01/07/2025

Ébauches de rêves à Johannesburg : les derniers feux de Gary

 

Gary Cummiskey


Gary Cummiskey est un poète d'Afrique du Sud vivant à Johannesburg. Éditeur à l’enseigne de Dye Hard Press, il a publié des écrivains sud-africains contemporains, ainsi qu’un essai sur le poète Sinclair Beiles, qui avait vécu à Paris dans les années 60 au fameux Beat Hotel de Paris et participé au premier livre de cut-ups, Minutes to Go, avec William Burroughs, Brion Gysin et Gregory Corso.

Gary Cummiskey est un éditeur plein d’énergie, curieux, passionné par les avant-gardes du monde entier, particulièrement à l’écoute des poètes de l’Inde d’aujourd’hui et des écrivains de la Beat Generation. Une personnalité solaire et un esprit amical et ouvert. 

Il est aussi un poète singulier, auteur de pièces étranges, empreintes de rêves et de cauchemars. Les sept courts poèmes que nous faisons paraître ici sont extraits de son dernier recueil, Somewhere else, édité à Calcutta (Inde) en février 2024 par Subhankar Das, éditions Graffiti Kolkata. 



Marginal

C’est vrai que je n’habite nulle part. Je n’ai pas de visage. Je suis un oiseau, une loutre, une part de pizza, un mensonge. Je plante des champignons dans des huttes et je rassemble des chevaux dans les townships (1). J’erre dans le désert de Karoo (2) en chemise verte et avec un affreux maillot rouge   je suis un fan de football égaré dans une vallée peuplée de marginaux et de mendiants qui frappent sur un tambour cassé.

1. On appelle townships les bidonvilles d’Afrique du Sud.

2. Le Karoo, « pays de la soif », est une région désertique d’Afrique du Sud.


***


Parfois

Parfois

nous jetons du sable par les fenêtres

Parfois

nous mettons le feu aux voitures

Parfois

nous dormons nus sous des couvertures violettes

Parfois 

nous dessinons des femmes étranges qui dansent dans des usines délabrées

qui jouent de la batterie dans les bois

qui peignent des monstres masqués

Parfois

nous nous retrouvons seuls dans des champs jaunes

à écouter du jazz des années 20

à transporter des jouets cassés sur le dos

à noyer le poisson

à peindre les fesses en rouge

 

Parfois nos rêves se réalisent

 

***


Jaguars sur le sable

Hier le vent était glacial

aujourd'hui je suis torse nu et en short.

Deux filles l’une chinoise, l'autre indienne

se filment

dansant dans les vagues.

Je suis imprégné d'histoires anciennes, 

je rêve de jaguars sur le sable.

Je me réfugie dans le silence, 

craignant de trouver les policiers qui m’attendent

à mon retour à la chambre d’hôtel.


 ***

 

Devant un mur de pierre

Les fous pleurent 

dans la nuit 

comme des paons 

devant un mur de pierre 

près de l'eau 

pendant que nous nous déshabillons 

et rêvons de 

peurs anciennes

de bougies qui s’éteignent

de cire 

et de paons

disparus

 

***


L’oiseau va sortir

Oui, je peux voir ce qui se passe au-delà du rideau. Ma main est sur la balustrade du bord de plage. Le perroquet lève le bec pour se nourrir. « Que fais-tu ? » demande l’homme qui regarde par la fenêtre. Une aile cassée lui tombe sur le visage. Le chien aboie au moment où nous regardons tous l’appareil photo.

 

***


Le temps s’est envolé

J’ai essayé de trouver du temps, mais il était en rupture de stock.

J’ai fouillé tous les magasins de jouets des galeries marchandes de la ville, mais

Partout c’était la même chose.

J’avais pourtant espéré t’en ramener.

 

 ***

Bouche cousue

Bien que j’ai les yeux bandés, je sais que le ciel est noir et que treize oiseaux volent au-dessus de ma tête. Les oiseaux ne sont jamais tranquilles, mais je reste calme. Mon nez pourrait être long et pointu, pour autant aucun oiseau ne s’y reposera. Ma bouche est cousue ; j’ai bien des secrets à raconter, mais vous ne les entendrez pas. Peut-être un jour mais pas maintenant. Pour l’heure je garde le silence.

 

Traduit par Bruno Sourdin






Misfit

It’s true I live nowhere. I have no face. I’m a bird, an otter, a slice of pizza, a lie. I plant mushrooms in shacks and gather horses from townships. I wander through the naked Karoo in a green shirt and ugly red jersey – I’m a misplaced soccer fan in a valley full of misfits and beggars beating on a broken drum.


Sometimes

Sometimes

we throw sand from the windows

Sometimes

we set cars on fire

Sometimes

we sleep naked under purple covers

Sometimes

we draw strange women dancing in dilapidated factories

play drums in woods

paint monster masks

Sometimes

we stand alone in yellow fields

listen to jazz from 1920s lips

carry broken toys on our backs

muddy the waters

paint buttocks red

 

Sometimes we dream true

 

Jaguars in the sand

Yesterday the wind was icy,

today I’m shirtless and in shorts.

Two girls – one Chinese, the other Indian –

film each other

dancing through the waves.

I’m steeped in ancient history,

dreaming of jaguars in the sand.

I’m turning inward into silence,

with a fear of finding cops waiting

when I return to the hotel room.


 

At the stone wall

Crazies cry

in the night

like peacocks

at the stone wall

close to water

as we undress

and dream of

memory fears

breakdown candle

wax

peacocks

gone

 

Smile for the birdie

Yes, I can see beyond the curved curtain: my hand is on the beach-side railing and the parrot lifts its beak for food. “What are you busy with?” asks the man who climbs in through the window, a broken wing falling over his face. The dog barks as we all stare into the camera.

 

Time out of mind

I had tried to find time, but it was out of stock.

I searched every toy shop in every mall in the city, but

Everywhere it was the same.

I had been hoping to buy it for you.

 

Stitches

My eyes are blindfolded, though I know the sky above me is dark and thirteen birds fly around my head. The birds are never still, but I remain still. My nose might be long and pointed, but at no time will any of the birds rest there. My mouth is stitched; I have many secrets to tell, but you will never hear them. Or perhaps one day you will, but not now. For now there is only silence.


Gary Cummiskey, "Somewhere else", published by Subhankar Das at Graffiti Kolkata, India, february 2024. Cover art by Paul Warren.