Jean Antonini (photo Christian Robillard) |
Venu du Japon, le haïku est un court poème de 3 vers qui a conquis le monde entier. Jean Antonini le pratique depuis 40 ans. Il a publié plusieurs recueils et, en 2003, une Anthologie du haïku en France, qui a fait date. Il est le rédacteur en chef d’une revue très vivante, GONG. Aujourd’hui il publie un nouveau livre, L’Art de garder les vaches, où il s’applique à renouveler et vivifier cette forme poétique définie au 17e siècle par Matsuo Bashô. Avec ferveur et une grande liberté.
Bruno SOURDIN : Te souviens-tu de ton tout premier contact avec le haïku ?
Jean ANTONINI : Oui, tout à fait. C’était en 1978, j’étais enseignant au Centre universitaire de Tlemcen, en Algérie.
J’ai lu des haïkus dans deux livres : Terre de diamant, de Kenneth White et Fourmis sans ombres, une anthologie de poèmes japonais traduits par Maurice Coyaud. J’en ai gardé le souvenir de ces deux haïkus :
petit pommier du Japon
murmurant doucement
pas la peine d’aller à Kyoto
Kenneth White
j’ai acheté des oignons
par le bosquet dénudé
je rentre à la maison
Yosa Buson
Kenneth White et l’anthologie-promenade de Coyaud, deux livres dont la lecture a été fondatrice pour moi aussi. Avec celle de Jack Kerouac, qui avait été l’étincelle. Selon toi, qu’est-ce qui fait un bon haïku ?
J. A. C’est une question difficile.
Dans le traité de poétique « Le haïkaï selon Bashô », Kyoraï, disciple de Bashô, dit : « Un hokku est bon quand les gens le ressentent comme tel. S’ils se disent qu’il doit l’être, il est de deuxième ordre. S’ils se disent qu’il se pourrait qu’il le fût, il est de troisième ordre. S’ils se disent qu’il ne l’est sans doute pas, c’est qu’il est du dernier ordre. » C’est une façon facile pour reconnaître la qualité d’un haïku, mais elle est un peu limitée.
Un autre passage rapporte ce commentaire de Bashô : « Quand Kikaku prend part à une séance (de haïkaï) il produit des versets qui suscitent l’intérêt de l’assistance, et toujours il est apprécié. Il en va tout autrement pour moi. C’est par la suite qu’il arrive que l’on cite tel de mes versets. »
Ainsi, le rapport de séduction d’un haïku peut avoir plusieurs niveaux de profondeur. Donc, parler d’un « bon haïku » n’est pas simple.
Et encore ceci, de Bashô : « Composer des versets qui satisfassent aux goûts de tout le monde est chose facile. Satisfaire au goût d’un ou deux connaisseurs est autrement plus difficile… »
Finalement, pour savoir si un haïku est bon ou mauvais, il faut faire appel aux avis des lecteurs. C’est eux qui en décident. Je ne pourrais donc parler que des bons haïkus des autres.
Cependant, dans ma pratique, pour ressentir si un haïku est bon, après l’avoir écrit, il faut laisser passer du temps. Et parfois, ce qui est venu à l’improviste, semble par la suite intéressant dans des rapports qui n’avaient pas été vus immédiatement.
Ajoutons, pour clore la question, cet avis de Bashô : « Une fois le travail d’écriture terminé, tenez les écrits pour des griffonnages. »
Griffonnages, c’est essentiel. Bon ou mauvais.
Griffonnages… le mot est intéressant. Selon toi, est-ce qu’un haïku doit être retravaillé ou, au contraire, faut-il, comme on l’entend souvent dire, ne faire confiance qu’au premier jet ? Travail ou spontanéité ?
J. A. Il est certain que la spontanéité est première dans l’écriture d’un haïku : il doit y avoir un court-circuit entre l’entour, l’esprit et le langage.
À Kyoraï qui s’étonne de ce haïku plein d’originalité d’Izen-bô :
les fleurs du prunier
sont bien rouges sont bien rouges
ah qu’elles sont rouges
Bashô répond : « Il faut composer le haïkaï par intuition et sans réfléchir. »
C’est le « sans réfléchir » qui est important et qui permet de laisser venir au jour des éléments surprenants, un peu comme en psychanalyse. Il s’agit de court-circuiter le raisonnable et de laisser venir des émotions profondes. Il s’agit de se surprendre soi-même. Parfois, on n’ose pas publier ce qui est venu. Il faudra du temps pour s’y habituer et le donner à lire :
table des matières ―
mon nom juste avant
celui de Bashô
Ce haïku, je l’ai sorti d’un carnet pour le kukaï du 6 janvier 2022, à Lyon, que j’anime, en disant que ce qui me retenait de le publier, c’était l’importance qu’il donnait à l’ego de l’auteur : se comparer au « maître japonais » était exagéré. Mais peu à peu, comme Bashô m’accompagne souvent, je m’enhardis à le sortir à nouveau.
Quant au retravail d’un haïku, il vient en second lieu après l’improvisation. « Le haïkaï selon Bashô » est plein des discussions entre poètes. Intuition, d’accord, mais retravail, principalement. Quelle chance d’appartenir à un groupe de passionnés et de discuter, discuter ! Nous sommes plus individualistes en matière de poésie.
Je donnerai cependant un exemple de travail avec ce haïku publié dans « Mon poème favori » :
soleil, notre soleil
son image au fond de l’eau
huit minutes lumière
Il est resté sur un post-it durant six mois sans trouver sa forme définitive…
soleil dans l’eau, oh !
son image au fond du fleuve
à 8 minutes lumière
soleil du ciel, oh !
son image au fond de l’eau à
huit minutes lumière
Entre l’intuition initiale : le reflet proche dans l’eau du soleil si éloigné dans le ciel et la forme du haïku : 5-7-5, quelque fois, il peut s’avérer impossible de dire ce qu’on a en tête. Et c’est tout le prix du haïku : il apprend à travailler l’écriture. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai commencé à écrire des haïkus et à aligner des dizaines de versions pour atteindre quelque fois une version acceptable.
En français, faut-il respecter la règle du 17 syllabes ? Les avis sont partagés. Quel est ton point de vue ?
J. A. : Je suis très souple sur cette question.
D’une part, la forme 5-7-5 est importante parce qu’elle est commune à tous les poètes de haïku. Donc, il convient de la préserver comme de préserver le collectif. C’est un bien commun.
D’autre part, la poésie n’est pas de l’arithmétique. Les débutants ont tendance à compter les syllabes, mais il est plus important à mon sens de saisir l’esprit du haïku : raillerie, légèreté, mot de saison, césure. Après quelques années de pratique, la forme vient à l’esprit naturellement.
Matsuo Bashô |
Le voyage est propice à la création. On le voit très clairement chez Matsuo Bashô. Es-tu sensible toi aussi à cette poésie de l’errance, du déplacement ?
J. A. : Ah, oui, Bashô a passé une grande partie de sa vie sur les chemins, à pied, à cheval, en palanquin avec l’idée de visiter les lieux de la poésie japonaise, notamment celle de Saigyo, et d’alléger son haïku, et aussi de visiter les amis qui pratiquaient le haïkaï dans tout le Japon de l’époque. Ses voyages étaient autant géographiques que littéraires.
Quant à moi, j’ai particulièrement voyagé depuis que je pratique le haïku, particulièrement dans les années 2000 où les rencontres entre poètes fleurissaient dans toute l’Europe. Dans le voyage j’apprécie le détachement qu’il apporte…
voyage en train
mer des nuages
terre des blés
départ de Plouguiel ―
un billet « accès au phare »
au fond de la poche
passage sur l’eau —
depuis longtemps j’ai quitté
le ventre de ma mère
Eklo Zelzate
Gent Wetteren Deinze Soignies
— une langue inconnue
Mais fondamentalement, je suis plutôt un sédentaire. J’aime la maison et tout ce qu’on y fait : ménage, cuisine, jardin, amour.
plaisir du voyage
se retrouver étranger
dans sa maison
Quel est ton rapport au Japon ? As-tu ressenti le besoin d’approfondir sur place, au Japon, ta passion pour le haïku ?
J.A. : Je suis allé une seule fois au Japon, pour une rencontre organisée par Ban’ya Natsuishi et la World Haiku Association. C’était en septembre 2007. Je suis resté 4 jours sur place et j’y ai écrit quelques haïkus :
fourmi à Tôkyô
aujourd’hui je comprends que
Bashô existe
matin à Ueno ―
devant les feuilles de lotus
mon cœur bat tranquille
assis sur le sol
vieux poètes japonais cravatés
et impassibles
Un tel séjour ne permet pas de connaître grand-chose du Japon sinon l’air léger de l’automne, les centaines de personnes traversant un boulevard sans une anicroche, la jeune fille en kimono qui, à mon approche, fait ouvrir la porte automatique de l’hôtel en s’inclinant et la cuite au saké prise à l’auberge en mangeant du poisson cru et discutant en anglais.
Par contre, j’ai beaucoup lu les textes littéraires japonais ; depuis Sei Shonagon, Urabe Kenkô et Kamo no Chômei jusqu’à Tanizaki et Murakami. J’ai étudié la peinture de paysage chinoise et japonaise. J’ai lu des textes sur le zen, Dogen et les commentaires. Et bien sûr, tout ce qui concerne la poésie japonaise et le haïku. J’ai commencé à explorer la culture japonaise en 1970. J’avais fait zazen avec Deshimaru dans le dojo de Pernety à l’époque. Et parfois, j’hésitais entre le zen et la poésie… pour finalement choisir la poésie. On ne peut pas courir deux lièvres à la fois.
Et je suis très attentif à entretenir des relations avec des poètes japonais. J’ai rencontré Ban’ya Natsuishi et son groupe de haïku à l’automne 1997, à Marseille, en compagnie de Patrick Blanche. J’ai publié une traduction de 100 haïkus de Ban’ya Natsuishi, avec Keiko Tajima : « Cascade du futur », à L’Harmattan.
Mon haïku :
un jeune cyprès du Japon
de 999 ans
J’ai été en contact avec Ryu Yotsuya qui a fait des interventions graphiques dans l’Anthologie du haïku en France (éd. Aléas, 2003).
J’ai préparé une demande de séjour à la villa Kujoyama, à Kyoto, avec un poète japonais Yasuomi Koganei, qui a quitté le projet au dernier moment.
Depuis 2 ans, je participe aux séances du groupe Manmaru, dirigé par Yasushi Nozu, en japonais et français. Je leur envoie des haïkus pour « Cent Paysages de Lyon ». Ce sont des liens que j’aime avec le Japon.
Et j’oublie les films japonais…
Grâce au haïku, je flotte sur une culture entre les deux pays. Je travaille au Tout monde d’Edouard Glissant.
Tu parles de ton attrait pour Deshimaru et le bouddhisme zen. Certains auteurs ont affirmé que le haïku était une sorte d’illumination. Qu’en penses-tu ? Le haïku est-il inséparable du zen ?
J.A. : De nombreux poètes ou essayistes, particulièrement anglo-saxons, ont fait un amalgame entre le zen et le haïku. Un des plus influents est sans doute Reginald Horace Blyth. Voici quelques citations tirées du « Haïku, vol 1 : La culture orientale », traduit par Daniel Py, aux éditions Unicité.
« Un haïku n’est pas un poème, n’est pas de la littérature ; c’est une main qui salue, une porte à moitié ouverte, un miroir nettoyé. C’est une manière de revenir à la nature, à notre nature de lune, notre nature de fleur de cerisier, notre nature de feuille qui tombe, pour faire bref à notre nature de Bouddha. »
« Qu’est-ce qu’un poète ? Un poète est un esprit qui parle aux esprits. »
Blyth n’était manifestement pas poète, il avait un esprit plein de confusion, d’où ce collage entre zen et haïku. Il semble qu’il n’ait d’ailleurs pratiqué ni le zen ni le haïku.
Pour moi, le haïku fait partie de l’histoire de la poésie japonaise. Le haïkaï au 16° siècle est une part de la poésie qui veut railler les poèmes traditionnels waka et tanka. Il tente de sortir des conventions de la poésie aristocratique japonaise qui étouffaient la poésie. Il faut lire « Traces of Dreams », de Haruo Shirane, pour suivre le développement du haïkaï à l’époque de Bashô. Le bouddhisme a certainement eu une influence sur la poésie japonaise comme, sans doute, la religion catholique sur la poésie française. Mais l’influence de la poésie chinoise était bien plus importante que le bouddhisme sur la poésie japonaise.
En ce qui me concerne, j’ai sans doute mieux apprécié le haïku, particulièrement sa brièveté du fait que j’avais étudié et pratiqué le zen. Le zen apporte au pratiquant un rapport au temps très différent de celui que nous avons, nous, poètes occidentaux. La brièveté du haïku, son rapport avec l’instant, avec ce qu’on appelle « le présent » apporte à la poésie occidentale quelque chose qu’elle ignore. J’avais mis en exergue de mon livre « Exercices sensationnels » (un jeu de mots conceptuels) cette pensée de Pascal : « Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent. » La pratique du haïku nous amène à nous concentrer sur le présent, sur le surgissement qui peut survenir dans notre conscience et qui est bref.
Mais les poètes de haïku japonais n’ont pas particulièrement pratiqué zazen, sauf Ryôkan, je crois. Et je crois, qu’il faut choisir : être poète ou être moine bouddhiste pour atteindre l’extase !
Dans ton dernier livre, L’Art de garder les vaches, on découvre une poésie particulièrement inventive. On voit que, pour toi, il est important que le poète s’affranchisse de la tradition, qu’il cherche à se renouveler, à ouvrir de nouvelles portes. Est-ce que le haïku se prête facilement à cette exigence ?
J.A. : La question que tu poses n’est pas une question de stylistique mais plutôt une question sociale, ou psycho-sociale. Le haïku vient d’une société japonaise très rigide et très fermée, encore aujourd’hui. Il a infiltré les esprits japonais par le biais des saïjiki, qui sont des almanachs de mots de saison. C’est un élément culturel tellement lié à l’identité japonaise que beaucoup de poètes japonais ou japonisants pensaient impossible l’écriture d’un haïku en dehors du Japon. Il m’est arrivé d’animer des ateliers de haïku dans des lycées à Lyon et d’être remercié par la prof de Japonais pour faire connaître la culture japonaise.
Mais moi, je ne pratique pas le haïku pour faire connaître la culture japonaise. J’ai été séduit par la forme brève et par le lien du haïku à l’instant présent au point de mener une pratique de 40 ans avec ce genre. Le déplacement de cette forme poétique hors du Japon a été une sorte de tsunami pour les poètes japonais, mais il a contribué à ouvrir également leurs esprits. Et l’apparition de cette forme brève dans la poésie française vient apporter à la poésie française des réponses aux questions qu’elle se pose. Il faut lire « Le haïku en France », de Jérôme Thélot et Lionel Verdier aux éditions Kimé pour saisir l’influence du haïku sur des poètes comme Yves Bonnefoy ou Philippe Jacottet.
Il est plus facile pour moi, non-japonais, d’exercer davantage ma liberté dans l’écriture du haïku. C’est le privilège du voyage, dont tu parlais tout à l’heure, d’apporter de la nouveauté à cette forme poétique. Et le haïku a beaucoup voyagé depuis le début du 20° siècle.
Évidemment, toute forme poétique qui ne se renouvelle pas connaît la mort. Et ainsi, je tente de vivifier cette forme. Dans L’art de garder les vaches, je travaille particulièrement un jeu entre les objets du réel et les signes de l’écriture. Ce jeu est souvent rare chez les poètes de haïku, mais il existe chez Bashô, par exemple :
84. hito-shigure tsubute ya futte koisuikawa
L’averse d’hiver
une pluie de petits cailloux
dans la rivière de Petits Cailloux
933. hatsu-shigure hatsu no ji o waga shigure kana
Première averse d’hiver
« Première » ainsi calligraphié,
ma première averse d’hiver
Et en tant que poète français, influencé par la poésie contemporaine française, j’ai plus de liberté vis-à-vis du haïku, tout en étant conscient que cette forme est magnifique mais fragile, et qu’elle pourrait se transformer facilement en slogan publicitaire et perdre son esprit poétique.
Je suis aussi conscient que cette forme peut se dévoyer quand elle sert des questions conceptuelles plutôt que l’épiphanie de son apparition.
Alors, non, le haïku ne se prête pas facilement à l’exigence du renouvellement, mais elle lui est indispensable sous peine de mort. Et d’autre part, la raillerie du haïku, la folie poétique, qui est un des caractères anciens du haïku est un gage de renouvellement qu’il ne faut pas oublier. A l’époque de Bashô, dans l’école Danrin, on écrivait ce genre de hokku :
mine no hana no nami ni ashika kujira o oyogase
faisons nager baleines et lions de mer
dans les pétales de cerisier
au sommet de la colline
Ça pourrait être un poème surréaliste français !
Pour mettre un point final à cet entretien, j’aimerais juste te demander de me dire quel est ton poète japonais préféré. Terminons notre promenade en cueillant un beau bouquet de haïkus.
J.A. : Comme tu as dû le percevoir au long de cet entretien, je suis très attaché aux poèmes et aux commentaires de Bashô. C’est aussi le poète japonais le plus accessible en traduction. Il est à l’origine du haïku tel qu’il se développe aujourd’hui. C’est lui qui a exploré les qualités que peut présenter le haïku : fueki ryûko, le permanent et le transitoire ; fûkyo, la folie poétique ; karumi, la légèreté ; sabi, la patine ; sokkyô, l’improvisation ; toriawase, la double image ; wabi, le dénuement ; makoto, la sincérité ; atarashimi, la nouveauté.
Son esprit était très politique. Il pensait toujours à l’avenir du haïkaï. Voici quelques citations de Bashô :
« Pour moi, je ne crains rien tant que le jugement de la postérité. »
« La lumière qui se dégage des choses, il faut la fixer dans les mots avant qu’elle ne se soit éteinte dans l’esprit. »
« Laissez faire du haïkaï aux bambins de trois pieds de haut. »
« Votre haïkaï est trop parfait. Si c’était au go, je vous dirais de laisser deux ou trois intersections. »
« L’utilité du haïkaï est qu’il donne droit de cité aux mots de tous les jours. »
Et ce hokku, qui indique le désir de Bashô de se fondre dans son poème même :
donne-moi un verset
qui n’ait pas mon visage
- prime cerisier
Voici pour finir quelques-uns de mes poèmes et d’autres poèmes de Bashô :
« l’univers est un grand mystère »
dit-il en regardant
un carré de poireaux
rêver un poème
traçant de drôles de signes
le soja grille dans la poêle
retour du boulot
coup d’œil de l’immigré
à la boîte aux lettres
des tilleuls taillés
sur le mur de l’école
tous accourent autour
du téléphone comme d’une mare
où plonge une grenouille
jour de grand vent :
oiseaux et feuilles se confondent
flip flop mon cœur bat
la caissière blonde
cric cric cric cric cric cric cric
- Au revoir. Merci
pendant qu’on mange
le géranium déploie ses feuilles
dans la lumière
rondelles d’orange ―
le cœur oublie si vite
le splich poloch splach
Et de Bashô :
314. « Voyageur »
appelez-moi ainsi ―
première averse d’hiver
806. L’automne s’en va ―
l’envie de se cacher
dans une semence de pavot
956. Coucou ―
aucun maître de haïkaï
à cette époque
(les numéros sont les références de « Bashô seigneur ermite », éd. La table ronde)
Propos recueillis par Bruno SOURDIN
L’Art de garder les vaches, suivi de Derniers jours premiers jours, de Jean Antonini, avec des dessins de Claire Chauvel, éditions Unicité, 2022.
* * *
LE SILENCE DANS LES HAÏKUS JAPONAIS
Jean Antonini avait le projet d’aller travailler au Japon avec Yasuomi Koganei, mais cela n’a pas pu aboutir car le poète japonais, au dernier moment, s’est désisté. Le sujet était pourtant très intéressant : il s’agissait d’une réflexion sur le silence dans les haïkus japonais.
Voici, en annexe, des extraits du dossier qu’il avait préparé :
HORIZONS DU LANGAGE
par Jean Antonini
kore ha kore ha to bakari hana no yoshinoyama
Ça ça
C’est tout ce que j’ai pu dire
devant les fleurs du Mont Yoshino
Traduit en français par M. Coyaud (1978), ce hokku composé au cours d’un voyage pour admirer les fleurs de cerisier au mont Yoshino fut publié en 1671 par le poète de Kyôto, Yasuhara Teishitsu (1610-1673)... « ce fou de poésie », écrit Matsuo Bashô aux premières lignes de kashima kikô, Notes d’un voyage à Kashima (traduit par R. Sieffert, 1977).
D’une certaine façon, ce hokku est emblématique du poème court que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de haïku. En dix-sept syllabes, le poète-haïjin nous fait part de cette ligne difficile à saisir : l’horizon du langage. Devant les cerisiers en fleur, les pétales blancs s’envolant dans le ciel, Teishitsu ne peut rien dire, ou presque : « Ça ça ». Le langage cesse d’être opérant... Dans son cours de 1978 au Collège de France, Roland Barthes (1915-1980) l’exprime ainsi : « Dire qu’on ne peut dire : tout le haïku tend à cela... Il n’y a à dire, en somme, que la limite vertigineuse du langage. » […]
Le hokku deviendra haïku à la fin du 19e siècle sous la plume d’un autre poète, Masaoka Shiki (1866-1902). La création du mot « haïku » souligne une transition entre pratique collective de la poésie et pratique plus personnelle. Par le haïku, un poète se lie au paysage plutôt qu’à un échange direct avec d’autres poètes. Sa pratique est en quelque sorte plus méditative que sociale.
Il n’est pas interdit de penser que cette pratique individuelle du haïku japonais a favorisé la migration de la forme poétique, notamment vers la France et l’Europe, où l’usage de la poésie collective était encore peu répandu. […]
À la suite du recueil Le jardin japonais I et II (1978), le poète spatialiste Pierre Garnier (1928-2014) note : « Je veux mener la langue jusqu’à son point de fascination : le silence écrit. » Jusqu’en 1980, du fait de la situation japonaise pendant la guerre, on n’entendra très peu parler du haïku en français.
Il nous semble que haïku s’est lui aussi inscrit dans cette visée du « silence écrit » ? Au tournant du 21e siècle, sa pratique explose à nouveau dans les pays franco-anglo-germanophones. On cite les mots du poète japonais Ryôkan (1758-1831) : « Mon poème n’est pas un poème. Quand vous aurez compris que mon poème n’est pas un poème, nous pourrons parler de poésie. » Certains poètes anglophones nommeront le haïku « poème sans mots », créant une confusion entre écriture du haïku et méditation zen. Apparaît plus globalement l’idée d’un « haiku moment » en anglais, instant où émerge de l’émotion naturelle une forme verbale : « ce qui arrive ici, à cet instant », disait Matsuo Bashô. S’il est vrai que le bouddhisme zen met en question le langage, comme le fait d’une certaine façon la brièveté du haïku, ce rapprochement haïku-zen ne sera guère développé par les poètes en France. Le critique littéraire et sémiologue Roland Barthes, dans ses derniers cours, a mené une belle analyse de l’horizon du langage dans le haïku.
Le « silence écrit » de cette forme poétique qu’est le haïku, nous voudrions l’explorer en prenant appui sur une résidence commune à la villa Kujoyama. Nous sommes tous les deux pratiquants de la forme 5-7-5 : Yasuomi Koganei, fondateur du International Meguro Haiku Circle (1994), vivant à Tokyo ; Jean Antonini, rédacteur en chef de la revue de haïku GONG depuis 2007, vivant à Lyon.
Le corpus d’étude sera constitué de poèmes japonais écrits entre 1750 et aujourd’hui, textes évoquant les limites du langage. À titre d’exemple, citons quelques versets qui cherchent, semble-t-il, à exprimer au plus près la relation du poète à l’autre naturel – pierre, plante, animal, paysage – dans un espace verbal commun, qu’il se traduise par un « ça ça », ou par l’indication de silence comme dans ce poème de Ôshima Ryôta (1718-1787) :
mono iwazu kyaku to teishu to shiragiku to
Ils n’ont dit mot
le visiteur, l’hôte
le chrysanthème blanc
ou par des onomatopées s’approchant des bruits, éventuellement des cris d’animaux, dans ce poème de Niji Fuyuno (1943-2002) :
Harô itai atama no itai kono yûhi
Hello, aïe
aïe à la tête
Ce soleil couchant
ou par la répétition d’un mot qui réduit la place du sens, dans ce poème de Takajo Mitsuhashi (1899-1972) :
ochiba ochiba ochiba fushido no naka ni mo furu
Feuilles mortes,
feuilles mortes, feuilles mortes
aussi dans mon lit