambre, un doux intellectuel qui rêvait de Raison dans un monde chroniquement et mortellement déraisonnable. (…) Je lui ressemblais et je jouais seule dans ma chambre, sans faire de bruit. »
Les rêves, l’imagination, la sensualité… Un îlot stimulant de fraîcheur et de lenteur dans la fournaise bruyante et poussiéreuse des rues du Caire.

Bruno SOURDIN.



(1) « Anthologie des poètes surréalistes américains », traduite par Jean-Jacques Celly, préface de Franklin Rosemont, éditions Jacques Brémond.


(2) « Gazelle », de Rikki Ducornet, traduit de l’anglais (États-Unis) par Guy Ducornet, éditions Joëlle Losfeld.





























08/07/2025

L’Indien des Vosges a rejoint la Ligne bleue


Daniel Abel, poète "paysan de Paris" venu des Vosges, s’est éteint le 28 décembre 2024. Il avait 91 ans.  Il avait fréquenté le dernier groupe surréaliste qui se réunissait autour d'André Breton au café La Promenade de Vénus, rue du Louvre, et à Saint-Cirq-Lapopie dans le Lot. 

 
                                                                               (Photo Bruno Sourdin)


Il aimait vagabonder en compagnie des rivières, il aimait le soleil des eaux, le temps étoilé des fontaines, l’ombre bleue des forêts profondes. Il vénérait plus que quiconque André Breton dans sa recherche du Point sublime. A Saint-Cirq-Lapopie, il aimait fouiller dans les courants du Lot à la recherche des agates, il dormait dans la chambre des oiseaux et se sentait en relation étroite avec les forces de l’univers. Daniel Abel était un homme de coeur, un ami fidèle, amoureux de la vie. « Plutôt la vie », répétait-il chaque jour avec émerveillement. Il aimait passionnément l’amour et la liberté.



André Breton le mage. Daniel parlait souvent, avec jubilation, de ce jour de 1958 où il a osé sonner au troisième étage du 42, rue Fontaine, tout près de la place Blanche, chez André Breton. Un jour qui a bouleversé son existence. Il avait 25 ans. Il était venu avec Denise, sa compagne. Il était intimidé, lui le « paysan de Paris » venu des Vosges. Mais André Breton l’a accueilli fort courtoisement et l’a tout de suite adopté. Quand il vous avait adopté, Breton était chaleureux et attentif. « Nous ouvrions de grands yeux devant les tableaux naïfs de Crépin, devant Le Cerveau de l’enfant de Chirico, devant les livres sur les étagères, les objets merveilleux, les masques et les totems venus d’Océanie, les poupées des Indiens hopis, atmosphère de magie. Dès l’entrée, on est interpellés par des oiseaux sous vitrine, le goura couronné, les colibris, les oiseaux mouches… »


Pendant 5 ans, Daniel et Denise ont fréquenté La Promenade de Vénus, le café du groupe surréaliste, près des Halles, le lieu des rencontres et des échanges. André Breton, un fin sourire au coin des lèvres « comme une étincelle d’enfance »,  avait sa place au centre de la longue table, face à un grand miroir. « Il était regard, attente, un profil d’aigle, un visage de chef indien. Les yeux pouvaient s’emplir de douceur comme subitement de colère. » Pour Daniel et Denise, ces soirées de la rue du Louvre étaient un véritable émerveillement. Mais, habitant en province, ils ne pouvaient s’y rendre que le samedi.


L’été, ils retrouvaient le groupe à Saint-Cirq-Lapopie. Daniel aimait particulièrement le rite des agates, ces pierres ramassées au bord du Lot, pour lesquelles André Breton s’était découvert une grande passion. « Il s’agissait de lire le lit de la rivière, de découvrir les pierre veinées comme des mots rares. Atmosphère de quête, de sacré. Devant le merveilleux, André Breton se montrait grave. »



Denise l’inspiratrice. André Breton a exalté l’amour fou, « l’attachement total à un être humain ». « Je vous souhaite d’être follement aimée. » L’idée d’amour était, selon lui, « seule capable de réconcilier tout homme momentanément avec l’idée de vie ». 

Daniel et Denise ont vécu leur existence comme un beau rêve qui ne devrait jamais finir. Voici comment Daniel m’a raconté leur rencontre: « C’est à Maisons-Lafitte que j’ai rencontré Denise. Elle était toute en blondeur, jeune, belle, rayonnante. Elle était une présence bénéfique, apaisante, solaire. Tout à coup, elle donnait un autre sens à ma vie. Elle incarnait le désir, la passion, l’amour, l’ouverture au monde. Grâce à elle, j’échappais à mon passé de noirceur. Nous avancions à deux dans le sens de la vie. »



La frénésie des collages. Daniel pratiquait le collage avec joie et une facilité déconcertante. C’était une véritable vocation. Rien n’était prémédité. Il utilisait tout ce qui lui tombait sous la main. L’inspiration ne lui faisait jamais défaut. Le collage, aimait-il à répéter, est une activité ludique, rapide, spontanée, « qui n’a pas la pesanteur, le carcan de l’écriture ». Et il se référait immanquablement à la phrase de Reverdy que cite André Breton dans le premier manifeste: « L’image naît du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte. »

Dans ce monde chaotique, Daniel ne croyait guère qu’aux présences et aux rencontres fortuites. Ses collages sont de véritables poèmes, écrits spontanément, sans frein, sans transposition.



L’Indien des Vosges. Daniel Abel, dans son enfance, a toujours rêvé de revêtir une identité nouvelle, d’être un Indien, de jeter un pont entre les rivières de son pays, la Moselle ou la Meurthe, et celles du Nouveau Monde, la Silver river, la Yellowstone river, la rivière aux pépites d’or. Aux Etats-Unis, son rêve s’est réalisé, il a loué une voiture à Salt Lake City et  il a traversé les terres indiennes de l’Arizona, de l’Utah ou du Nevada, où vivent, dans des réserves, les Navajos et les Hopis (André breton avait la passion des poupées Kachinas des Hopis, et les collectionnait). L’appel indien. Le grand souffle indien.

« Indien de Vosges, Indien des terres de l’Ouest américain, je conçois mon appel comme un hymne passionné à la liberté, à la générosité de l’enfance. »



La recherche du Mont Analogue. Malgré les accusations portées par les surréalistes envers les membres du Grand Jeu, Daniel s’est beaucoup intéressé à René Daumal et singulièrement au Daumal du « Mont Analogue », livre qu’il avait découvert, « par hasard », sur les quais de Seine dans la caisse d’un bouquiniste. « Je retrouvais, comme dans Breton, une volonté de progresser vers le haut. La même volonté ascensionnelle, chez Daumal par le mysticisme. Breton s’appuie sur le couple humain avec l’amour réalisé, l’amour charnel. Chez Daumal, il s'agit de spiritualité pure, d’une démarche désincarnée. »

Il y avait aussi cette idée généreuse de la cordée qui avait plu à Daniel. Nous sommes reliés les uns aux autres. « Le Mont Analogue » fut pendant des années son livre de chevet, puis Daniel s’en est éloigné. Comprenons. Daniel était l’enfant des Vosges, un pays où la montagne était « une montagne bonhomme », comme il aimait à dire. La solitude des espaces arides, les sommets verglacés lui faisaient peur. Est-ce cela la vie? « Je préfère redescendre, retrouver, comme le dit si bien Breton: plutôt la vie. La vie plurielle, la vie des autres. » 



Les rasas de l’Inde. En 1986, l’exposition du Grand Palais consacrée aux « Neuf visages de l’art indien » a été pour Daniel Abel une véritable révélation, une des expositions qui l’a le plus frappé. Et il n’a cessé de questionner l’esprit de ces neuf Rasas, neuf expressions de base, « neuf visages du coeur » : le sentiment érotique, le sentiment comique, le sentiment pathétique, le sentiment de fureur, le sentiment héroïque, le sentiment de terreur, le sentiment de l’odieux, le sentiment du merveilleux et le sentiment de sérénité.  « J’ai vu dans ces neuf voies d’expression toute la gamme des sentiments qui composent notre vie humaine, tous ses aspects, pris l’un après l’autre ou de façon simultanée. »

Lors d’un voyage en Inde du Nord et au Népal, Daniel Abel a pu éprouver ces neuf sentiments: l’érotique avec les sculptures du temple de Kajuraho, le merveilleux devant les minarets élancés du Taj, le pathétique dans la foule, le comique « avec ce baigneur hilare se brossant les dents dans le Gange », le sentiment de sérénité et de lumière intérieure « avec certaines représentations du Bouddha »… 

« Voici l’immense richesse de l’Inde, que l’on ne cesse de découvrir en lisant les grandes épopées, les Upanishads ou les Védas, ou en surprenant au cours du voyage le son d’une flûte de charmeur de serpents, l’envol de perruches vertes dans les feuillages, l’attention extrême d’adeptes jaïns à ne pas écraser fût-ce un moustique, le respect absolu de toute vie. »



La maison Unal. En 2007, il découvre, ébloui, la maison Unal dans l’Ardèche. Unal, du nom de son architecte et constructeur, Joël Unal. Une construction implantée, en 35 ans de labeur acharné, sur un site rocailleux au milieu d’une forêt de chênes lièges, loin de tout habitat. D’une blancheur irradiante, la maison bulle surgit au détour d’un chemin comme un énorme coquillage ou un aéronef spatial. L’effet de surprise est total.

« André Breton aurait aimé cette écriture, qui parait instinctive, idéalement libre, intemporelle », s’enthousiasmait Daniel Abel, qui lui a consacré un bel album poétique:

« Blancheur irisée

Fluide auroral

Noblesse de cathédrale païenne

Triomphale émergence

Matière noble

Météore… »



Plutôt la vie. Je repense souvent à ces jours heureux passés à Héricy, à ces moments chaleureux et fraternels, à ces discutions folles et ces cadavres exquis, à ces frissons stimulants, à la sensation « d’une aigrette de vent aux tempes », dont parle André Breton et que Daniel aimait à redire, à ces odes vibrantes pour hâter la venue du printemps. « Oui, insistait Daniel, le surréalisme, en notre jeunesse, nous est apparu comme un printemps de pensée, de parole, avec cette révolte contre le vieux monde compassé et bourgeois et cette aspiration à la liberté toujours à défendre. »

Je repense à Daniel tentant chaque matin de re-commencer le monde.

« le jardin 

s’est enrichi d’une fleur

la nuit

d’une étoile »

Je repense à Denise dans l’étoile du jasmin, je repense à l’or du temps, et, plus que tout, à la paix du coeur. Je repense à cette bonne vie de Héricy. Oui, PLUTOT LA VIE.


Bruno SOURDIN.


01/07/2025

Ébauches de rêves à Johannesburg : les derniers feux de Gary

 

Gary Cummiskey


Gary Cummiskey est un poète d'Afrique du Sud vivant à Johannesburg. Éditeur à l’enseigne de Dye Hard Press, il a publié des écrivains sud-africains contemporains, ainsi qu’un essai sur le poète Sinclair Beiles, qui avait vécu à Paris dans les années 60 au fameux Beat Hotel de Paris et participé au premier livre de cut-ups, Minutes to Go, avec William Burroughs, Brion Gysin et Gregory Corso.

Gary Cummiskey est un éditeur plein d’énergie, curieux, passionné par les avant-gardes du monde entier, particulièrement à l’écoute des poètes de l’Inde d’aujourd’hui et des écrivains de la Beat Generation. Une personnalité solaire et un esprit amical et ouvert. 

Il est aussi un poète singulier, auteur de pièces étranges, empreintes de rêves et de cauchemars. Les sept courts poèmes que nous faisons paraître ici sont extraits de son dernier recueil, Somewhere else, édité à Calcutta (Inde) en février 2024 par Subhankar Das, éditions Graffiti Kolkata. 



Marginal

C’est vrai que je n’habite nulle part. Je n’ai pas de visage. Je suis un oiseau, une loutre, une part de pizza, un mensonge. Je plante des champignons dans des huttes et je rassemble des chevaux dans les townships (1). J’erre dans le désert de Karoo (2) en chemise verte et avec un affreux maillot rouge   je suis un fan de football égaré dans une vallée peuplée de marginaux et de mendiants qui frappent sur un tambour cassé.

1. On appelle townships les bidonvilles d’Afrique du Sud.

2. Le Karoo, « pays de la soif », est une région désertique d’Afrique du Sud.


***


Parfois

Parfois

nous jetons du sable par les fenêtres

Parfois

nous mettons le feu aux voitures

Parfois

nous dormons nus sous des couvertures violettes

Parfois 

nous dessinons des femmes étranges qui dansent dans des usines délabrées

qui jouent de la batterie dans les bois

qui peignent des monstres masqués

Parfois

nous nous retrouvons seuls dans des champs jaunes

à écouter du jazz des années 20

à transporter des jouets cassés sur le dos

à noyer le poisson

à peindre les fesses en rouge

 

Parfois nos rêves se réalisent

 

***


Jaguars sur le sable

Hier le vent était glacial

aujourd'hui je suis torse nu et en short.

Deux filles l’une chinoise, l'autre indienne

se filment

dansant dans les vagues.

Je suis imprégné d'histoires anciennes, 

je rêve de jaguars sur le sable.

Je me réfugie dans le silence, 

craignant de trouver les policiers qui m’attendent

à mon retour à la chambre d’hôtel.


 ***

 

Devant un mur de pierre

Les fous pleurent 

dans la nuit 

comme des paons 

devant un mur de pierre 

près de l'eau 

pendant que nous nous déshabillons 

et rêvons de 

peurs anciennes

de bougies qui s’éteignent

de cire 

et de paons

disparus

 

***


L’oiseau va sortir

Oui, je peux voir ce qui se passe au-delà du rideau. Ma main est sur la balustrade du bord de plage. Le perroquet lève le bec pour se nourrir. « Que fais-tu ? » demande l’homme qui regarde par la fenêtre. Une aile cassée lui tombe sur le visage. Le chien aboie au moment où nous regardons tous l’appareil photo.

 

***


Le temps s’est envolé

J’ai essayé de trouver du temps, mais il était en rupture de stock.

J’ai fouillé tous les magasins de jouets des galeries marchandes de la ville, mais

Partout c’était la même chose.

J’avais pourtant espéré t’en ramener.

 

 ***

Bouche cousue

Bien que j’ai les yeux bandés, je sais que le ciel est noir et que treize oiseaux volent au-dessus de ma tête. Les oiseaux ne sont jamais tranquilles, mais je reste calme. Mon nez pourrait être long et pointu, pour autant aucun oiseau ne s’y reposera. Ma bouche est cousue ; j’ai bien des secrets à raconter, mais vous ne les entendrez pas. Peut-être un jour mais pas maintenant. Pour l’heure je garde le silence.

 

Traduit par Bruno Sourdin






Misfit

It’s true I live nowhere. I have no face. I’m a bird, an otter, a slice of pizza, a lie. I plant mushrooms in shacks and gather horses from townships. I wander through the naked Karoo in a green shirt and ugly red jersey – I’m a misplaced soccer fan in a valley full of misfits and beggars beating on a broken drum.


Sometimes

Sometimes

we throw sand from the windows

Sometimes

we set cars on fire

Sometimes

we sleep naked under purple covers

Sometimes

we draw strange women dancing in dilapidated factories

play drums in woods

paint monster masks

Sometimes

we stand alone in yellow fields

listen to jazz from 1920s lips

carry broken toys on our backs

muddy the waters

paint buttocks red

 

Sometimes we dream true

 

Jaguars in the sand

Yesterday the wind was icy,

today I’m shirtless and in shorts.

Two girls – one Chinese, the other Indian –

film each other

dancing through the waves.

I’m steeped in ancient history,

dreaming of jaguars in the sand.

I’m turning inward into silence,

with a fear of finding cops waiting

when I return to the hotel room.


 

At the stone wall

Crazies cry

in the night

like peacocks

at the stone wall

close to water

as we undress

and dream of

memory fears

breakdown candle

wax

peacocks

gone

 

Smile for the birdie

Yes, I can see beyond the curved curtain: my hand is on the beach-side railing and the parrot lifts its beak for food. “What are you busy with?” asks the man who climbs in through the window, a broken wing falling over his face. The dog barks as we all stare into the camera.

 

Time out of mind

I had tried to find time, but it was out of stock.

I searched every toy shop in every mall in the city, but

Everywhere it was the same.

I had been hoping to buy it for you.

 

Stitches

My eyes are blindfolded, though I know the sky above me is dark and thirteen birds fly around my head. The birds are never still, but I remain still. My nose might be long and pointed, but at no time will any of the birds rest there. My mouth is stitched; I have many secrets to tell, but you will never hear them. Or perhaps one day you will, but not now. For now there is only silence.


Gary Cummiskey, "Somewhere else", published by Subhankar Das at Graffiti Kolkata, India, february 2024. Cover art by Paul Warren.


 


25/06/2025

Le poète de Bombay qui redécouvrit à l’approche de la mort son identité perdue

Deepankar Khiwani.                                                                                Photo DR.

 

Deepankar Khiwani est né à Delhi en 1971. Sa famille était originaire du Pendjab et possédait de vastes terres dans le Sind (une province de l’actuel Pakistan), des possessions qui durent être abandonnées à l’heure de la Partition de l’Inde britannique: ils durent fuir le Pakistan et s’exiler en Inde du Nord.


Prolongement de cette tragédie familiale, le thème du déracinement est très marquant dans l’oeuvre de Khiwani, comme l’explique son ami Anand Thakore, qui a été son condisciple à Bombay (aujourd’hui Mumbai) et bien plus tard son éditeur et son préfacier: « L’exil, le déracinement et les histoires concomitantes de perte, le sentiment d’être coupé de son passé et de n’appartenir à aucun endroit sont bien des thèmes fondamentaux qui affleurent dans les écrits touchant aux crises personnelles de Deepankar. »


C’est à la Cathedral School de Bombay que Khiwani a fait ses très brillantes études. Il s’agit d'une des plus prestigieuses écoles de l’Inde, fréquentée par les enfants des grands industriels et les magnats du cinéma. Lui, était peu fortuné, mais extrêmement déterminé. Il recherchait en tout la perfection. Recruté à la fin de sa scolarité dans un cabinet d’experts-comptables, il a entamé très rapidement une carrière internationale extrêmement brillante comme conseiller d’entreprise, au point d’atteindre à Paris puis à Zurich un poste élevé dans le groupe Capgemini.


                                                                                                                DR



Dans le milieu qu’il fréquentait et même chez ses proches, tout le monde ignorait son identité de poète. Il avait réussi à « tuer le poète » qui était en lui.

Depuis sa jeunesse, Deepankar  entretenait en effet secrètement une passion pour la poésie. Sa mère, très tôt, l’avait initié à la versification anglaise et il maniait mieux que quiconque le rythme iambique, l’enjambement et la rime, tous les principes de l’art de la scansion de la poésie anglaise. Sa mémoire des vers des grands poètes classiques anglais  était incroyable.


A Bombay, Dom Moraes, qui était une figure centrale de la scène poétique locale, avait un jour rencontré « par hasard » Deepankar et son ami Anand. Voici ce qu’il en a rapporté : « Ils m’ont montré leurs poèmes. De toute ma vie, je n’ai jamais vu de meilleurs poèmes écrits par deux jeunes poètes indiens. Ils ont essayé de se tenir à l’écart des autres poètes indiens (…) Il est étonnant que l’on n’ait jamais entendu parler de deux poètes pareils, mais c’est ainsi qu’est la scène littéraire en Inde. »


Mais Deepankar, pour des raisons personnelles, finit par se fâcher avec Dom Moraes et à tourner le dos à celui qui avait tant apprécié son don de poète. Il avait décidé de quitter l’Inde, de devenir un « voyageur perpétuel », et de renoncer à la poésie. Ce retrait dura de nombreuses années.


Mais en 2001 à Bombay, son ami Anand décida de fonder une petite maison d’édition, Harbour Line, dans le but de faire connaître les poètes locaux. C’est ainsi qu’en 2006 a été publié le premier recueil de Deepankar Khiwani et le seul à avoir été publié de son vivant: « Entr’acte » (admirons au passage le titre français). C’est un livre très construit, comme une pièce de théâtre en deux actes. Entre ces deux actes, Khiwani décline, en sept chapitres, des thèmes universels (l’art, le sexe, les relations, le mariage, le vide perpétuel…) en l’absence de faits autobiographiques précis. Le prologue de l’Acte 1 contient les sept vers qui apparaissent en tête de chaque chapitre. Ce qui fait d’« Entr’acte » un livre d’une parfaite originalité et d’une maîtrise surprenante.




A Paris puis à Zurich, où il a vécu plusieurs années, Deepankar est devenu de plus en plus dépendant de l’alcool et de la cocaïne. Un sentiment de solitude et une dépression ont fini par le terrasser. Il y a eu sans doute aussi la frustration « d’avoir gaspillé sa vie » à faire des choses pour lesquelles il n’était pas « génétiquement prédisposé ».


Il a pris une retraite volontaire en 2019 et a pu alors se concentrer sur l’écriture qu’il avait tant négligée. « Deepankar allait écrire au cours des trois derniers mois de sa vie plus de poèmes qu’il en avait écrits au cours des dix années précédentes, souligne son ami Anand. La présence immédiate de la mort semble l’avoir ramené brièvement à la vie en tant que poète, lui permettant d’écrire avec une fureur longtemps réprimée. » Il est décédé l’année suivante, d’une maladie virulente. Il avait 49 ans.


Bruno SOURDIN.


Deepankar Khiwani: « Entr’acte » (1995-2005), Éditions Banyan, Paris 2025. Édition bilingue. Traduit de l’anglais (Inde) par Nina Cabanau.  





Deux poèmes de Deepankar Khiwani



                                                                                            DR



Entr’acte


J’écris sur une serviette en papier propre,

et la plie soigneusement.

En levant les yeux, je te vois

me regarder avec tendresse.


Les poètes sont de bons acteurs.

Les bons acteurs, comme on dit, oublient

qu’ils sont autres que les rôles qu’ils jouent.

Et moi je joue ce rôle de poète renfrogné,

et toi tu

me regardes tendrement.


Et nous restons jusqu’à ce que la pluie cesse,

piégés dans ce bar rempli de fumée:

Un ivrogne lève son verre pour nous,

ou pour ce qu’il pense que nous sommes.




Un poète se rase


Un jour, il se réveille et trouve son miroir brisé;

Et à travers la fenêtre, dans son cadre sombre,

Il trouve les « moi » qui le regardent fixement comme s’il leur manquait

La volonté de trouver son visage et le leur identiques.


Maintenant, il regarde son sang et le vide envahit ses yeux,

Et une main avec un rasoir qui a si légèrement tranché…

Confus par tous les visages qu’il pourrait raser

Qui lui ressemblent tous, mais qui ne lui correspondent pas.


Deepankar KHIWANI

(« Entr’acte », éditions Banyan)










03/06/2025

Ces petites choses qui traînent dans les ateliers

 

Maurice Marie: bienvenue à l'Atelier DMM.

Maurice Marie et Danièle Massu-Marie se sont installés, au début des années 2000, dans un ancien corps de ferme qu’ils ont retapé à Lingreville, une commune littorale du Pays coutançais. Tous les deux sont artistes et plasticiens et ils ont voulu offrir à leurs amis, pour une ou deux expositions par an, les superbes espaces de leur Atelier DMM. Le Covid est venu tout gâcher et ces expositions dédiées à lart contemporain se sont arrêtées. Elles reprennent depuis mai 2025. Avec une exposition que le maître des lieux partage avec une artiste de Coutances au parcours singulier, Virginie Hervieu,

 Maurice Marie  et Virginie Hervieu  travaillent l’un comme l’autre avec des matériaux qu’ils récupèrent. Virginie récupère la laine. Maurice, lui, utilise « des toutes petites choses qui traînent » dans l’atelier de Danièle, sa femme.

 

"Des petites choses qui traînent dans l'atelier de Danièle"

Méditations du matin

C’est ainsi qu’il fonctionne : lorsqu’il a trouvé un matériau, qu’il l’a récupéré,  il le travaille jusqu’au bout, il l’utilise jusqu’à épuisement. Ce peut être du grillage, des branches d’arbre tordues, des petits morceaux de bois, des cartons vides qu’il a récupéré dans sa cave… Ici ce sont « des bouts de papiers qui traînaient dans l’atelier de Danièle ». Des bouts de papiers assez fins, qu’il déchire de façon très régulière et qu’il colore dans la déchirure avec des teintures textiles. Ne rien jeter, tout récupérer. Et le résultat est stupéfiant.

  

Virginie Hervieu est une artiste qui a travaillé pendant 25 ans à Marseille et qui est revenue s’installer dans la Manche, son département d’origine. C’est dans la ville de Coutances qu’elle a ouvert, à lenseigne du « Poirier qui penche » (1), un atelier et un espace d’exposition où elle accueille des artistes qui, comme elle, opèrent « un retour aux sources après de nombreuses années passées ailleurs ».

 

"Tisser, entrelacer, entortiller..."

Son matériau de prédilection est la laine, des fils de laine qu’elle enroule et qui finissent par créer des formes simples et inattendues. « Tisser, entrelacer, entortiller, entremêler, enchevêtrer, nouer… Ces gestes silencieux et répétitifs m’auront accompagnée toute ma vie d’artiste, de femme, d’épouse et de mère. Je les connais sans les avoir appris. Ce sont ceux de ma mère, de ma grand-mère et de toutes les femmes avant elles. Ils me rassurent, me consolent, m’empêchent de pleurer. »


 

Dans tous ses travaux, il n’y a que de la laine. Pas de structure à l’intérieur, c’est la tension qui donne la forme. Et le résultat est très étonnant.

 


Virginie et Maurice n’ont pas travaillé ensemble. Ce sont leurs boulots qui se sont retrouvés et qui dialoguent. Des boulots montrés avec beaucoup d’espace sur les murs, pour une installation qu’ils auraient pu appeler « convergence » ou «connivence » mais qu’ils ont judicieusement baptisée « Porosité ».

 Chez Virginie Hervieu, comme chez Maurice Marie, l’art se réduit à l’essentiel et c’est une aventure formidable, lourde de résonances. Une exposition qui protège, qui émerveille… et qui fait du bien.

 Bruno SOURDIN.

 

(1)   « Le Poirier qui penche », 42 rue Gambetta, 50200 Coutances. lepoirierquipenche@gmail.com

 

« Porosité », Virginie Hervieu et Maurice Marie, Atelier DMM, 19, rue de Chausey, 50660 Lingreville. dmmarie@wanadoo.fr