03/04/2023

Isamu Noguchi cherche l’amour de la matière



A la croisée de l’Orient et de l’Occident, déployant son oeuvre entre modernité radicale et simplicité artisanale, Isamu Noguchi est indéniablement un artiste majeur du XXe siècle. Le musée d’art moderne de Lille Métropole lui consacre une importante rétrospective, la première en France. On y découvre un créateur toujours en recherche, surtout connu comme designer (il a conçu les fameuses lampes Akari) mais avant tout sculpteur. Un artiste méconnu en France, qui ne s’est laissé enfermer dans aucune catégorie.


Il est né à Los Angeles en 1904. Son père, Yonejiro Noguchi, était un poète japonais, sa mère, Léonie Gilmour, une enseignante et écrivaine américaine, d’origine irlandaise. Il a passé son enfance au Japon mais est retourné seul aux Etats-Unis, à 14 ans, pour intégrer une école dans l’Indiana. Quatre ans plus tard, fasciné par l’oeuvre de Rodin, il entre en apprentissage chez Gutzon Borglum (célèbre pour ses sculptures monumentales du Mont Rushmore) puis à New York avec Onorio Ruotolo, le « Rodin de la Little Italy », qui lui fait travailler l’argile.


Mais la rencontre déterminante eut lieu en 1927 à Paris, où il avait pu se rendre grâce à une bourse de la fondation Guggenheim. C’est là qui réussit à entrer en contact avec Constantin Brancusi, qui l’initia à l’abstraction et au travail de la pierre. « Pour moi, vous savez, toute cette histoire d’art expérimental a commencé à Paris.» 

Noguchi parvient à devenir l’assistant du sculpteur roumain qui était alors au sommet de sa puissance créatrice. « Il est connu pour être un homme solitaire qui produit lui-même toute son oeuvre, ce fut donc un rare privilège que d’être accepté.»


"Globular", laiton, 1928.

"Leda", bronze aluminium, laiton, 1928

Son séjour en France va durer deux ans. Il y rencontre Foujita, noue amitié avec Alexander Calder et découvre le mouvement surréaliste. Il laisse donc libre cours à son inconscient: il en résultera, dans les années 1940, des sculptures d’une étrange beauté. De retour aux Etats-Unis, il se liera avec Arshile Gorky, le peintre d’origine arménienne qui connaîtra un tragique destin. En 1947, Noguchi participe à l’exposition surréaliste collective Blood Flame à la Hugo Gallery de New York (avec Matta, Lam et Gorky) puis à l’exposition internationale organisée par André Breton et Marcel Duchamp à la galerie Maeght à Paris. Le surréalisme a fortement retenu l’attention du sculpteur américano-Japonais, même s’il n’a jamais revendiqué son appartenance au mouvement. 



"Remembrance", acajou, 1944


Chez Noguchi, rien ne dure, il aspire à se renouveler sans cesse. Sculpture, design, architecture, danse, photographie: ce grand voyageur, citoyen du monde, explore de manière continuelle tous azimuts. Il est constamment à la recherche de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques.


C’est ainsi qu’à Pékin, où il s’est rendu par le Transsibérien dans les années 30, il rencontre le peintre Qi Baishi, qui lui apprend la technique traditionnelle du dessin au pinceau à encre, le wenrenhua, la « peinture de lettrés ». Il réalise ainsi, avec des gestes spontanés qui ne sont pas sans rapport avec la calligraphie, d’étonnants dessins de figures humaines.


"Chinese Girl", plâtre, 1930

"Peking Brush Drawing", encre sur papier, 1930



L’année suivante, il voyage au Japon, où il n’était pas retourné depuis son enfance. Il se forme auprès d’un maître potier, Jinmatsu Uno, et travaille l’argile. Il est fasciné par des terres cuites funéraires, les haniwa, les « gardiens d’éternité ». 


Noguchi aime revaloriser l’artisanat traditionnel. A l’encontre de l’opinion communément admise, il affirme que « l’essence de la tradition est le changement». Au Japon, il découvre le Mingei, ce mouvement de l’art populaire qui prône « ce qui est naturel, sincère, sûr, simple ».



"Portrait of my uncle", terre cuite, 1931




Dans les années 30, Martha Graham, cette grande danseuse, pionnière de la danse moderne américaine, l’invite à concevoir des décors pour sa compagnie. Avec elle, Noguchi va réaliser 22 créations. « Sans lui je n’aurais rien pu faire, a assuré Martha Graham. Il m’a fait ressentir ce qu’est un espace habité, un espace qui vibre et qui vit, qui n’est pas que du vide. »



Les sculptures de Noguchi vivaient fortement sur scène, comme une extension des corps des danseurs: une beauté étrange, comme venue d’un autre monde. En travaillant sur le rapport entre sculpture, espace et corps, l’artiste souhaitait dépasser l’art des objets: « Il est une joie de voir une sculpture prendre vie sur scène, dans son propre univers de temps temporal. Alors, l’air même se retrouve chargé de sens et d’émotion, et la forme joue pleinement son rôle dans la reproduction d’un rituel. Le théâtre est une cérémonie; la performance est un rite. La sculpture dans la vie quotidienne devrait ou pourrait être ainsi. »


"Spider Dress, 1946

"Judith", 1950



Au début des années 50, il revient une nouvelle fois au Japon. Dans la ville de Gifu, il est émerveillé par des lanternes en papier, un papier d’écorce de mûrier qui a la particularité de filtrer la lumière. C’est ainsi que Noguchi va concevoir ses sculptures lumineuses Akari, un terme japonais utilisé pour exprimer la clarté ou la lumière. Les lampes Akari sont rapidement devenues un icône du design mondial. Isamu Noguchi a conçu plusieurs centaines de modèles différents, lampes de table, lampadaires ou plafonniers. « Mon objectif principal a toujours été l’art en relation avec la vie. Je travaille avec toute la gamme de possibles. La légèreté et la fragilité sont inhérentes aux Akari. Elles semblent offrir un épanouissement magique loin du monde matériel. »


Lampes Akari




Toute l’oeuvre de Noguchi,  finalement, peut se résumer en une recherche de l’équilibre. Equilibre entre la pierre polie et la surface brute, entre l’abstrait et le concret, entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’Est et l’Ouest. « L’abstraction pure ne m’intéresse pas vraiment, avouait-il. L’art doit avoir une qualité humaine. »


"Calligraphies", fer, bois, corde, 1957



Comme peu de sculpteurs avant lui, Isamu Noguchi, qui s’est éteint à New York en 1988 à l’âge de 84 ans, s’est efforcé, toute sa vie, de dévoiler l’éclat de la matière. De la matière à l’esprit, sa quête de la consistance n’a cessé d’élargir son champ de vision. Il avait cette magnifique formule qui résume tout: « Pour trouver la vraie nature de la pierre au-delà de l’accident du temps, je cherche l’amour de la matière.»


Bruno SOURDIN.




« Isamu Noguchi. Sculpter le monde », jusqu’au 2 juillet 2023, au LaM (le centre d’art moderne de Lille Métropole) à Villeneuve-d’Ascq.





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