22/09/2021

Un jardin malais extraordinaire



Le haïku connaît en France un immense succès. Ce petit tercet de 17 syllabes est devenu, d’une façon indiscutable, le plus populaire des poèmes courts. Et pourtant, bien d’autres formes poétiques brèves mériteraient notre attention. 


Pensons par exemple aux hain-teny, ces poésies populaires orales que découvrit Jean Paulhan en 1907 à Madagascar. Elles tiennent à la fois de l’énigme, du proverbe et de la chanson amoureuse. Ce sont souvent des duels poétiques où s’affrontent garçons et filles, où s’opposent la demande et la réplique. Comme dans ce refus:

« La feuille de la canne à sucre murmure

La feuille du bananier s’épanouit à moitié

- Je commençais à m’épanouir vers l’aimée

Mais Celle-qu’il-est-difficile-d’abandonner ne l’a pas permis. »


Paulhan voyait dans ces hain-teny « des poèmes énigmatiques, difficiles à plus d’un égard et voisins de ceux que l’histoire nomme poésie obscure, fatrasie ou poèmes de troubadours ». 


Par bien des aspects, le pantoun malais (pratiqué dans l’archipel malais, en Malaisie et en Indonésie) lui est proche. Il s’agit également d’une tradition orale. C’est, nous dit Georges Voisset, un de ses meilleurs spécialistes, « un quatrain fait pour être énoncé, échangé, récité, chanté, dansé en toute circonstance de la vie quotidienne (déclarations d’amour, de rupture, railleries, allusions, proverbes…) ou de cérémonies (soirées dansantes, concours et jeux de société, mariages…) »


Originalité absolue du pantoun: ce poème bref est divisé en deux distiques: le premier (le pembayang) est objectif, descriptif; le second (le maksud) est d’ordre subjectif ou proverbial, il révèle le sens du poème.

Illustration (tirée de ces Pantouns malais traduits par Georges Voisset pour les Editions de la Différence):

« Si ce n’était pour les étoiles

La lune monterait-elle ainsi ?

Et si ce n’était pour toi

Serais-je venue jusqu’ici ?»


Un autre exemple:

« Ce soir on grille du maïs

Demain ce sera de l’herbe-citron.

Ce soir nos chemins nous unissent

Demain ils divergeront. »


Le plus souvent, les pantouns se présentent sous forme de quatrains mais ils peuvent devenir des sizains, des huitains ou des formes encore plus allongées, on parle alors de « pantoun berkait » ou pantoun enchaîné.


C’est ce pantoun enchaîné qui a attiré l’attention des érudits du XIXe siècle. A l’origine de ce qui allait devenir une véritable passion française: une longue note de Victor Hugo, dans Les Orientales, dans laquelle il mentionnait des traductions de l’arabe et du persan de l’orientaliste Ernest Fouinet; ce dernier attirait aussi son attention sur « un chant malais d’une délicieuse originalité ». Une erreur typographique transforma le mot pantoun en « pantoum » (un M à la place du N), personne ne s’en rendit compte mais cela n’empêcha pas le poème malais de connaître un véritable engouement. Le « pantoum » fut pour les lettrés français une révélation. 


Dans son Petit Traité de poésie française (1871), le manuel d’art poétique de son temps, Théodore de Banville consacre cinq pages à ce « poème musical » d’une « grâce infinie » et « d’un charme léger et fuyant comme celui d’un rêve ». Il en précise le mécanisme: le second vers de chacune des strophes devient le premier vers de la strophe suivante et le quatrième vers de chaque strophe devient le troisième vers de la strophe suivante. Banville y ajoute une nouvelle règle: le premier vers doit se répéter à la fin du poème, la clausule.


Avec « Harmonie du soir »,  Baudelaire a créé un pantoum d’une extraordinaire musicalité: la répétition des mêmes vers crée un poème enivrant qui s’élève progressivement vers une extase mystique. C’est le modèle du genre,  un sommet incontestable des Fleurs du Mal.


Leconte de Lisle a publié, quant à lui, dans ses Poèmes tragiques (1884), quatre pantoums aux accents inoubliables. On y retrouve les convictions du maître du Parnasse: sa passion de l’Orient, sa recherche de la perfection, sa haine du débraillé, son impassibilité.


Un "Pantoun Malais" signé Leconte de Lisle.




Mais ces grandes réussites nous ont fait perdre de vue l’originalité du poème court de Malaisie et cette règle absolue du quatrain originel: deux sens sont poursuivis parallèlement, un sens dans les deux premiers vers, un autre sens dans les deux derniers.





Aujourd’hui pourtant, l’audience du pantoun malais, l’authentique,  progresse. Un site lui est dédié:  Pantun Sayang (les Amis francophones du pantoun), une revue, des traductions... Pour les amateurs de poésie brève et percutante, c’est un véritable retour aux sources. Une aubaine.




J’ai découvert cette ferveur pour le pantoun dans un recueil que publie Nathalie Dhenin,
A fleur de ginkgo. C’est justement Georges Voisset qui a écrit la préface. Et le spécialiste est formel: « Tous les pantoums de ce recueil, ou presque, collent étroitement à un choix de proximité avec le genre traditionnel. »


Voici quelques exemples de pantoums aboutis. A commencer par celui-ci qui ouvre le recueil:

« Éternelles feuilles de ginkgo

Gracieuses elles dansent avec le vent

Deux corps mêlés dans un tango

Scellent leur acquiescement ».


Dans les premiers distiques, on se promène dans des jardins qui ne sont pas toujours malais. Celui-ci est japonais:

« L’érable japonais secoué

Repousse le vent sur la ville

Est-ce ainsi que je suis cajolée

Te rappelles-tu notre idylle? »


Dans les jardins de Nathalie Dhenin, on ne sait vers quelle plante notre choix va se poser (il y en a 70 au total, toutes remarquables), feuilles de yucca ou aiguilles de cactus, fleurs de magnolia ou tiges de houblon. 

« Si loin du sol est le palmier

Ses feuilles ombrent le toit

Lettres unies dans un cahier

Loin de mes bras sombre ta voix ».


D’une plante à l’autre, dans le premier distique, la nature révèle sa riche diversité; dans le second, l’auteure laisse libre cours à son humeur et à sa sensualité et elle exprime avec obstination ses coups de coeur et son art d’aimer. Avec ce qu’il faut de sincérité, de mystère, et de liberté.


Bruno SOURDIN.


A fleur de ginkgo, de Nathalie Dhenin, Les Editions du tanka francophone, Montréal, 2021.

14/09/2021

L'émouvant congé du vieux poète


Jean-Pierre Lesieur au festival Découvrir de Concèze en 2017. Photo David Desreumaux.


Au début du XIIIe siècle, deux poètes d’Arras, Jean Bodel et Adam de la Halle, créèrent un genre poétique, les Congés, qui eut un retentissement considérable. En faisant leurs adieux au monde, ils ouvrirent la voie à une poésie personnelle qui annonçait la grande poésie lyrique médiévale (Rutebeuf, Villon). 

C’est cette tradition que reprend, dans un très émouvant recueil, le poète Jean-Pierre Lesieur, avec un titre qui va droit au but: La Dernière ballade du vieux poète… 

« C’est certainement le dernier recueil de poèmes que je vais écrire et publier, annonce-t-il dans son prologue. L’incertitude quant à ma longévité physique morale et fringante me fait prendre ce pari. Ainsi va la vie qu'elle a toujours une fin et pour tout le monde même les poètes. »


Né à Paris en 1935, Jean-Pierre Lesieur vit à Hossegor, où il anime depuis 20 ans une revue très éclectique, Comme en poésie, qui en est à son 87e numéro, dans laquelle il a publié, avec une extraordinaire abnégation, un nombre considérable de poètes. Auparavant, il avait participé à la création du Puits de l’ermite en 1965, puis créé une première revue artisanale, Le Pilon. Cet « artisan-poète », comme il aime à se définir, a beaucoup écrit, beaucoup publié (1) et aussi beaucoup édité, contre vents et marées, celles et ceux qu’il aime. 

« Que sont-ils devenus les mille poètes et quelques

Dont j’ai mis au moins un poème de chaque

Sur papier inutile de revues insensées

Trop frêles pour durer », s’interroge-t-il avec sagacité. Mille poètes. Quelle générosité!


Ce livre est donc, peut-être, le dernier cri du poète « devenu vieux et qui l’assume». Dernier cri, dernière ballade, dernier haut-le-coeur, derniers regrets. 

« Ainsi et même sans vouloir on y pense

A ce putain de trou au bout du chemin

Dans lequel on risque de glisser à chaque moment

Si on ne prend pas garde là où on met les pieds. »


Jean-Pierre Lesieur ne cache jamais ni sa révolte, ni sa fronde ni son ras le bol. Voici par exemple Petit matin du vieuxson chant roborative du matin,  à la fois tendre et violent, sans concession mais non dénué d’humour:

« Il ouvre la porte regarde à l’extérieur

se recouche pour attendre des jours meilleurs

pas facile de sortir aujourd’hui

ses membres lui font mal comme jamais 

ses jambes ne veulent plus arquer

son corps entier est aussi douloureux

que si le monde entier l’avait piétiné 

où ai-je mis mon dentier

se pose-t-il comme question?

(…)

son estomac qu’il croyait pourtant en bon état

tend à rouler entre ses côtes comme un océan

la hernie discale qui lui sert de dossier le perfore

comme une lance d’amour héritée du vieux temps

il laisse tomber de désinvolture un dernier cheveu

Il ne reconnait plus son voisin de palier qui sort

pour aller travailler dans les pompes funèbres

Il n’y a pas de doute

je vieillis dit-il

d’un air désinvolte. »


Ah, faire l’amour une dernière fois,  se prend-il soudain à rêver. Le temps passe si vite qu’on ne voit pas arriver cette maudite vieillesse. 

« On devient vieux lentement

dent après dent

oeil après oeil

oreille après oreille

on ne se rend compte de rien

on ne croit pas qu’un jour 

on deviendra sourd

à la rumeur du temps qui passe. »


On regrette alors ne n’avoir pas su assez cueillir le jour présent, la belle vie:

« Au bord du chemin

il faut s’arrêter net

prendre le temps

d’écouter les oiseaux

qui piaillent de partout

effleurer une rose

ensorceler le myosotis

puis se laisser glisser

un peu plus chaque jour

pour bien savourer

toutes ces heures

qui passent trop vite ».


Le poète, qui pensait jadis à la postérité, parle à présent sans fard. 

« Je ne laisserai probablement pas une trace très profonde dans la poésie mon principal mérite étant d’avoir publié des poètes en revue durant plusieurs décennies, et les quelques recueils que j’ai publiés dans les intervalles n’ont pas dépassé les bornes de la confidentialité.

Je ne suis pas un poète majeur de l’époque et c’est tant mieux. »


Un aveu direct, osé, que peu d’écrivains auraient le courage de signer. C’est le moment le plus fort et le plus sensible de ce livre bouleversant. Un livre que l’on n’oubliera pas.


Bruno SOURDIN.






« La Dernière ballade du vieux poète… », de Jean-Pierre Lesieur, éditions Gros Textes/ Comme en poésie. Illustration de couverture de Nicole Gonon.



(1) Jean-Pierre Lesieur est l’auteur de 27 livres, parmi lesquels Manuel de survie pour un adulte inadapté (1975, réédité aux éditions Gros Textes), L’O.S. des lettres (1975, réédité aux éditions Gros Textes), Ballade bitume (1985, Le Dé Bleu), Le Mangeur de lune (2004, éditions Comme en poésie). A signaler aussi un choix de textes intitulé Jean-Pierre Lesieur, artisan-écriveur-revuiste, publié par la revue  Comme en poésie en 2012.