16/09/2020

Les collages de Philippe Lemaire: des images qui rêvent


 

Un rêve interrompu

 


Les collages de Philippe Lemaire m’ont toujours enchanté et fait rêver.

C’est un créateur au style époustouflant, qui a constamment su se renouveler et me frapper par son esprit d’invention.

Réalisés le plus souvent, comme ceux de Max Ernst, à partir de gravures du XIXe siècle, ses collages sont construits comme des poèmes visuels. Ils donnent à voir ce qui devrait être. Ils surprennent par leur diversité et leur originalité. Ils fascinent. Ils sont beaux : ils disent qu’il n’y a de beauté que dans l’étrange, le mystère et le merveilleux. 

Entretien au long cours avec cet insatiable « colleur de rêves ». Intense.




Philippe Lemaire et Danièle, sa compagne, au Marché de la poésie de Paris en juin 2019
       




Bruno Sourdin : Le Havre est une ville qui, généralement, marque fortement ceux qui y ont vécu. Toi, tu y es né. On peut commencer par là. Qu’est-ce qui te vient à l’esprit lorsque tu penses au Havre ?

 

Philippe Lemaire : Cette ville a de quoi dérouter. Un bout du monde ancré dans l'estuaire de la Seine, au pied des falaises du Pays de Caux, ouvert sur l'océan et le ciel immense. Le manège incessant des navires à l'entrée du port, les grandes avenues de la ville reconstruite, où l'on cherche en vain un centre ville…

 

Ce qui me vient d'abord à l'esprit quand je pense au Havre, c'est la contradiction entre mon attachement à cette ville où j'ai encore de puissantes racines et le choix que j'ai fait très tôt de vivre ailleurs.

 

Tout en me confiant son amour du Havre, un ami me disait récemment que c'est une ville où on ne passe pas par hasard. Il faut décider d'y aller. Quand on y est né, la tentation est forte de regarder non seulement vers la Porte océane, mais aussi dans d'autres directions, vers Rouen, la capitale régionale, vers Paris... ou vers le Nord comme je l'ai fait.

 

Du côté des attaches, je ne renie rien. Je suis né dans une famille ouvrière où le sens de l'idéal et de la solidarité était très fort. Mes parents se sont connus à la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et mon père, Max Lemaire, a été un militant syndicaliste très actif. Son modèle moral fut celui d'un de ses cousins, Bernard Lemaire, résistant jociste mort à Buchenwald en octobre 1944. Ces racines ont marqué mes propres engagements de vie.

 

Pour y avoir vécu jusqu'à l'âge de vingt ans et y avoir fait mes premières expériences professionnelles comme docker occasionnel, travailleur intérimaire, puis contrôleur du travail, je vois aussi Le Havre comme le lieu de la contingence, un lieu dont toute l'histoire est déterminée par son destin de grand port industriel. 

 

 

Le Havre a été la grande ville la plus détruite de France, rasée par les bombardements alliés. Autant dire que pour les Havrais la libération n’a pas été synonyme de joie. Toi, tu es né en 1951, dans une ville qui était en reconstruction. Comment grandit-on dans une ville martyre ?

 



Au Havre, les « libérateurs » ont été accueillis avec des drapeaux tricolores ornés de bandeaux noirs. Les FFI, qui s'étaient regroupés dans les caves du Grand Théâtre dans l'espoir d'appuyer l'assaut des forces alliées, ont péri dans l'horreur du bombardement du centre du Havre, ciblé au mètre carré près par les bombardiers anglais (une bombe explosive, une bombe incendiaire). Destruction systématique et assassinat des habitants, suivant la méthode déjà mise en œuvre contre la population civile allemande.

 

J'ai passé mon enfance dans le quartier de Sanvic, dans la ville haute. Cette partie de la ville avait été épargnée et je n'ai eu aucun récit de la destruction du Havre pendant mon enfance. De nombreux indices pourtant étaient encore là : la présence des blockhaus sur les falaises et à proximité de la ferme de ma grand-mère, Clotilde Paillette, à Octeville-sur-Mer. L'existence de baraquements, du côté de Gonfreville-l’Orcher et dans la forêt de Montgeon (je devais apprendre plus tard qu'il s'agissait des vestiges des « camps cigarettes » américains, investis après leur départ par des Havrais sans logement). À Octeville, dans le poulailler, c'est un casque allemand qui servait à donner du grain aux poules. Un jour, dans le grenier, j'ai déniché des fusils de guerre anglais et allemands sans doute récupérés par un de mes oncles après la bataille du Havre.

 

Quant à mon grand-père paternel, Marcel Lemaire, il avait eu « le visage coupé en deux » pendant la Grande Guerre. Une énorme cicatrice barrait son visage, ce qui ne nous empêchait pas, nous enfants, de l’embrasser sur la joue et de le voir sourire.

 

On ne parlait pas de la guerre aux enfants, mais j'ai toujours senti comme un malaise dans cette ville, vouée au béton, au travail, à l'utilitaire... Ma hantise, étant enfant, était d'être obligé de devenir un jour soldat. La guerre d'Algérie était encore chaude. Les quatre plus jeunes frères de mon père ont été mobilisés et en sont revenus très marqués. Détail qui ne s'invente pas : la cour de récréation de mon collège donnait sur une caserne.

 

C'est à l'âge adulte que j'ai découvert une partie de ce qu'on ne disait pas aux enfants. En juin 1944, à 18 ans, mon père fut enrôlé pour conduire sur le front de Normandie des chevaux tirant des charrettes d'équipements pour l'armée allemande. Il y a vécu le chaos et l'horreur, passant notamment une nuit d'angoisse dans l'attente d'être exécuté, avant d'être relâché. Avec les difficultés qu'on peut imaginer, il est rentré au Havre début septembre 1944, pour assister de loin au bombardement du Havre. Sa marraine est morte sous les bombes.

 

Un peu plus tard, durant l'occupation américaine, il dut passer une nuit dans une salle commune de l'hôpital du Havre. Toute la nuit, un homme qui avait pris une balle dans la gorge n'a cessé de râler en agonisant. Il est mort au petit matin. Un GI avait sonné à sa porte pour venir prendre sa femme.

 

Pendant la bataille du Havre, la ferme d’Octeville a été en grande partie détruite par des bombardements. Alors qu'elle s'était réfugiée dans la maison d’une autre personne de la famille, ma grand-mère reçut un éclat d'obus dans la poitrine. Je n'ai appris cela qu'à la fin des années 80, quand elle a dû se faire opérer pour retirer l'éclat de métal. Ainsi, cette grand-mère aimante et aimée, veuve à trente et un ans, a vécu près de quarante ans avec ce souvenir de la guerre planté dans son corps, sans jamais se plaindre.

 

Autre histoire familiale liée à ces évènements, celle de Denise, la mère du compagnon de ma sœur. Echappée indemne du bombardement du centre-ville, elle avait dû fuir dans les décombres, sur le sol brûlant, au milieu des morts et des blessés. Comme des centaines de Havrais, elle chercha refuge dans le tunnel Jenner, alors en construction. Le 7 septembre, une bombe alliée obstrua l'entrée de la galerie, provoquant la mort par asphyxie de presque tous ceux qui avaient cru y trouver un abri. Denise s'est réveillée nue, allongée sur un brancard, avec une étiquette au pied. Deux fois miraculée, donnée pour morte, elle resta plus d'un mois totalement amnésique.

 

Paradoxalement, ce qui s'est passé au Havre a été longtemps enseigné comme un modèle de siège dans les écoles de guerre. Les stratégies de destruction mises en œuvre à l'époque, en Normandie, à Brest et Lorient, à Marseille, au mépris total des populations civiles, n'ont malheureusement rien perdu de leur actualité comme nous le voyons encore en Syrie. D'un point de vue humaniste, les leçons de ces pratiques militaires, que je situe dans le même registre que la destruction des villes allemandes et japonaises, n'ont pas été tirées.

 

Face au monde tel qu'il se présente et à l'Histoire « avec sa grande hache », comme disait Queneau, chacun réagit comme il peut, en fonction de son courage et de ses valeurs. Dans ma famille, c'est plutôt le choix de l'amour, de l'engagement social et humaniste qui a servi de fil conducteur à chacun, à l'ombre de la Croix. Pour ma part j'ai cherché à échapper à cette ombre assez tôt, mais il est bien certain que tout ce contexte a participé à ma formation morale et intellectuelle. Ce n'est pas par hasard qu'à seize ans, début 68, la lutte contre l'agression américaine au Vietnam a été mon premier engagement politique.

 

Ton engagement politique, parlons-en justement, il me semble qu’il s’agit d’un élément fort de ton parcours. Comment as-tu vécu Mai 68 ? Est-ce que tu as été amené à militer  dans une organisation ?

 

Les engagements de mes parents ont nécessairement influencé les miens, même s’ils ont été de nature différente. À la fin de sa vie, ma mère, alors affectée de graves troubles de la mémoire, m’a rappelé un jour dans un sursaut de lucidité les élans de sa jeunesse, ceux qui ont donné un sens à sa vie: « Nous voulions changer le monde. »

 

Militant de la CGT, mon père en a été exclu en 1956 pour s’être opposé à l’écrasement de la révolution hongroise par les troupes soviétiques. Délégué le mieux élu dans son entreprise de réparation navale, il a été mis à l’index, obligé de reconstruire son activité syndicale dans un autre cadre. En 1961, lors de la tentative de coup d’état des généraux à Alger, notre maison a été transformée en siège clandestin de la CFTC. J’avais dix ans et je sens encore couler dans mes nerfs le sentiment d’inquiétude et de mobilisation éprouvé alors face à la menace fasciste. 

 

Autre souvenir personnel, à quatorze ans, celui d’avoir accompagné mon père pour un collage d’affiches de la CFDT autour de son entreprise, au moment des élections professionnelles. Mon père était seul et craignait une agression de la part des communistes qui régnaient alors sur le port. Pour se défendre, il avait dans sa voiture un câble d’acier qui ne l’a jamais quitté.

 

Ainsi les contours de mon propre cheminement politique, qui ne pouvait être qu’anticapitaliste et antistalinien, étaient-ils tracés en pointillé. Au cours de l’année scolaire 1967-68 (j’étais en seconde), dans le contexte de la guerre du Vietnam et de la montée des luttes anti-impérialistes, j’ai sympathisé puis adhéré aux Jeunesses communistes révolutionnaires, dont une militante se trouvait dans ma classe. Il s’agissait alors d’un groupuscule dont le programme était de « passer de la révolte à la révolution ». Exactement ce qu’il me fallait. Dès le mois de mars 1968 nous avons créé un Comité d’action lycéen regroupant quelques élèves de ce qui allait devenir le lycée Claude-Monet, rue Félix-Faure.

 

Cet engagement a donné lieu à un violent conflit familial. En février 68, j’ai eu interdiction d’accompagner mes camarades à la manifestation européenne organisée à Berlin contre la guerre du Vietnam. Au début du mois de mai, après les premières manifestations étudiantes, un meeting international de lutte contre la répression est organisé à Paris le 9 mai 1968, salle de la Mutualité. Le vent de l’Histoire souffle à la porte. Cette fois-ci, je ne demande pas l’autorisation et je fugue.

 

À mon retour au petit matin, se déroule une scène très violente avec mon père. Mais j’ai gagné mon autonomie. Dans les jours qui suivent, nous sommes happés l’un et l’autre par le mouvement. Dès le 10 mai, j’organise la grève dans mon lycée. Faisant la chaîne avec les premiers grévistes, j’ai la surprise de me heurter à l’intervention de militants des Jeunesses communistes qui veulent à tout prix nous dissuader et empêcher la grève. Quelques jours plus tard, je prendrai des coups en tentant de distribuer des tracts de la JCR « Ouvriers-étudiants solidarité » à l’entrée de l’usine Renault de Sandouville.

 

De l’expérience extraordinaire de ces journées vécues de mai et juin 1968, je garde la conviction qu’une transformation profonde de la société est possible, dès lors qu’elle est portée par des formes d’auto-organisation démocratiques, permettant à chacun de trouver sa place dans les mobilisations nécessaires au changement social, politique, économique et culturel. 

 

Dans les années qui suivent, je me suis fortement impliqué dans les mouvements sociaux, et dans la construction de la Ligue communiste révolutionnaire (après la dissolution des JCR en juin 68 et de la Ligue communiste en 1973) au Havre et à Rouen. Jusqu’à mon départ en 1987, en raison de désaccords de plus en plus profonds, j’ai participé à tous les débats de cette organisation, notamment en tant que membre du Comité central pendant une dizaine d’années.

 

Comme d’autres militants de ma génération, portés par l’idéal d’une révolution à la fois anticapitaliste, antibureaucratique et fondée sur une démocratie vivante, la LCR a été ma véritable université, même si je suis aujourd’hui très critique sur les fondements théoriques et les orientations stratégiques qu’elle a développés.

 

J’ai lu que tu avais animé des revues politiques. A quoi ressemblaient-elles?

 

Il s’agissait de revues ronéotypées suivant les procédés techniques répandus à l’époque (1969-71). Au lycée, j’ai publié d’abord La Lutte, revue du Comité d’action lycéen, puis Spartakus, quand nous avons réussi à transformer cet embryon de syndicat lycéen en Comité rouge ! A l’Université de Rouen, j’ai animé L’anti-mythes, bulletin du Comité rouge Lettres modernes. Ces revues contenaient des articles politiques d’actualité, des billets d’humeur et des dessins à la façon de Charlie Hebdo que je gravais directement sur stencils.

 

 

Je me souviens du portrait émouvant que tu as fait, dans une de tes publications, d’un bouquiniste du Havre. C’est dans ce magasin de livres d’occasion, dis-tu, que tu as découvert le charme des livres anciens. Cette boutique est un lieu qui a beaucoup compté pour toi ?


 

C'est dans les pages de Diérèse (n°47) qu'a été publié ce Conte sur les humainsLe Bouquiniste - c'était le nom inscrit au dessus de sa porte - a laissé des souvenirs attachants à beaucoup de Havrais. André Baly fut un passeur à sa façon. Sa boutique située 139 cours de la République, dans le quartier du Rond-Point, avait abrité autrefois une guinguette. Un ordre secret y régnait. La seule ouverture sur l'extérieur était la vitrine et la porte d'entrée. C'est là qu'était posté le plus souvent le maître des lieux, avec son air sévère et son éternelle blouse grise. Dès qu'on pénétrait dans cet antre, le regard était happé par des murs de livres qui s'élevaient jusqu'au plafond. Des gravures et des photos anciennes sous cadre venaient combler les derniers espaces libres. Chaque pile de livres était une tentation. L'œil hésitait avant de savoir où se poser. Pour accéder aux rayonnages du haut, où se trouvaient les Jules Verne et autres trésors, un seul tabouret, que se disputaient les habitués. Le bonheur était dans la quête, avec la certitude de pouvoir dénicher des pépites de papier d'autant plus désirables qu'il fallait se donner un peu de mal pour les trouver. Aucun conseil à attendre du bouquiniste, qui savait ce qu'il vendait mais n'était pas pressé de voir partir ses meilleures pièces. Dans cette caverne d'Ali Baba, on était hors du temps. C'était un point de passage entre le temps trivial, celui de la vie courante, et d'autres strates de l'espace-temps, dont les battants s'entrouvraient pour qui voulait bien se donner la peine de les pousser : le temps de « l'ancien Havre », dont les reliques étaient pieusement conservées ici, le temps des vieux papiers et autres éphémères, les temps multiples, vécus ou imaginaires, enfermés dans les livres et qui ne demandent qu'à reprendre vie dans nos lectures. Très certainement c'est dans la fréquentation de ce lieu magique (aujourd'hui détruit) que mon goût pour la rêverie à travers les livres et les images s’est affirmé et développé. Je me sens encore nourri par ces racines invisibles.

 

 

Lorsque tu reviens au Havre aujourd’hui, existe-t-il un lieu où tu aimes te retrouver ? Un lieu singulier qui rassemble pour toi toute la charge poétique de cette ville et que tu aimerais faire découvrir à des amis ?

 

Ce lieu singulier où je me rends lors de chacune de mes visites au Havre, quel que soit le temps, c'est naturellement le Cap de la Hève. Au pied des falaises dominées par le phare, la promenade du bout du monde nous amène devant l'immensité de l'océan, face à la béance du ciel.  Derrière soi, le spectacle de la ville, l'estuaire de la Seine. Devant l'entrée du port, celui des navires qui entrent et qui sortent. Au loin, une masse sombre, éclairée le soir par de fragiles lueurs : ce qu'on appelle ici « l'autre côté de l'eau ». Et l'horizon sans fin.  Partout, des traces de la violence des éléments les jours de tempête. Cette promenade du Bout du monde est une rêverie très tonique. Ici on n'est pas devant une carte postale mais dans le paysage. On l'éprouve. On fait corps avec lui. On ressent physiquement sa beauté, mais aussi ce qu'on a plus profond en soi.

 

 

Reviens-tu souvent au Havre ? On sent, en t’écoutant, que tu restes très attaché à la Normandie, une terre où il fait bon vivre et qui a de tout temps été propice à la créativité?

 

« En plein milieu de la France, que faire un dimanche, que faire un dimanche, sinon penser à la Manche... » Ces vers de Raymond Queneau me viennent à l'esprit avec ta question. Mentalement je me sens totalement imprégné par « le pays qui m'a donné le jour », comme dit la chanson, celui de mon enfance et aujourd'hui encore de ma famille. Je perçois cet enracinement comme le socle sur lequel je me suis construit, avant de m'orienter vers un ailleurs. Je sais qu'il y a en moi mélange entre un côté terrien, réaliste, et un goût pour le rêve, l'imaginaire, l'utopie. Bizarrement peut-être, je rattache ces deux aspects de ma personnalité à mes racines normandes. En pensant au destin de différentes personnes de ma famille (mon père et ma mère, ma grand-mère maternelle, certains de mes oncles), je vois aussi chez eux ce côté à la fois terrien et rêveur. En remontant jusqu'à mon arrière-grand-père, Auguste Le Conte, réformateur du monde rural, dont la légende familiale raconte qu'il insistait beaucoup pour que son nom soit écrit en deux mots. 

 

La créativité bien sûr ne se nourrit pas seulement des « merveilleux nuages » du ciel normand. Elle naît aussi d'ouvertures, d'échanges, de stimulations intellectuelles. Les appels d'air liés à la proximité de l'océan et à celle de Paris placent la Normandie dans une situation très favorable de ce point de vue.

 

Je profite de cette question sur mes retours en Normandie et sur la créativité pour signaler la belle entreprise de l'association Pirouésie dans le Cotentin (1). À l'initiative du poète Robert Rapilly, cette association ancrée à Pirou a fait le choix d'opposer la poésie au désenchantement du monde. Elle s'appuie notamment sur les propositions créatives de l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), fondé  en 1960 à Cerisy-la-Salle autour de Raymond Queneau. Le festival Pirouésie, qui se déroule chaque été à Pirou depuis 2007, est l'occasion pour chacun d'exercer sa créativité dans l'écriture, la chanson, le théâtre, la danse... et même dans le collage puisque je ne manque pas l'occasion, dans ce cadre convivial et amical, de partager mes méthodes de création.

 

 

Le Havre est un bastion du rock’n’roll français. Ce qui n’est pas étonnant pour une cité ouvrière si proche de l’Angleterre. Et bien sûr tu n’as pas échappé à cet engouement : le rock est une de tes passions. Little Bob Story est le plus renommé des groupes havrais, il a sorti son premier album en 1976. J’imagine que tu as suivi de près son parcours ?

 



Si c'est l'Angleterre (les jeunes Anglaises et Radio Caroline) qui m'a transmis  le virus du rock, c'est Little Bob, vu pour la première fois sur scène au Havre en 1975, qui m'en a communiqué la passion. Car le rock, c'est d'abord l'énergie de la scène, le trio guitare-basse-batterie qui vous emporte dès lors qu'une voix chaleureuse vient lui donner une âme. Même lorsqu'il chantait un standard aussi usé que Johnny B. Goode, Little Bob donnait tout à son public. La légende du rock havrais, c'est lui. Des mods et du hard’n’roll, du pub rock et du blues, il a tout compris, tout intégré, tout vécu, tout transmis. Je réécoute avec plaisir ce soir le vinyle Wanderers... Followers... Lovers... enregistré au cercle Franklin le 25 février 1984 et je me souviens d’avoir vécu ce moment intensément. En 1990, lorsque j'ai lancé à Lille le fanzine Staccato, avec Patrick Declercq, Myriam Arquisch et un groupe d'amis que je ne peux tous citer, j'ai été rencontrer Little Bob chez lui. Avec son amie Mimi, il nous a accueillis comme de vieux amis. Entre autres questions, je lui ai demandé « Quel a été ton meilleur souvenir avec Little Bob Story ? »  Il m'a répondu : « Les souvenirs, il y en a trop, ils sont innombrables et il y a eu tellement de bons moments... des moments inoubliables, incroyables. Je ne peux pas en citer un, il y en a trop... » Il a fini par en citer plusieurs. Et moi aussi en tant que simple auditeur et spectateur, j'en ai vécu beaucoup, beaucoup, et je pourrais en citer d'innombrables. Le rock est notre vice, c'est la faute à qui, déjà ? Merci M. Bob ! Sans avoir jamais touché une guitare électrique ni aucun autre instrument de musique, grâce à toi, le rock a donné à ma vie une haute intensité qu'elle n'aurait pas eue autrement. 

 

 

En t’installant dans la métropole de Lille, tu découvres une scène culturelle riche et diverse. Tu peux t’investir dans des domaines très variés : le fanzine rock, la revue littéraire, l’écriture et bien sûr le collage, dans l’art duquel tu es passé maître. Comment sont nés tes premiers collages ?

 

C'est dans la banlieue de Rouen, où je vivais alors, que j'ai réalisé mes premiers collages. Entre 1973 et 1980, j'ai tenu un « livre grenier » intitulé Miettes dans lequel je notais mes lectures, réalisais des dessins, collais des articles et des images, recopiais des poèmes et écrivais des nouvelles. J'ai conservé ces quatre gros volumes – environ 800 pages – qui succédaient en fait aux cahiers plus modestes de mon adolescence. J'avais ainsi ménagé un espace secret pour mon imaginaire et commencé très tôt à écrire, à dessiner et à composer ce que je pourrais appeler des collages-accumulations. C'est dans un des volumes de Miettes, en 1977, que j'ai réalisé mon premier tableau. On y voit un énorme crapaud entouré de quatre femmes nues dont l'une porte un masque, la seconde une clé, la troisième un cœur ; la dernière sort d'un livre. La réalisation de ce collage a été une sorte de révélation. J'étais parvenu d'un coup, simplement en collant des images, à composer une image fascinante que personne n'avait vue avant moi. Ce bonheur de découvrir une image merveilleuse, dans laquelle je pouvais me sentir bien, je n'étais pas parvenu à le trouver avec le dessin, mais le collage me le procurait. C'est ce plaisir du voyage vers l'image inconnue qui est devenu le moteur de toutes mes créations.

 

Si j'analyse les raisons de ce « déclic », je trouve la rencontre avec Léo Malet, ex-surréaliste alors un peu oublié, qui réalisait lui-même des collages. Et la découverte de l’association des collages et de la poésie dans un des derniers livres de Jacques Prévert, Imaginaires, offert par mon meilleur ami, Pierre Debru. En regardant les collages réalisés par les enfants d'une amie, je me suis dit que s’ils pouvaient faire des collages, je pouvais moi aussi m’y essayer. Cela peut sembler banal, mais je m’étonne encore que cet acte en apparence mineur, la réalisation d'un premier collage, ait fini par prendre une telle importance dans ma vie. Cela reste pour moi un sujet d'interrogations. Sans doute avais-je quelques prédispositions ? Il est vrai que mon père s'appelait Max et exerçait le métier d’ajusteur-mécanicien. Il m'avait initié aux pratiques du bricolage en construisant de petits bateaux en bois sur lesquels mon imagination a souvent embarqué.

 

Je suis arrivé à Lille en 1985 pour prendre mon premier poste d'inspecteur du travail dans un Nord en pleine restructuration industrielle. Entre autres rencontres importantes, celle de Dan et Guy Ferdinande, qui organisaient à l'époque des expositions, des lectures et publiaient une revue, Le Dépli Amoureux. Très vite, nous sommes devenus amis. Pour la première fois, j'ai montré mes collages en dehors du cercle restreint de mes proches. Certains ont été publiés dans la revue, j'ai monté une première exposition à Lille en 1988, porte de Gand, dans un restaurant tenu par des amis qui l'avaient baptisé Les Années-déclic. Et c'est bien ce qu'ont été pour moi  ces années-là, dans le prolongement du déclic qu'a été la découverte du collage. Cette part du rêve que je cherchais à préserver en moi en lui donnant une petite place dans mon emploi du temps, j'ai compris bien sûr qu'elle était la vraie vie. La création donne accès à la poésie du monde, elle permet d'élargir ses territoires intérieurs et, mieux encore, de s'identifier : voilà ce que j'ai découvert à Lille à l'aube des années 90, en même temps que je jetais l’ancre sur cette « terre d’accueil et de travail ».

 

J’ai adoré la revue orchestrée par Guy et Dan Ferdinande, revue à laquelle je me suis abonné en 1994 (ça s’appelait alors Le Grand Hors-Jeu). Ils ont souvent accueilli mes textes et cela m’a beaucoup stimulé. C’était une revue très ouverte, avec des collaborateurs d’une grande originalité. Un ton unique. A l’époque, je n’avais pas remarqué que Philippe Lemaire (dont j’avais adoré les collages exposés à Paris avec l’association Artcolle) et Phil Fax (dont je savourais la Chronique inactuelle) étaient une seule et même personne. Pourquoi cette double identité ?

 

Du début des années 80 aux années 2000, Dan et Guy Ferdinande ont développé une intense activité poétique autour de leur revue, mais aussi autour de recueils (plus d'une centaine publiés), de manifestations, d'expositions et des fameux Dîners des Vilains Bonhommes & Très Vilaines Bonnes Femmes. Tout cela sur le mode du jeu, de la convivialité. Au cours de nos rencontres, chacun et chacune était invité – s'il le souhaitait – à lire un texte personnel, parfois sur un thème donné, sans aucun jugement. Les enfants avaient droit à la parole et à l'écoute bienveillante au même titre que les poètes confirmés. Récemment, au cours d'une « conférence gesticulée » devant son propre public, ma fille Roxane a raconté combien ces moments vécus lorsqu'elle était enfant furent importants pour elle. Cette invitation à l'expression personnelle, qu'elle soit écrite, graphique ou musicale, est un des précieux dons que nous ont fait Dan et Guy Ferdinande, une invitation à entrer à part entière dans la poésie de la vie.

 

L’usage des pseudonymes était assez répandu dans les revues publiées dans le Grand Nord  à cette époque. Il faut citer bien sûr L’Invention de la Picardie d’Ivar Ch’Vavar et ses nombreux hétéronymes, mais aussi Le Poireau Gabardine, hilarante « revue de philosophie disjonctale » publiée de 1990 à 1994 par de joyeux disciples de Pierre Dac qui prenaient plaisir à multiplier les signatures les plus loufoques (Gonzague de la Crouppe, Valérie Bouniquet, Robert de Nibart, Marcel Canibe, Roger Fémur, Ovale de Soutif, Marie Groëtte, etc.)

 

Dans le fanzine Staccato, dans le même esprit ludique, beaucoup d'articles étaient signés de noms de fantaisie : Pat Chronic, Cécile B. 2000, Eddie S., Pépita, Fausto Copie... J'ai apposé la signature Phil Fax à la fin de mon premier édito après l'avoir trouvé sur une pochette de disque du label Danceteria : Ph. (Phone) Fax. Lorsque Staccato s'est arrêté en 1993, Guy Ferdinande m'a proposé de tenir une rubrique dans sa revue et j'ai retenu ce pseudo qui claque pour ma Chronique inactuelle. Quand j’ai commencé à exposer, je me suis posé la question de signer ainsi mes collages, mais j’ai vite écarté cette idée. Je n’avais pas envie de jouer à l’artiste, ni de me prendre au jeu de la double identité. Le collage est pour moi une forme d’écriture personnelle et je n’avais pas envie de m’affubler d’un masque qui aurait fini par me coller à la peau.



 

 L'invention du télescope

                       


Comme tu viens de l’expliquer, tu as « découvert » l’art du  collage avec les Imaginaires de Prévert (son album des « Sentiers de la création » chez Skira). Mais il y a aussi Max Ernst. Je trouve la filiation très pertinente : ses collages sont très oniriques, ils nous font pénétrer dans le monde du merveilleux en détournant les images.  Ils ont beaucoup à voir avec la poésie. Comme les tiens. Avec les surréalistes, tu partages ce plaisir de l’imagination et du rêve ?

 

Avec les surréalistes, j'ai partagé d'abord un sentiment de révolte contre l'état du monde et l'idée de lier la lutte contre les forces d'oppression aux aspirations les plus profondes de l'être humain. Pour moi, le surréalisme n'est pas une esthétique. C'est cette vision émancipatrice, qui vise à libérer l'imagination et à permettre à chacun de donner librement une incarnation artistique à son monde intérieur. Mes premiers pas sur « les sentiers de la création », avec la découverte du collage en tant qu'expérience personnelle, s'inscrivent dans cette vision. Sans doute mon passé d'enfant rêveur confronté aux manifestations autoritaires du monde adulte m'a-t-il rendu particulièrement sensible à la question du rêve, que les surréalistes associent à celle de la liberté de l'esprit. Le collage, mon jardin secret, me donne accès aux hauts pouvoirs de la rêverie. Je conçois le collage comme une opération naturelle de l'esprit, prolongement des associations et dissociations que l'œil opère en permanence. Si les collages présentent une forme d'onirisme, c'est que des rapprochements s'établissent entre éléments a priori étrangers, mais liés entre eux par des correspondances souterraines qui trouvent leurs racines dans des parentés de formes ou de couleurs, mais aussi parfois très profondément dans l'inconscient. Le collage joue sur des ressorts comparables à ceux du rêve. Il se donne à voir sur plusieurs plans à la fois, associe des images apparemment inconciliables, renverse les sens habituellement convenus, suspend le temps... Plus facilement que le rêve, qui demande à être écrit au réveil, cette rêverie qu'est le collage peut être partagée sans qu'il soit nécessaire d'utiliser des mots. 

 

Cette poésie du collage, c'est la grande découverte de Max Ernst, que Jacques Prévert appelait « Roi Image du collage ». Mais de même qu'il existe différentes conceptions du collage (et il en est de bien peu poétiques !), le collage poétique peut prendre des formes très diverses. Il suffit de regarder avec un peu d'attention les collages de Max Ernst, de Jacques Prévert, de Ghérasim Luca, de Jiri Kolar ou de Claude Pélieu, pour ne retenir que quelques colleurs et poètes qui nous sont chers, pour comprendre que nous sommes dans des mondes personnels et des modes d'expression très différents. De même que les mots, les images nous offrent de multiples possibilités d'association. Il serait dommage de réduire le collage aux modes déjà largement explorés, quand il nous offre tant de possibilités d'expression personnelle.

 

Sur le rêve nocturne, j'aurais aussi beaucoup à dire. Nous savons à présent que le cerveau est actif en permanence et que l'ouverture sur le rêve réclamée par André Breton dès le premier Manifeste du surréalisme passionne à présent les neurosciences comme la sociologie. Le rêve et la vie sont liés.  L'expérience politique du XXe siècle et de ce début de siècle nous indique aussi beaucoup plus clairement les enjeux de l'imaginaire. Ce ne sont pas seulement l'économie et les structures politiques qui maintiennent en place les systèmes d'exploitation et d'oppression. Comme l’a bien montré Cornélius Castoriadis dans L’Institution imaginaire de la société, c’est aussi dans le champ de l'imaginaire social instituant que ces systèmes se reproduisent. Ce n’est pas pour rien que les dictatures et les régimes totalitaires s’attaquent aux écrivains et aux poètes. La liberté de l'esprit est un enjeu pour toute la société, et non seulement pour les artistes. De ce point de vue également, le message surréaliste est plus actuel que jamais.

 

 

Tu viens de citer cinq créateurs de collages très différents les uns des autres. Parlons de Claude Pélieu : qu’est-ce qui te frappe dans son œuvre?

 

J'ai tous les jours sous les yeux un collage de Claude Pélieu daté de 1993 et bricolé avec un large ruban d'adhésif transparent. En positionnant l'adhésif successivement sur différentes pages d'un magasine américain, il a composé un cut-up visuel qui mêle des lettres, des séries de chiffres, une jolie brune en chemisier rouge et un blond costaud aux cheveux très courts, divers motifs décoratifs (chiens, canard, poissons), une boîte de jus d'ananas... et tout cela tient ensemble, dans un bel équilibre, avec un fort pouvoir d'évocation. Peu avant d'acheter cette œuvre, j'avais eu l'occasion de voir de près toute une série de ses collages, la plupart réalisés au cutter. Même impression de décousu et de vivacité dans la réalisation, où tout coule de source avec une force incroyable. Dans un échange que tu avais eu avec lui (reproduit dans Je suis un cut-up vivant), j'avais noté cette phrase de Claude Pélieu : « Pour moi le collage, c'est écrire avec des images. » (2)

 

Ma pratique est très différente de la sienne, mais j'ai aussi le sentiment non seulement de dessiner, mais aussi d'écrire avec des ciseaux. Cela implique de cultiver une certaine capacité d'imprégnation visuelle, de laisser flotter sa pensée jusqu'à... l'écrire avec des images.  Dans l'œuvre de Claude Pélieu, c'est très frappant. Sa poésie et ses collages présentent de multiples parentés et procèdent d'un même mouvement : cut-up/dissociation/association/collage. Le collage chez lui se situe très clairement du côté de la littérature.

 




Le monde nous appartient


                




Dirais-tu la même chose pour Jiri Kolar ? Leurs œuvres ne se ressemblent pas, mais chez Kolar aussi collage et écriture paraissent intimement liés.

 

Par sa rigueur formelle, son œuvre est en effet très différente de celle de Claude Pélieu, qui naît pourtant elle aussi d'une intervention sur l'image et le texte imprimé. C'est d'abord en tant que poète que Jiri Kolar est connu dans son pays, même s'il expose ses premiers collages à Prague à la fin des années 30. Son œuvre graphique part du livre, en est totalement imprégnée et naît d'une recherche sur les limites de l'écriture et du langage. 

 

Le collage comparé reste une discipline à inventer, qui pourrait ouvrir des perspectives intéressantes. Entre Jiri Kolar et Claude Pélieu, acteurs des avant-gardes poétiques du XXesiècle, décédés la même année, en 2002, les comparaisons sont stimulantes. Et pas seulement parce que l’un et l’autre ont écrit jusqu’au bout des textes déchirants, Chronique d’un corps qui me quitte (carnets 1998-2002) pour Jiri Kolar, et La Crevaille, pour Claude Pélieu.

 

Alors que Claude Pélieu développe la technique du cut-up, initiée par William Burroughs et Bryon Gysin, très tôt Jiri Kolar s'oriente vers la poésie visuelle et la poésie sonore. Dès 1950, il expérimente diverses techniques de collages, dont celle du « chiasmage », collage réalisé à partir d'une multitude de fragments de papier imprimé. Si l'on y regarde de près, on s'aperçoit que le chiasmage, qui signe le lien avec le livre et le monde de l'écrit, trouve sa place dans la majorité des méthodes de collages que Jiri Kolar développera par la suite. 

 

Au début des années 50, il subit 9 mois de prison après la publication d'un de ses livres et il lui est interdit de publier jusqu'en 1964. Cette épreuve l'amène à réaliser des « poèmes du silence » où des lettres tapées à la machine, privées du droit d'expression, donnent naissance à des calligrammes souvent abstraits, dont seuls les titres révèlent qu'il s'agit bien d'une écriture : Naissance d'un point d'exclamationL'instant d'avant l'écriture d'un poème... C'est au cours de cette période qu'il développe le concept de « Poésie évidente », qu'il définit comme « toute la poésie qui exclut la parole écrite comme élément portant de la culture et de la communication ».

 

Cela peut sembler paradoxal, et cela n'empêchera pas Jiri Kolar de continuer à écrire, y compris par d'autres moyens que l'écriture. En cherchant des possibilités d'expression en dehors de la parole écrite, il explore de nouveaux territoires aux frontières du langage et transforme la contrainte en ressource créative. La vitalité de son besoin de création est certainement à la source de son étonnante liberté, affirmée comme acte de résistance face au nivellement des esprits. 

 

Le collage, selon Jiri Kolar, permet de voir le monde « au moins de deux façons différentes ». C'est une ouverture pour la pensée et la rêverie. Toute son œuvre est une recherche en ce sens. Sous-titré L'Âne ailé, son remarquable Dictionnaire des méthodes (1991) est un modèle d'invention, où l'on voit surgir côte à côte, dans un dialogue créatif, idées poétiques et trouvailles graphiques. Le collage est rêvé, médité, il tient debout tout seul mais des mots l'accompagnent. Ce sont ceux du poète, venus avant, pendant, après sa réalisation. « La liberté est un art », nous dit-il. C’est une formidable incitation à regarder le monde autrement, à développer son esprit critique, sa sensibilité aux choses et aux êtres, à explorer son monde intérieur, à parcourir son imaginaire et à lui donner une forme d’expression.

 


Entre le rêve et l'éveil


                  


Je remarque que, lorsque tu évoques ta pratique du collage, tu préfères utiliser le terme de « colleur », « colleur de rêves » pour reprendre le titre du magnifique livre que Claude Brabant, des éditions de L’Usine, t’a consacré (3). Peut-on dire de tes collages qu’ils sont des poèmes en images, des images qui, à la fois, émerveillent et déconcertent? Te considères-tu comme un poète du collage ?

 

Je n'aime pas beaucoup le terme de « collagiste », qui met l'accent sur le geste technique du collage, et s'étend d'ailleurs à la manipulation d'images numérisées. J'ai toujours en tête la formule de Max Ernst : « Si c'est la plume qui fait le plumage, ce n'est pas la colle qui fait le collage. » Il mettait ainsi l'accent sur le rôle de « l'œil intérieur » qui se nourrit des images et guide la main. La langue française nous offre le mot « colleur », que Philippe Soupault utilise pour parler des collages de Prévert. C'est un mot qui rime avec bricoleur, voleur (je pense à Burroughs : « Volez tout ! »), voyeur, rêveur... Cette polysémie me semble bienvenue pour tirer le collage du coté de la poésie et échapper au grand fourre-tout des « techniques mixtes ». 

 

Dans Colleur de rêves, j'ai voulu souligner la parenté du collage poétique et du rêve, qui naissent l'un et l'autre d'une forme de vagabondage de l'esprit. L'association de récits de rêve et de collages produit dans ce livre un effet d'autant plus déconcertant que les images n'ont pas été conçues pour illustrer les textes. En réalisant la mise en page, Claude Brabant a fait des rapprochements textes-images qui accentuent encore cet effet.

 

Pour moi, le collage est une rêverie à partir des images, qui en donnent l'impulsion première dès lors qu'elles m'ont interpelé. Car ce sont les images elles-mêmes qui demandent à s'associer, à se rapprocher. Les images comme les mots font l'amour. Il leur arrive aussi d'appeler des mots, des fragments de phrases, voire des bouts d'histoires. Ces mots esquissent une situation et peuvent appeler de nouvelles images à prendre place dans la composition, à laquelle elles s'intégreront comme un détail supplémentaire ou en lui donnant une nouvelle direction. Le collage se construit, en suivant le fil d'une histoire muette, rarement écrite, même s'il m'arrive souvent d'en suggérer l'idée dans le titre, dernier détail du collage. Ce qui me guide, c'est la quête de l'image merveilleuse, de l'image qui va me surprendre et dans laquelle je vais me sentir bien. Souvent ces images donnent à rêver à ceux et celles qui les regardent et parfois leur donnent envie d'écrire. C'est ainsi que les histoires potentielles qu'elles portent prennent forme, parlant de façon différente à chacun. 

 

Poète du collage ? Dans notre culture très marquée par la prédominance de l'écrit, la notion même de poésie est souvent réduite au poème composé de mots, voire de vers, alors que les ressources de la poésie visuelle sont vertigineuses. La force du collage, et c'est ce qui explique à la fois son formidable potentiel de créativité et son impact, c'est qu'il puise aux sources de l'analogie, qui est le cœur de la pensée. Il reste pourtant sous-estimé. Peut-être parce que le collage peut donner à un œil non averti une impression de déjà-vu, de redite des recettes nées au début du XXe siècle. Il manque une éducation du regard sur le collage. Si la critique est très outillée dans le domaine littéraire, et dans celui de l'art en général,  je remarque que les textes critiques à propos du collage sont assez rares et finissent presque toujours par renvoyer à l’image de la fameuse rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. En situant le collage, comme je tente de le faire, au croisement de la littérature et de la peinture, cette « chose mentale », il me semble que s'ouvrent d'autres perspectives. Il m'arrive de rêver à une poétique du collage, capable d'en outiller la lecture et d'en ouvrir les domaines.

 



La petite sorcière
                                      


Lorsque tu t’apprêtes à faire un collage, as-tu une idée de l’image à laquelle tu veux aboutir ou, au contraire, démarres-tu sans idée préconçue, comme c’est la règle dans l’écriture automatique ? En somme, comment te viennent les idées ? Quelle est ta méthode de travail ?

 

Mallarmé disait qu'on ne fait pas des poèmes avec des idées mais avec des mots. J'en dirais autant du collage, qu'on ne fait pas avec des idées mais avec des images. Ce sont elles qui me guident et parfois me dictent les associations heureuses ou incongrues d'où naîtront des collages. La base du collage, c'est le choix des images, dans les deux sens de la proposition : choisir des images et être attentif à ce qu'elles suggèrent. Comme dans l'écriture automatique, je cherche à capter ce qui vient, sans savoir où cela va me conduire. Le plus souvent, ce n'est pas une idée, mais plusieurs qui se présentent à la suite, dans la mesure où la plongée dans les images me donne une perception très sensible de ce qui peut émerger des rapprochements possibles. La disponibilité mentale, le temps que j'ai devant moi, le silence, la qualité de la lumière, sont des éléments essentiels  pour ramener de ces plongées, qui peuvent durer des heures pendant lesquelles le temps est aboli, des brassées de nouveaux collages. Mes méthodes de travail vont du plus simple au plus complexe. Il peut arriver qu'un simple coup d'œil sur des images posées en désordre sur mon bureau déclenche la réalisation d'un collage. Mais ma méthode première, c'est « le bain d'images » : ciseaux  en main, je m'attaque à un vieux livre, à des revues... Cela me met en condition tout en m'apportant une moisson de nouvelles images, qui viennent compléter celles que j'ai classées par thèmes dans des chemises cartonnées ou dans des boîtes métalliques de différentes tailles. Aucun élément de mes moissons successives n'est perdu, jusqu'aux images 

les plus minuscules. Tout ce que j'ai découpé et que je n'ai pas utilisé d'emblée peut servir ultérieurement. Un collage réalisé à partir du rapprochement entre deux images peut ainsi s'enrichir de nombreux détails. Lorsque je travaille, je cherche à prolonger au maximum le bénéfice de cette immersion dans les images. Ma règle, lorsque je commence un collage, c'est de le terminer dans la foulée du premier geste, quels que soient le travail ou la difficulté que je devrai affronter. Si en manipulant les images, j'en « vois » un autre, je le réalise aussi dans la foulée et ainsi de suite jusqu'à épuisement (du temps disponible, des idées, du bonhomme). En général, c'est le dernier collage de la journée qui est le meilleur, le plus sensible, le plus abouti.

 

Aussi productive soit-elle, cette méthode de base, qu'utilisent assez spontanément ceux qui découvrent l'art du collage, est insuffisante pour en déployer toutes les potentialités. Jacques Sternberg, qui s'y est exercé dès les années 50, écrit « qu'il était toujours facile de faire de l'effet en remplaçant la belle tête d'une femme par la gueule d'un crocodile ou de donner des écailles de langouste à un homme de tous les jours » (Vivre en survivant, Tchou, 1977). Au lieu de ramener des profondeurs des images inconnues, il arrive qu'on fasse émerger des clichés. 

 

Lecteur de l'Oulipo (La Littérature potentielle) dès 1975, je me suis posé très tôt la question des méthodes créatives. Si la contrainte peut être source de liberté, je lui préfère un concept oulipien plus subtil, celui de « création créante », qui rend mieux compte du lien entre forme et créativité. Je me réfère également à la notion de « méthode », dans le sens que lui donne Jiri Kolar pour désigner aussi bien des méthodes élémentaires d’assemblage des images (déchirages, découpages géométriques, intercalages, chiamages, etc.) que des méthodes plus complexes qui peuvent les combiner tout en associant les interventions graphiques qui en résultent à une idée poétique.

 

En pratique, je privilégie l'approche automatique que j'ai décrite, entièrement ouverte à la liberté de la rêverie, qu’il m’arrive de prolonger en puisant dans mon expérience de méthodes pratiquées antérieurement, ou en les combinant. Cette manière de travailler m’amène à créer régulièrement de nouvelles méthodes. Loin de bloquer la création d'images nouvelles, ce lien entre automatisme et méthodes stimule leur réalisation, ouvrant des voies possibles pour de nouveaux collages potentiels. Ainsi, la création des « ambimages » (images en miroir, qui peuvent être regardées à l'endroit ou à l'envers), est intervenue spontanément avant de constituer une importante série de collages et de donner naissance à un livre (4). Je constate aussi souvent le retour de thèmes qui m'obsèdent comme le livre imaginaire, le tarot, la musique, la danse, le vol et la chute, les aventures en mer et les naufrages, les voyages de papier, les tigres de Borges, les êtres fantastiques, etc. De loin en loin, des collages apparaissent qui peuvent être rattachés à ces idées flottantes et finissent par constituer le thème d'une série, d'une exposition ou d'un petit livre. Quand je suis surpris par un nouveau collage, ce qui arrive très souvent, je me dis que c'est peut-être l'initiation d'une piste nouvelle, que je vais suivre ou non, au gré de ce que les prochaines images voudront bien m'apporter. 

 

Enfin, j'utilise bien sûr des méthodes plus directement orientées vers des objectifs précis de création : un collage par jour (en moyenne sur le mois et sur l'année), chrono-collage (réalisé dans un temps donné), jeu des erreurs (introduction d'un nombre donné d'éléments nouveaux dans un collage), alphabets illustrés, etc. 

 

 

J’ai en effet été frappé par tes images en miroir et le livre Un voyage d’envers que tu as réalisé avec Robert Rapilly, mais avant d’en parler, je voudrais que l’on reste un moment sur ces questions de technique. As-tu un lieu de prédilection pour réaliser tes collages ? A quoi ressemble ton atelier de colleur ?

 

Mon atelier est installé au premier étage de ma maison d'Ascq, dans une chambre qui donne sur les jardins, idéalement éclairée par la lumière du jour. Sur mon bureau, trois lampes qui viennent apporter un éclairage complémentaire aux heures où la lumière naturelle est insuffisante. Les tiroirs sont bourrés d'images et j'ai à proximité des dizaines de livres illustrés et de revues dans lesquels je peux à tout moment puiser. Accrochés aux murs, mes collages favoris (j'ai du mal à les faire tourner) et les poupées sexuées de Marie Noël Döby. Dans une armoire, mes collages classés par années et mes livres d'artiste. Veille au-dessus de la bibliothèque une chouette effraie qui ne craint pas la poussière, mais le cabinet de curiosités occupe plutôt le reste de la maison.

 

Version 2. Mon atelier tient dans une petite sacoche en toile que j'emmène en voyage. J'y place ma boîte à outils (ciseaux, colle, crayon, gomme noire, etc.), quelques boîtes à images, une pochette avec des images à découper, un bloc de papier à dessin et une règle. C'est avec cet équipement réduit que je peux travailler chez des amis, à l'hôtel, ou dans tout autre lieu sympathique où j'aperçois une petite lumière.

 



La mariée était trop belle
                            



Si tu prends un peu de recul, comment vois-tu ton art évoluer au fil des années ? Et comment s’est faite cette évolution? D’autre part, toi qui restes un fidèle de la colle et des ciseaux, es-tu tenté par le collage numérique ? 

 

Jusqu'au début des années 2000, j'ai réalisé essentiellement des collages en couleurs à partir de photos de magazines. Comme les tableaux de Delvaux, où des femmes nues hantent des décors improbables, ces collages étaient teintés d'érotisme et de poésie muette. Ils ont inspiré des textes à des amis poètes, au premier rang desquels Jacques Abeille, avec qui une collaboration se poursuit. J'ai moi-même écrit des proses poétiques autour de mes collages, publiées dans La Bibliothèque d'un rêveur (2008). 

 

Ce lien entre le collage, l'écriture et le monde du livre s'est encore resserré lorsque j'ai commencé à réaliser des collages à partir de gravures anciennes en noir et blanc. L'évolution s'est faite quand j'ai compris que je pouvais aussi concevoir des tableaux merveilleux avec des images en noir et blanc. Très précisément, c'est un collage intitulé Les acrobates oniriques, réalisé le 1er novembre 2001, qui marque ce basculement. Après Max Ernst, qui a obtenu les résultats que l'on connaît, réaliser quelque chose de nouveau à partir de ce type de matériau n'était pas une évidence. Il n'est pas simple d'assumer la comparaison. Il faut donc aller au-delà. Il y a aussi une certaine vision du « progrès » dans l'art contemporain qui privilégie la couleur sur le noir et blanc et le numérique sur le papier. Mais, de même que je reste sensible au charme du cinéma muet ou des anciens procédés photographiques, il me semble que la gravure n'a pas dit son dernier mot. Elle conserve un lien fort avec la littérature. Elle a atteint au XIXe siècle un point de raffinement tout à fait remarquable, accompagnant le développement du livre et de la presse illustrée. Evoluer parmi ces « gravures en noir » qui accompagnaient les « bons romans », les récits de voyages et les modèles de mode est un enchantement. Repasser avec mes ciseaux sur les traits des dessinateurs et des graveurs est un plaisir d'autant plus exquis que ces illustrations accompagnent des textes pleins de surprises. Loin de mes premières approches empiriques, il me semble que les métamorphoses que je leur fais subir, en tentant de leur insuffler une nouvelle vie dans mes collages, élargissent de plus en plus mes possibilités de création. Je me nourris de papier imprimé voici plus d'un siècle. Je dialogue avec des fantômes. Le résultat le plus tangible de ces rencontres, c'est que mes collages sont plus nombreux et d'inspirations plus étranges. Ils m'ont permis d'illustrer de nombreux livres et revues. 

 

Le paradoxe, quand je ressors de vieux collages en couleurs, c'est que c'est perçu comme quelque chose de nouveau par rapport à ce que je fais actuellement !

 

Je ne suis pas tenté par le collage numérique, même si je peux apprécier certaines réalisations des graphistes qui le pratiquent au quotidien. Son grand intérêt est d'offrir un choix d'images et de couleurs presque illimité, avec de nombreuses facilités d'effets et de manipulation. Cet élargissement du vocabulaire visuel ne doit pas faire oublier que le collage en tant qu'acte créateur repose sur un choix personnel d'images et sur la mise en place de leurs modes de rencontres dans un contexte culturel donné. Le contexte que j'ai choisi pour ma part est celui du livre, comme je l'ai indiqué. Parmi les évolutions récentes de mon travail, la réalisation de livres uniques, confectionnés par moi de A à Z avec de petites séries de collages : Promenades de l'œil, Histoires d'ailesEtranges compagnonsSecrets d'oiseauxFontaine des joursPhotographies sous-marinesMiroirs obscursA Wonderful MedecineVertigesHistoires inquiétantesL’Air d’un songeLa Tarentelle, etc.

 

Grâce à l'ami Darnish, je m'intéresse aussi à un ancien procédé photographique, le cyanotype, qu'il m'arrive d'utiliser comme point de départ pour un collage. Enfin, toujours dans la logique qui implique la main dans la rêverie dirigée, j'avoue avoir envie de dessiner plus souvent et, pourquoi pas, de combiner le collage et l'estampe.

 



Perdus dans ce monde obscur
                       

 

En regardant les collages en noir et blanc que tu réalises depuis 2001,  on pense inévitablement aux illustrateurs des romans de Jules Verne, qui nous ont tant fait rêver. De tous ces merveilleux graveurs du XIXe siècle qui t’ont inspiré, lesquels sont tes préférés ?

 

Ce qui est fascinant chez les illustrateurs du XIXe siècle, c'est la tension entre le réalisme du dessin et la tentation de laisser libre cours à leur imagination. Depuis Baudelaire, nous savons que « l'imagination est la reine du vrai » et ma préférence va bien sûr vers ceux qui ont su développer leur propre univers visionnaire. Sans surprise, car ils sont justement célèbres, je citerai J.J. Grandville et Gustave Doré, dont le nom est presque synonyme de gravures pour le grand public. J'ai eu la grande chance de pouvoir découvrir des dessins originaux de l'un comme de l'autre ces dernières années à l'occasion d'expositions en Belgique et en France. J'ai envie de citer d'autres noms comme ceux d'Alphonse de Neuville ou de Riou, Férat, Roux et Bennett, qui échappent un peu à l'oubli grâce aux rééditions régulières des Voyages extraordinaires de Jules Verne. J'ai une affection particulière pour Edouard Riou, dessinateur fabuleux qui n'a quitté l'Europe qu'une seule fois, pour aller voir le canal de Suez, mais qui, des zones glacées du Pôle Nord aux labyrinthes végétaux de l'Amazonie, en passant par l'Asie, le continent africain et les îles insolites, a marqué de son empreinte la grande revue de voyages Le Tour du Monde. Il imaginait ces paysages fantastiques à partir des récits des voyageurs et des carnets de croquis qu'ils ramenaient parfois. Lorsque ceux-ci ont commencé à emporter avec eux de lourds appareils photographiques, il a dû se plier à la nouvelle règle et dessiner d'après photographie pour restituer aux lecteurs une vision plus conforme des paysages lointains. Lui aussi a subi, à la fin de sa vie, la dépoétisation du monde. 

 

Dans un tout autre style, il est difficile d'ignorer Horace Castelli, dessinateur des couvertures de la revue concurrente, Le Journal des Voyages. Affrontements épiques avec des animaux monstrueux, scènes de massacre et de décapitation, repas cannibales, Castelli ne nous épargne rien des horreurs et des fantasmes de son époque. On ne peut le fréquenter qu'avec une paire de ciseaux à la main. C'est un gibier de choix pour des collages bien frappants.

 

La fréquentation des revues illustrées du XIXe m'a aussi amené à remarquer l'absence de signature féminine dans leurs pages. On se souvient que la propre fille de Félicien Rops, Claire Duluc, avait dû prendre un pseudonyme masculin pour se faire accepter en tant qu’artiste. La seule ouverture concédée pour les femmes-artistes qui voulaient travailler était du côté des métiers féminins. C'est dans La Mode Illustrée et autres revues « de la femme et de la famille » que j'ai pu trouver leurs signatures sous des dessins pleins de grâce et de finesse. C'est à elles que nous devons l'expression « gravures de mode », qui s'applique encore aux photographies de mode !

 

Ta question porte aussi sur les graveurs. Pas de gravures sans graveurs et, si les grands dessinateurs que j'ai cités (Doré, Riou...) étaient parfois des graveurs (et aussi des peintres), les rythmes et les processus de fabrication conduits par les éditeurs et les imprimeurs ne pouvaient permettre à ces grands travailleurs de tout faire par eux-mêmes. Sur les images imprimées, la signature du graveur se trouve en général sur un côté, en bas de l'image, et celle du dessinateur de l'autre côté. J'ai touché de près cette question lorsque Claude Brabant, l'éditrice de Colleur de rêves, m'a montré la boîte à outils de gravure de son aïeul, Charles Barbant. Une boîte en bois, à deux tiroirs, contenant des dizaines et des dizaines de gouges. Boîte à outils et boîte à rêves à la fois, qui en dit long sur la technicité et le talent de ce maître graveur, dont nous savons qu'il dirigeait à Paris un atelier réputé où il travaillait avec son frère et quelques compagnons. J'ai retrouvé sa signature non seulement sur de nombreuses illustrations de Jules Verne, mais aussi sur des centaines de gravures publiées dans Le Tour du Monde et dans d'autres livres. Un jour j'ai découvert la signature Ch. Barbant au bas d'un dessin de Grandville, publié plusieurs dizaines d'années auparavant. Impossible. Cet autre Charles Barbant était évidemment son père, fondateur d'une dynastie de graveurs et d'amoureux de l'image. Le fait que mon livre, Colleur de rêves, se rattache ainsi indirectement, par la rencontre avec son éditrice, à cette grande tradition est un signe qui a beaucoup de sens pour moi.

 

 

Claude Pélieu, que j’ai bien connu, avait l’habitude de dire qu’il considérait le collage comme un art majeur. Est-ce aussi ton avis ?

 

Le collage est l'évènement majeur de la peinture du XXe siècle, si l'on en croit les historiens de l'art. Le principe même du collage s'inscrit dans la fameuse formule de Léonard de Vinci, « Pittura e cosa mentale », la peinture est une chose mentale, une chose de l'esprit. Le collage permet à l'esprit de trouver une expression directe en assemblant des images ou des éléments divers cueillis dans le monde. L'art contemporain l'a totalement intégré, comme il digère beaucoup d'autres formes de création. Le collage est partout. Du côté des arts premiers, je l'ai retrouvé également en observant des statuettes vaudou africaines. J'y ai vu des assemblages chargés d'idées, d'intentions, et bien sûr de magie. Ce sont des collages.

 

Si le collage est présent dans les musées d'art moderne et contemporain, c'est souvent de façon marginale, à côté de la production d'artistes « historiques » tels que Picasso ou Ernst. Les grandes expositions consacrées aux artistes du collage sont rares et doivent être saisies au vol si on ne veut pas attendre des années pour revoir des œuvres comme celles de Jiri Kolar, Kurt Schwitters, Ray Johnson, Joseph Cornell, pour ne citer que quelques expositions exemplaires des années 2000. 

 

A ma connaissance, seuls deux musées en Europe donnent au collage une place  centrale dans leur conception même. A Plémet, dans les Côtes d'Armor, le musée Artcolle est l'œuvre de Pierre-Jean Varet et Sylvia Netcheva, un couple de passionnés qui défendent l'art du collage avec obstination depuis des années, à travers livres et expositions (5). A Kemseke, près d'Anvers, un autre passionné, Gert Verbeke, a réuni une importante collection de plus de 3000 œuvres, présentées par roulement dans le musée du collage niché au cœur de la fondation qui porte son nom. Dans le monde anglo-saxon, je veux aussi saluer le travail remarquable de Dale Copeland, artiste néo-zélandaise qui anime échanges et expositions avec des artistes du collage du monde entier depuis plus de 20 ans. 

 

Si je partage la conviction de Claude Pélieu, j'observe que le statut du collage reste incertain. Il n'est pas reconnu comme discipline à part entière. Il est vrai qu'un art à la portée de tous, y compris des enfants, peut avoir à essuyer le soupçon de facilité. Mon refus des formules usées et des clichés sur le collage va de pair avec l'idée que c'est une voie ouverte à chacun pour libérer son imagination créatrice. Le collage nous offre en théorie des possibilités infinies. Les rêveries du colleur plongent aux sources de l'analogie universelle. Nous savons que la pensée fonctionne par images, les rapproche et construit ses propres symbolismes à partir d'éléments puisés dans le réel et l'imaginaire mêlés. C'est « l'art fait par tous » voulu par Lautréamont. Son oscillation entre art majeur et mineur fait partie du truc. C'est aux colleurs et aux regardeurs de distinguer, au delà du déjà-fait et du déjà-vu, où s'ouvrent des voies nouvelles. 

 

 


En apesanteur
                            




Le collage n’est pas le seul mode d’expression que tu affectionnes. Tu attaches aussi beaucoup d’importance à l’écriture, comme tu le montres dans tes récits de rêves publiés par les éditions de l’Usine, Colleur de rêves. Quels sont les grands écrivains qui t’ont marqué dans ta jeunesse ? Les relis-tu souvent ? Quels sont les courants littéraires qui t’ont le plus séduit ?

 

La couverture noire du cahier à spirale où j'ai noté mes lectures d'adolescent est ornée d'un collage composé de titres de la collection Marabout junior, où les aventures de Bob Morane figurent en bonne place. Henri Vernes est l'auteur que j'ai le plus lu dans ma jeunesse. Il y a chez lui un souffle qui donne envie de lire, mais aussi d'écrire. J'ai plaisir à savoir que ce souffle continue de le porter, puisqu'en 2016, encore, le centenaire Henri Vernes nous a offert, aux éditions de La Pierre d'Alun, un bel hommage à son maître et ami Jean Ray.

 

À seize ans, je rêvais de devenir écrivain. J'ai composé plusieurs cahiers de bandes dessinées et un recueil de nouvelles, restés dans mes tiroirs. Un souffle plus puissant, celui de mai 68, m'a déporté dans une autre direction. Un peu en désordre, je lisais aussi Dumas et Voltaire, Baudelaire et Gérard de Nerval, Alphonse Allais et Guy de Maupassant, Edgar Poe et Kafka, Stevenson et Jules Verne, Camus et Sartre, Raymond Queneau et Boris Vian.

 

Dans cette liste très ancienne, le nom de Queneau, que je ne me souvenais pas d'avoir lu si tôt (avec Zazie dans le métro), est celui que j'ai envie de souligner. Toujours dans mes envies d'écriture, je me suis intéressé à La Littérature potentielle (Créations Re-créations Récréations) dès le milieu des années 70, quand j'ai commencé à pratiquer le collage. Je reste aujourd'hui très attentif aux productions des auteurs de l'Oulipo, qui reste un vivier remarquable de créativité.

 

Je me suis intéressé longtemps au roman noir, avec Léo Malet, Dashiell Hammett, Raymond Chandler et les auteurs publiés dans la Série noire. De cette passion aujourd'hui complètement tombée (s'agissait-il, à la trentaine, de se familiariser avec l'idée de la mort ?) me reste une impressionnante collection de paperbacks américains des années 50 et 60, achetés pour la beauté du graphisme et notamment de leurs couvertures illustrées. Cette collection chinée à Los Angeles, Amsterdam, Bruxelles et Paris forme un assemblage géant, riche de poésie, susceptible de varier en de multiples combinaisons.

 

Une autre passion, dans le prolongement de mon intérêt pour les marges de la littérature, m'a conduit vers Jacques Sternberg, écorché vif de l'écriture et porteur d'une révolte jamais éteinte contre les monstruosités de notre société. L'expérience des camps et la déportation de son père à Auschwitz l'avaient marqué au fer rouge, faisant de lui un extra-lucide des tares et lâchetés contemporaines. Ses complices du groupe Panique, Topor et Jodorowsky, font aussi partie de mes auteurs fétiches. Ne pas cacher les horreurs dont les humains sont capables, mais les dénoncer et opposer les pouvoirs de la liberté de l'esprit et de l'amour qui reflète nos désirs aux machines à broyer.

 

Parmi les poètes d'aujourd'hui, ceux et celles qui me touchent beaucoup, mériteraient chacun un commentaire sensible particulier. Parmi les enfants perdus de la Beat Generation, Richard Brautigan tient à mes yeux une place spéciale. J'ai lu et relu son œuvre en totalité et j'y reviens souvent. Il m'est même arrivé de dépenser une fortune pour acquérir un de ses recueils originaux, Lay The Marble Tea, auto-édité et diffusé par lui dans les bars de San Francisco lorsqu'il était un poète inconnu. Aujourd'hui, c'est une vraie complicité qui relie ceux qui dans leur poésie lui rendent hommage.

 

La grande frustration est énoncée par Alberto Manguel dans les « pages de fin » de son essai Une Histoire de la lecture : « Les rayons des livres que nous n'avons pas écrits, comme ceux des livres que nous n'avons pas lus, s'étendent dans les ténèbres, au fin fond de la bibliothèque universelle. Nous sommes toujours au début de la lettre A. » Parmi cet océan de la littérature universelle, certains phares nous donnent des repères, mais il existe aussi des courants plus ou moins profonds, plus ou moins puissants, qui peuvent porter des envies de lecture. Parmi ces courants, je m'efforce de repérer ceux qui m'entraînent vers le monde du livre, vers la littérature potentielle, vers ce grand inconnu qu'est le rêve, vers l'écriture intime, vers les ressorts profonds de l'imaginaire. Les lumières qui vacillent au loin dans les brumes m'indiquent que, là aussi, j'en suis toujours au début de la lettre A.

 

 

Il faut maintenant dire un mot de ton travail d’illustrateur avec des écrivains et des poètes amis et complices. Complices, et j’ajouterais : inventifs. C’est le cas pour Un Voyage d’envers, que vous signez avec Robert Rapilly aux éditions La Contre-Allée. Textes et collages se font écho dans un récit extrêmement foisonnant, que l’on découvre d’abord à l’endroit dans le sens de lecture ordinaire. A la dernière page, il faut retourner le livre et reprendre la lecture en sens inverse. Les collages retournés se prêtent parfaitement à cette plongée dans un nouvel univers. Le livre est très original. Comment en est née cette idée surprenante ?

 



Cette idée et ce livre viennent de loin. J'ai fait la connaissance de Robert Rapilly au début des années 2000. L'amie commune qui nous a présentés, Marie Groëtte, m'avait donné à lire un de ses textes. C'était un poème qui pouvait se lire dans les deux sens, du haut vers le bas, et du bas vers le haut – un sonnet palindrome. Animateur d'ateliers d'écriture, fondateur de l'association Zazie Mode d'Emploi à Lille et du festival Pirouésie, autour des propositions littéraires de l'Oulipo, Robert Rapilly est resté longtemps un auteur discret. J'ai eu le plaisir de lui consacrer au printemps 2008 un numéro de la Nouvelle Revue ModerneXylipolexe et autres choses très invraisemblables, qui sera son premier recueil publié. Dès cette époque, je réalisais des collages en miroir, images doubles à regarder dans un sens ou dans l'autre, avec en tête ces mots de Kafka : « Quand redressera-t-on enfin un peu ce monde à l'envers ? » Robert Rapilly leur donnera le nom d'ambimages, en référence à une des contraintes d'écriture qu'il affectionne, l'ambigramme. Illustré par une de ces ambimages, c'est dans Xylipolexe qu'apparaît pour la première fois le sonnet palindrome « Errante en robe de vertu » – poème pivot que l'on retrouvera au cœur du Voyage d'envers. Dès 2008, l'amiJacques Jouet observe : « Robert Rapilly est le poète que l'on n'attendait pas. Il est celui qui a déjà accompli certaines choses très invraisemblables et qu'il aura été le seul à faire... » Robert Rapilly poursuit ses jeux d'écriture virtuoses dans El Ferrocarril de Santa Fives  (éditions de la Contre-allée, 2011), voyage-poème dont le héros, Manuel Mauraens, est inspiré d'un personnage réel, ouvrier de l'usine de Fives devenu contremaître pour superviser les travaux du chemin de fer reliant Santé Fe à Tucumán, en Argentine, à la fin du XIXe siècle. Nous le retrouverons dans Un Voyage d'envers.

 

L'autre source du livre, ce sont mes ambimages, réalisées principalement à partir de gravures publiées dans Le Tour du monde. Edouard Riou y illustre notamment le Voyage de l'Océan Pacifique à l'Océan Atlantique à travers l'Amérique du Sud de Paul Marcoy (1848-1860), dont la publication s'étend sur plusieurs années. Détail amusant, en 1862, le premier volume présente le voyage comme ayant eu lieu dans le sens inverse, « de l'Océan Atlantique à l'Océan Pacifique » !  Coquille ou plagiat par anticipation du Voyage d'envers ? Soulignons que ces gravures sont le fruit d'une chaîne complexe qui relie les écrivains-voyageurs,  l'éditeur, les illustrateurs, les graveurs, les imprimeurs et les lecteurs. En les utilisant comme matériau pour réaliser des collages, j'ai conscience de la dette que j'ai à leur égard. Un Voyage d'envers prend racine dans l'époque qui les a produites et prolonge cette chaîne complexe pour aller jusqu'à l'imaginaire du lecteur-regardeur. 

Briser l'équilibre d'une gravure en la découpant est une prise de risque. Il faut donner un nouvel équilibre à la composition qui va naître de cette destruction. La stricte ordonnance géométrique des représentations de paysages suivant les codes visuels de l'époque est une opportunité tentante pour qui a le projet de les détourner. Mais il faut trouver un truc différent à chaque fois pour qu'elles fonctionnent en miroir et piègent le regard. Entre symétries et dissymétries, correspondances et dissonances, zones d'ombre et de lumière, les jeux d'images eux aussi sont complexes. 

 

C'est Robert qui, au vu de mes bricolages, m'a fait part de son envie d'affronter une contrainte dure : la réalisation d'un livre-palindrome autour de mes ambimages. Nous retenons l'idée d'un voyage imaginaire à travers les Andes et l'Amazonie, qui offrirait au lecteur la possibilité de retourner le livre pour aller jusqu'au bout du voyage. Attirés l'un comme l'autre par les miroitements du livre potentiel, l'aspect improbable du projet ne nous arrête pas. Un Voyage d'hiver de Georges Perec et ses multiples continuations par Jacques Roubaud et les auteurs de l'Oulipo constituent pour nous une belle référence. Benoît Verhile, l'éditeur d'El Ferrocarril de Santa Fives, se montre intéressé et nous encourage. 

 

Un premier corpus de plusieurs dizaines de collages est là, le mouvement est lancé. La rédaction du livre prendra presque cinq ans. Je tombe moi aussi dans le piège du perfectionnisme et crée de nouvelles images en écho au texte de Robert. Plusieurs fois, la date de parution est repoussée. Deux graphistes de talent, Léonie Lasserre et Lauriane Desvignes, se succèdent sur le projet. La création par les éditions de la Contre-allée d'une nouvelle collection de plus grand format, L'Inventaire d'inventions, ouverte par l'ouvrage éponyme de l'écrivain Argentin Eduardo Berti, permet enfin au livre de voir le jour en 2018. Et de poursuivre ses voyages d'Objet littéraire non identifié pour le plus grand bonheur des lecteurs curieux et attentifs.

 

 

Où en est ta collaboration avec Jacques Abeille ? Comment es-tu entré en relation avec ce grand écrivain de l’imaginaire, héritier des surréalistes ?

 

Nous nous sommes rencontrés en 1999, à une époque où Jacques Abeille faisait d'assez fréquents voyages dans le Nord. Lors d'une exposition de ses peintures où les amis étaient réunis, je m'étais pris au jeu d'écrire un court poème autour de ses tableaux, Le butin de l'œil. Jacques y a été sensible et m'écrira un peu plus tard : « J'ai trouvé ton texte beau et j'y ai trouvé une proximité qui ressemble fort à de l'amitié. » Un peu plus tard, il a pu découvrir mes collages, alors exposés chez Dan et Guy Ferdinande. Repartant pour Bordeaux avec quelques reproductions en couleurs, très spontanément il a commencé à écrire autour de mes collages. D'abord deux poèmes, puis un conte noir, L'Arizona, qui paraîtra dans la petite collection des éditions Deleatur en mars 2000. Au fil des mois et des années, nos échanges se sont poursuivis. A chaque envoi d'images, Jacques m'adresse de nouveaux textes accompagnés d'une lettre chaleureuse. Ce qui nous rapproche, c'est une certaine qualité d'amitié, mais aussi l'importance accordée au rêve et une relation particulière avec les images. Ainsi, dans une lettre du 25 septembre 2015, Jacques m'écrit : « Pour une bonne intelligence de ma démarche en général, il importe que soit mis en évidence le fait qu'une forte proportion de mes écrits me fut dictée par des images élaborées par des proches ou par moi-même. »

 

Lors du séminaire « Les graphies d'Eros : désir, signe et chair chez Léo Barthe/Jacques Abeille », qui s'est tenu en avril 2016 à la Bibliothèque de l'Arsenal, j'ai eu l'occasion de présenter en détail l'histoire de nos coopérations. C'est en grande partie l'impulsion donnée par les textes de Jacques Abeille inspirés par mes collages qui a été à l'origine de mon choix de créer en 2002 La Nouvelle Revue Moderne (6). Fragments, poèmes, petites proses, courtes nouvelles de Jacques Abeille y seront régulièrement publiés. Nos collaborations se poursuivent ponctuellement. Elles ont donné naissance à une quarantaine de collages et de textes, dont certains restent inédits. Notre rêve partagé est de les réunir dans un beau livre, dont nous avons dessiné ensemble le contour.

 

 

J’aimerais que l’on termine cet entretien avec cette citation que j’ai trouvée dans un ancien numéro de La Nouvelle Revue Moderne, la revue que tu animes sous le signe du rêve et de l’imagination créatrice. La voici : « Chaque numéro de La Nouvelle Revue Moderne est le produit d’une alchimie que je ne maîtrise pas entièrement. Ce que je cherche au fond, c’est l’or du merveilleux. » L’or du merveilleux : cette formule résume bien, je trouve, ce qui a toujours guidé ton parcours et ton inspiration. C’est ta règle de vie ?

 

Cette formule vient en écho de celle d’André Breton, « Je cherche l’or du temps », qui réfère elle-même à l’Alchimie. Dans le cas précis, elle concerne d’abord ma revue. Chaque numéro est construit autour de la recherche, toujours incertaine, d’une forme d’émerveillement liée à la rencontre dans ses pages entre les mots et les images. Elle s’applique, plus encore, et tu as raison de le souligner, à ma démarche créative, orientée vers la quête de l’image merveilleuse. Les collages pour moi sont des « pensées-images », images au sens matériel, mais aussi au sens littéraire, poétique, et symbolique. Leur signification n’est jamais totalement close. Même lorsqu’elles ont un sens premier, que peut suggérer leur titre, ces « pensées-images » restent ouvertes à la rêverie. Et d’abord à ma propre rêverie. Ainsi je me sens proche des « révoltés du merveilleux » comme les a si bien nommés mon ami Charles Soubeyran, ceux qui par l’expression de leurs « pensées-images » donnent un visage qui leur ressemble à leur univers quotidien, pour tenter parfois de remédier aux blessures que le monde leur a infligé. Le monde et la vie peuvent être cruels, nous le savons tous. L’amour et la poésie sont les grands réparateurs.

 

Si le choix de laisser grande ouverte la porte du rêve est un des fils directeurs de ma vie, chercher à changer le monde en est un autre. Il est bien clair que les évolutions actuelles, l’accaparement des richesses, le développement des inégalités et des conflits, la dégradation de notre terre-mère, les atteintes généralisées aux libertés, sapent les fondements d’une société plus favorable à l’épanouissement de l’être humain. Le pourrissement du capitalisme nous jette de gigantesques défis qui impliquent à la fois de refonder la pensée libératrice et de penser autrement notre rapport au monde. Malgré les avis de tempête qui s’accumulent au-dessus de nous, « l’ère des créateurs », appelée de ses voeux par Raoul Vaneigem, reste une utopie praticable et d’un certain point de vue exemplaire. La création nous offre la possibilité de tisser un rapport poétique avec nous-mêmes et avec le monde. Opposer la poésie à la violence du monde est une alternative plus sérieuse qu’elle en a l’air. La poésie touche à ce qui nous définit en tant qu’êtres humains, occupants temporaires de cette terre, solidaires de tous les êtres vivants, de ceux qui nous ont précédés, comme de ceux qui vont nous succéder. Le peintre spirite et guérisseur Fleury-Joseph Crépin n’était pas si fou de peindre 300 tableaux pour faire cesser la guerre et 45 tableaux supplémentaires pour que le monde soit pacifié. J’aime savoir, par son ami Scutenaire, que l’œuvre de Magritte a pu s’inscrire autour de quelques phrases, dont celle-ci, de Novalis: « Le paradis est répandu sur la terre toute entière, et ainsi nous ne le voyons pas, il faut rassembler ses traits épars. » L’or du merveilleux est partout. Il nous appartient de retrouver son éclat dans les yeux de l’être aimé comme dans nos propres yeux. 

 

Propos recueillis par Bruno SOURDIN.


 


La bonne pêche

                                                   



L'enfant rêveuse
                                             



L'accident du Phénix
                                                




(1)    Pirouésie est un festival littéraire organisé chaque été à Pirou, sur la côte ouest du département de la Manche, avec des ateliers de création et des spectacles inspirés des propositions de l’Oulipo. Renseignements sur www.pirouesie.net et pirouesie@gmail.com

(2)    Je suis un cut-up vivant, ouvrage collectif autour de Claude Pélieu, éditions de l’Arganier, 2008.

(3)    Colleur de rêves, de Philippe Lemaire, aux éditions de l’Usine, 102 boulevard de la Villette, 75019 Paris.

(4)    Un voyage d’envers, de Robert Rapilly et Philippe Lemaire, éditions La Contre-Allée, 2018. www.lacontreallee.com

(5)    Le musée Artcolle est installé à Plémet, dans les Côtes-d’Armor. Fondé par Pierre-Jean Varet, il renferme une collection de milliers de documents relatifs à l’art du collage. Contact : artcolle@yahoo.fr. et http://www.pierrejeanvaret.com Le site du musée : http://musee.artcolle.com/index.html

(6)    La Nouvelle Revue Moderne, 68 rue du Moulin d’Asq, 59493 Villeneuve d’Asq. http://nouvellerevuemoderne.free.fr


Cet entretien est paru dans le n°78 de la revue Diérèse, printemps 2020. Diérèse, c/o Daniel Martinez, 8 avenue Hoche, 77330 Ozoir-la-Ferrière. http://diereseet les deux-sicles.hautetfort.com