27/12/2020

Huit lettres de Claude Pélieu

 

Noël 1994 en Normandie. Avec Claude Pélieu (et mon fils Hugo, alors âgé de 5 ans).

J'ai entretenu une correspondance de 11 ans avec Claude Pélieu, jusqu'à sa mort le 24 décembre 2002. La première carte postale-collage que j'ai reçue de lui date de mai 1991,  postée à Cooperstown. J'y lis cette phrase étonnante, qui m'avait beaucoup amusé:  "La euh poésie? Je la chie. Terminé!" Le poète Beat français était en pleine forme! Nous sommes rapidement devenus amis.

Sur les 250 lettres (ou cartes-collages) que j'ai reçues, j'en choisis huit. Elles précèdent son retour en France, en septembre 1993. Son séjour à Caen s'est terminé par une fiasco complet, au bout de 14 mois, en janvier 1995. "Je ne pouvais plus supporter la connerie et la crasse française (...) Nous sommes partis avec deux valises, Orly, New York. La violence ici est indicible. Nous repartons à zéro avec rien, sinon un vague dossier culturel. Haha!",  a-t-il ricané à son retour aux Etats-Unis. Et deux mois plus tard:  "Aucune nouvelle de la fuckin' Normandy, parano et merde de poulet. Tant mieux. Ras l'cul de la Francecaille!"

Pélieu l'iconoclaste, le rebelle, épouvanté par la violence et la bêtise. Le poète exilé qui se sentait coincé, à l'écart, dans le Grand Nord, dans la dèche totale, et qui aimait à répéter: "J'suis tombé dans l'trou du souffleur." 

Tout cela est vrai. Pour moi, il restera surtout l'ami.  Adorable et fidèle, extraordinairement généreux. Cut-up vivant au coeur tendre. Un souvenir lumineux de Colleville. Des soirées folles zen vodka et haïkus. Un souvenir lumineux de la vallée des Mohawks, loin de tout, regardant la chute des feuilles.

Flashes d'éternité dans le juke-box magique de Claude Pélieu


Bruno SOURDIN





Carte postale-collage envoyée par Claude Pélieu. Mai 1991.





Huit lettres de Claude Pélieu



Le 23 mars 92, USA

Cher Bruno,

Merci pour le magnifique voyage. Céloche, mon seul écrivain, avec Genet, Paraz, William, Morand parfois, ah, sublime. Merci mille fois, mais tu n’as pas besoin de te ruiner. Je crois que les expos en France vont se réaliser. Et tu verras un jour les grands boulots avec Mary, et mes palissades. Je bosse sur des livres-collages instantanés désormais. Plus de toiles, que des albums – et ça gicle au nadir-zénith. Michel Collet va te contacter. Tu pourrais peut-être montrer tes collages un de ces jours. Fonce ! Vas-y ! Je t’ai dit, retour salingue de l’hiver – 40 jours sans cloper. Un vrai Carême, ça y est, j’ai gagné. Mille bonnes choses à toi et à ta famille.

Claude Pélieu


En 1992, Claude Pélieu et Mary Beach habitaient à Cooperstown, NY.

Céloche, alias Louis-Ferdinand Céline, l’auteur du « Voyage au bout de la nuit » ; il s’agit ici de la version illustrée par Tardi. William est William Burroughs, que Claude et Mary Beach ont traduit en français, notamment la fameuse Trilogie cut-up (« La Machine molle », « Le Ticket qui explosa » et « Nova Express »). Michel Collet et Valentine, artistes multimédia, sont des amis français.




Fin avril 92, USA

Cher Bruno

Un mot vite. Voilà ce qui nous préoccupe le plus, quel choix de timbre pour Elvis ?

Je ne sais pas ce que le proche futur nous réserve.

Quelles migrations ?

Quelles directions ?

Quelles réalités socio-économiques ?

Je pense que Michel Collet t’a écrit. Lui et Val sont super.

Daniel Giraud aussi.

Michel Bulteau – tu dois connaître son travail (génération « Électrique »).

Joël Hubaut – lui simplement génial.

Charles Dreyfus – Flux-Ping Pong.

Arnaud Labelle-Rojoux, revue Loques.

Julien Blaine – ancien Docks et tout ça.

Je ne peux pas faire un Bottin ---- Il y a en mai une expo de Jean Dupuy, Ypudu, anagrammiste, performer, super mec – tu devrais y faire un saut – Je pense avoir donné ton adresse à Elvire.

Il fait beau. Un peu frais encore. Nous allons pouvoir ouvrir toutes les fenêtres, et Mary pourra faire quelques gravures et monotypes.

Terminé toutes les grandes toiles-collages. Et les palissades. Je pense que Michel a quelques photos, il te les montrera. Je n’en ai plus.

Je t’ai dit, ici plus de galerie – pendant 6 ans nous avons été mal représentés, escroqués, salopés, volés – pas doué en affaires le mec – bref, nous repartons à zéro – personne ne s’intéresse à ce que nous faisons, Burroughs un peu, par gentillesse et gratitude sûrement – enfin voilà – tout d’un coup tu te sens à l’écart, vraiment d’une génération effacée, si tu veux bosser avec des mecs de 20 ans, vidéo, réalité virtuelle, ils trouvent ça suspect – tu te sens un peu comme les survivants constructivistes, comme Rodtchenko, seul – en fait ici c’est un peu comme ça, aussi bizarre et contradictoire – bref, je digresse, je déconne sûrement – je vois que l’écu existe vraiment – ça doit faire chier les Boches, enrager les Anglais – bon, rideau – ton enveloppe super.

Fais-tu de grands collages ?

Toiles ? Bois ? Papier ?

Assemblages ? Photomontages ? Mixant peinture encre film images sons bruits ?

À propos merci pour le petit texte dans Ouest-France.

Après Poitiers, malgré tous ses efforts, Hervé B semble découragé, écœuré – les étudiants ne savaient pas qui était Kerouac, pensaient que cette brave andouille de Dylan était un folkie des années 20, etc. etc. ---- ouais, les cons instruits de demain, lavés de logiciel, programmés.

Bon, voilà, je t’avais promis une lettre – à côté de la question, suis tombé dans l’trou du souffleur.

A toi, Claude


La lettre contenait un projet de deux timbres à l’effigie d’Elvis Presley, pour lesquels on demandait aux Américains de choisir. Elvire Allerini possédait une galerie d’art à Caen, où elle a exposé les collages de Claude Pélieu et les peintures de Mary Beach. Hervé B. est Hervé Binet, un ami pélieusien de Caen.






Fin juillet 92, USA

Mon cher Bruno

Ta lettre de Paris – vite un mot – je n’ai pas vu Ted J depuis 1959 – et entre-temps, parce que nous n’avons pas eu le temps de traduire ses poèmes après ceux de Joyce Mansour, il a développé une haine sordide envers Mary et moi – beuh, enfin – Carl S, eh bien je ne l’ai pas vu depuis 86 – il est OK, dans le Bronx, il avale ses valium, et a hérité de la fortune de son oncle (Ace Books) ----

L’arthrite ? eh bien c’est permanent, une forme douloureuse, déformante, liée au diabète et aux troubles vaso-vasculaires – je marche souvent avec une canne – ça empire tous les jours – et je ne sais si je ne serai pas totalement handicapé ---- Chirurgie ? et alors – remplacer chaque jointure, clonage hallucinant, ne plus souffrir ou ne plus rien faire – un peu comme Dufy, bref, n’en parlons pas.

Quand tu seras de retour tu trouveras 2 enveloppes avec plein de trucs – je t’ai dit dans mon avant-dernière lettre ----

As-tu vu Yves Buin ? (il est très lié avec Ted J et Alain Jouffroy et André Velter) – un mec super – médecin (psychiatre), et son livre sur Monk est un chef-d’œuvre.

Paris ? Ah, j’ai oublié – Mary pas – elle a vécu 37 ans en France – toute la guerre, avant et après, jusqu’en 68 ---- J’ai tout oublié, les noms des rues, le langage streets cafe, tout ça ---- si tu repasses par Caen vois Elvire, pour jeter un œil sur les nouveaux trucs.

Un copain me photographie ma boîte-collage, 88 folios – je crois la meilleure production – tu verras – si je te confie un tirage pourras-tu le transmettre à Elvire ? – ce serait un album, format Skira, 25x30 cm, tout en couleur – emboîtage noir – titre : Collage, tout simplement.

Pour l’instant nous avons 1 205 problèmes à résoudre, je t’épargne les détails – comment les choses ici vont-elles tourner ? Mal c’est évident, ou trop bien, ce qui est pire ---- À part Yves Buin, Dieu sait pourquoi, j’ai oublié de te donner les adresses de 3 ou 4 bons potes à Paris.

OK pour l’expo donc, ne t’en fais pas si tu ne peux pas tout montrer – j’ai fait ça d’avance parce que je pense à autre chose, n’étant sûr de rien & je crois que tous et toutes t’enverront quelque chose ---- Ce serait quand même bien si tu pouvais faire un catalogue « historique », ou des jeux de cartes postales – Xerox laser, c’est pas cher, et ça circule très vite, partout. Ceci n’est qu’une suggestion.

Les stars du base-ball sont là avec les fans, obèses et gueulards – des éclairs fulgurants de connerie illuminent le village (2 500) qui a du mal à absorber 300 000 et plus connards et leurs véhicules – Dès octobre tout sera calme, sous le givre, et puis la neige et la glace pour exorciser tout ça.

OK, à bientôt te lire.

Mille bonnes choses de Mary.

Et de moi, et aux tiens.

Claude


Ted Joans est un poète américain qui a vécu à Paris. Carl Solomon est le dédicataire du « Howl » d’Allen Ginsberg ; Claude et Mary ont traduit en français son « Mishaps, perhaps ». Le livre de collages sur lequel Claude Pélieu travaillait et les suivants n’ont jamais trouvé d’éditeur. L’expo dont il est question a rassemblé 320 mail-artistes du monde entier sur le thème (pélieusien) de « La rue est un rêve » (catalogue « Les rues rêvées de Claude Pélieu », 1993). Le village de Cooperstown, NY, devient le « temple » du base-ball en juillet.





August 92, USA

Cher Bruno

L’ouragan va remonter jusqu’ici, orages, vent, etc.

Ah, vite un mot pour te remercier pour ce livre – as-tu contacté Michel Collet et Valentine ? Hervé m’a téléphoné et m’a dit qu’il t’avait « écrit » - pourquoi écrire quand il y a téléphone fax-machines videodeck etc. ?

Après la folie palissades et toiles nous travaillons tout petit – et nous envisageons même de tout laisser tomber – je ne vois plus personne – pire que Raoul Hausmann à Limoges – ha ha hi hi ho ho !

En tout cas, après l’arnaque poème et prose, les Français décrochent le nougat napalmisé, je crois que je ne vais plus rien envoyer, sauf à Elvire – Clandestin de plus en plus, discret, silencieux, pas artiste pour une piastre ! ah ! de Dieu !

Mille bonnes pensées et mille milliards d’enveloppes,

Claude




Le 9 sept 92 USA

Cher Bruno, merci pour ton magnifique collage – il est au mur. Sympa les photos, Hugo ressemble à Parker Kaufman quand il avait 4 ou 5 ans – jadis, naguère. J’espère que ton expo sera OK. Plein d’ennuis de santé pour nous deux. Affreux. On paie, cash. Peu de temps pour écrire. À plus tard. Mille bonnes pensées.

Claude


Hugo est le fils (âgé alors 3 ans) de Bruno Sourdin. Parce que tous deux sont métis, Claude Pélieu le compare au fils de son grand copain le poète de San Francisco Bob Kaufman ; la photo de Bob et de son fils Parker illustre d’ailleurs l’édition française de « Solitudes ».






Le 10 sept 92 USA

Cher Bruno,

Ah, je n’ai pas encore les photos du livre Collage, mais j’en ai mis un autre en route, L’Ouverture de la chasse, collages minutieux, hyper-surréalo-flippés. Ces trucs-là et dé/collages, c’est quand mes doigts ne fonctionnent pas, comme aujourd’hui par exemple. Oui, Hervé doit venir, je vais lui filer pour Elvire une série de boulots assez grands, avec Mary, huile/acrylic et collages sur papier japonais très lourd et « museum boards ».

Toutes les galeries ont fermé, à NYC, les plus prestigieuses ferment, même les célèbres ventes publiques. Totalement clandestins, crapahutant dans le désert culturel et la jungle électronique. Bon, tu le sais. Dans quelques jours les grandes toiles et les palissades vont être mises en storage, dans une cave voisine, pour l’éternité. Désormais petits formats, choix volontaire, plus les « raisons » espace, santé, etc.

Je crois que l’énergie d’Hervé va s’étioler sans signe avant-coureur. Tout n’est que resucée, déjà-vu et entendu all over again & again – ou si bien empaqueté par les bureaucrates de l’industrie Kulturelle que ---- oh, merde, n’en parlons plus.

Ton collage est au mur entre deux Wendy Kurahara, Bill Ray, Ray Johnson, Jean Dupuy et Hubault – Merci encore – tu devrais plonger, c’est le seul collage de qualité reçu de France depuis 20 ans, et même tes enveloppes – si tu voyais ce que les mecs m’envoient ! ? ! ? ! après leurs merdiques poèmes et proses, ils se sont tous mis au collage.

Déjà l’automne, précoce, les érables rougissent. Les touristes expulsent leurs graisses.

Voilà, à toi,

Claude


Ray Johnson est le père du mail art. Bill Ray et sa femme Wendy, des amis artistes d’Oxford, NY.





Avril 93. Cherry Valley

Mon cher Bruno,

Ah, voilà l’histoire : je t’envoie les deux sets de photos de mes livres d’artiste (euh) ---- Collage, L’Ouverture de la chasse. Tu les visionnes (si tu n’aimes pas tu me dis). Dès que j’aurai les photos de Détrompe l’œil, je te les file air mail. […]

Tout ça est quand même différent, toiles, notebooks, Xerox Blues, etc. ---- J’suis pas intelligent, j’bosse comme Monk ou Steve Lacy, Gloria Lasso et Coluche ---- c’est simple ---- bon, OK, encore une journée de flip.

Mary est vraiment touchée par le travail que tu as fait, et je tiens à remercier tous et toutes qui ont « ready made-aidé » à produire cet ours, superbe ---- […]

Depuis mon arrivée à Cherry Valley, j’ai fait et défait une quarantaine de petites toiles et une quinzaine de compositions sur carton – la peau du collage, la peau du langage, l’infirmerie du vide ---- zen and now ! zazen dans l’métro (que j’ai jamais pris) ----

En tous cas ne mélange pas les reproductions – elles sont sous plastic – quand à la composition, à part les couvertures et les dos de couverture c’est à toi de voir ---- avec ces 3 livres « d’artisse » je conjure l’esprit de catastrophe et l’empire de la violence ---- c’est aussi un peu beaucoup un hommage à Erro, John Heartfield, Hannah Höch, Kurt S, Julia Popova, Valentine Hugo, Roland Penrose, Prévert bien sûr, et à tous ici, Harry Smith, Jack Smith, Robert Mapplethorpe, Patti Smith, Cage, etc. etc. etc. ----

Une lettre un peu conne, sordo sentimentale, mais que veux-tu, j’peux plus rien écrire, je préférerais te FAXER tout ça – et la couleur d’après Paul Bley est pour dans 2 ans ---- à propos il sera en Normandie en mai, série de récitals, partout en Europe – il est crevé avec toute cette pression, avion, train, hôtels, et le fait de ne pas être capable de doubler les regardeurs-auditeurs – c’est vachement dur, il est un peu plus âgé que moi, 63-64 ans ---- […]

Et puis toi

tu dois te faire connaître ---- tiens j’ai composé un notebook avec tes cartes postales

Bises à vous tous

Claude


« L’ours » dont parle Claude Pélieu est le catalogue « Les rues rêvées de Claude Pélieu » réalisé par Bruno Sourdin pour une exposition de mail art à Équeurdreville et Saint-Lô. Kurt S. est bien sûr Kurt Schwitters. Le pianiste Paul Bley a joué au festival Jazz sous les pommiers de Coutances, en trio avec Jimmy Giuffre et Steve Swallow, le 20 mai 93.






Cherry Valley, USA (gés), le 17 mai 93

Mon cher Bruno

Une idée après ma lettre du 16 à propos des livres d’artiste. J’en prépare un 4e : Le futur n’est plus ce qu’il était.

Ce serait bien en format cahier d’art, livre d’art, genre Skira, couverture dure – et une édition moins chère en soft cover plastifiée – je t’ai dit, en fin de compte, facile à faire – et c’est le genre de livre qui se vend, pour des tas de raisons auxquelles il vaut mieux ne pas penser ----

Mais alors chez un éditeur friqué, qui diffuse et distribue en masse.

Il n’y a plus aucune raison de se faire chier saboter par les résidus de l’underground et les petites revues merdeuses.

J’ai bien sûr aussi les notebooks-collages, qui peuvent aussi devenir livres d’art – ça j’en ai un gros paquet – Hervé en a ramené quelques uns pour Cactus – mais tout ça est vaseux, flou, incertain, minuscule, et souvent mal foutu.

Tu sais tout ça. Tu as l’œil.

Pas de littérature – un texte de présentation court, clair, comme celui du catalogue. Vraiment OK.

Je ne vends rien. Mary non plus. Ce serait notre « ticket out » -- juste revenir avec les boulots récents et les gravures – et les petites toiles – d’abord payer nos dettes, le fisc est là : impitoyable.

Je n’ai pas l’intention de faire ça ici – d’abord personne ne s’y intéresse – et je serais attaqué par mille corporations magazines agences de publicité, etc., pour appropriation, détournement, et Dieu sait quoi encore.

C’est pour ça que pour les expos je me suis protégé avec le titre global : Public Domaine.

Je n’ai aucune nouvelle d’Elvire depuis le fiasco chez Jacques Donguy, et le super fiasco à Caen. Le reste, 23, me gonfle un peu – ça dure trop longtemps, et je n’ai plus rien à voir avec tout ça. Hervé le comprend peut-être, ou peut-être pas – il va vite apprendre, la porcherie qu’est le monde de l’art, l’étable et les lieux d’aisance que sont les éditeurs – the hard way my boy ! – en tout cas il dépense une énergie peu commune ---- ceci dit il est OK, 100 pour 100.

Donc cet été, après avoir fini notebooks, collages (dé-collages) et mixages sur carton, bosser sur Le futur, 4e volume.

Je passe sur fatigue, états de santé merdiques, emmerdes de fric et dettes – et ce pays est devenu un tas de merde, violence pauvreté racismes en tous genres stupidité corruption – ah faut voir les chiures superstars au Festival de Cannes, aberrant.

Voilà ce que je ne t’ai pas dit dans ma lettre datée du 16.

J’espère que vous êtes tous OK, que les mômes sont heureux, à vous deux donc, mille bonnes pensées

Claude


À la fin de l’année 1993, Claude Pélieu est venu s’installer à Caen pour 16 mois. Il n’a jamais pu faire éditer ses livres d’artiste en France.












25/11/2020

Avec Yves Artufel, allons piqueniquer dans le fumier

Yves Artufel                                                         (Photo Yvon Kervinio)



On est moins malheureux quand on ne l’est pas tout seul. C’est sans doute à cette vérité que s’est rangé Yves Artufel en convoquant Job comme figure tutélaire de son dernier recueil. En effet, qui mieux que ce personnage de l’Ancien Testament  symbolise le malheur de vivre? Job assis sur un tas de fumier, Job à moitié nu, le corps couvert d’ulcères, ayant perdu ses biens, ses enfants, raillé par sa femme et ses amis. On ne peut connaître destin moins enviable.


Le livre est superbement intitulé Mots d’amour susurrés les pieds dans le fumier

« Ce recueil parle de Job, un type de la bible qui a eu des tas d’emmerdements, et de Gérald Neveu, un poète qui n’a pas vécu une vie très joyeuse, explique Artufel. Dis comme ça, c’est pas bien gai, mais il y a un peu d’amour quand même. » Un peu d’amour certes, mais surtout beaucoup d’humour et de dérision.


« Joberies »,  le poème qui ouvre le livre donne bien le ton:


« J’écoute encore la voix des frères lointains éparpillés

je l’écoute à nouveau

la voix des moussaillons des moussaillons meurtris

la voix qui pile son chant dans le mortier des solitudes

elle ne vieillit pas

elle revient comme la soif de pays chauds 

sous les plumes des hirondelles aussi fidèle

elle passe sereine sur la mer déchaînée

elle bave des mots de douceur déchirante

dans la chambre aux fenêtres sans rideaux

je vois la douleur consciencieuse analphabète

des frères voiliers de fraternité bancale

des frères catapultes d’ennui et de résistance à l’ennui »


Le mystère de la douleur innocente. L’homme, le moussaillon qui trouve injuste d’être puni pour des crimes qu’il n’a pas commis et qui entend garder sa liberté.

Moussaillon… Le poète n’oublie pas qu’il est né à Marseille, qu’il y a aimé « les nuages, les insurrections qu’on espère, les matins de grande grève cigare au bec ». Et s’il invoque le nom de Job, il brandit plus franchement ces mots de Gérald Neveu écrits en capitale: « JE NE M’HABITUERAI JAMAIS ». Je ne m’habituerai jamais au malheur, au désespoir, aux vacheries de la vie.

Qui se souvient de Gérald Neveu ? Marseillais lui aussi, poète maudit, mort à 39 ans (en 1960), « suicidé de la société », il disait: « Il ne s’agit pas de poétiser la vie mais de vivre la poésie. » Une leçon que Yves Artufel n’a pas manqué de retenir et qui l’a accompagné toute sa vie.


Son livre est à la fois un cri de désespoir et de révolte, truffé de gros mots et de magnifiques coups de gueule dans une langue riche et inattendue.


« Qu’as-tu donc fait de ma maison

de mon oiselle de mon oseille de mes marmots

de mes putains, de mes pantins, mes animaux?

coquin de Dieu nom d’un bouffon

langue plâtrée par la farine

d’hosties avalées de travers

mamelles vides nichons arides

vois donc ma peine ma bannière

mon temps tout sec mes soirs brûlés

à remâcher le grain d’espoir

et l’amertume des souvenances

dans des alcools de lunes rances

au chante-crève des adieux

dans les draps sales des sacrifices ».



                          Yves Artufel au Printemps de Durcet en 2019



Si l’angoisse est omniprésente dans ce recueil, Yves Artufel sait aussi se mettre à distance. Son livre n’est pas oppressant. Aux accents tragiques se mêlent inévitablement des traits d’humour et de cocasserie. Notons avec joie quelques titres déjantés, délirants, inclassables: « Charnelle et océane l’étoile ivre sent la chienne qui pisse à vos pieds », « A notre père le putois qui se balade quelque part peut-être »; « Allons piqueniquer dans les abattoirs »…


L’attention de Yves Artufel pour ceux que la vie oublie se retrouve dans la dernière partie du livre, intitulée de façon burlesque: « Contrôle périodique de la tension des méridiens ». On y reconnaît surtout son goût immodéré pour les aphorismes et les pensées abstruses. En voici un échantillon:


« Je vais jusqu’à l’horizon pousser ma brouette de décombres. Après on avisera. » 

« Bilan de la journée: j’aurais dû être un peu plus oiseau aujourd’hui et un peu moins strapontin. » 

« Regarder comme un frère cet insecte se poser et rester longuement sur cette fleur de plastique et de fils de fer. »


Et le dernier, pour la route, à mi-chemin entre l’image poétique et le rire libertaire: 

« La présence de cette femme à mes côtés

a le pouvoir de filigraner l’azur,

de transparencer les pierres,

d’outrepasser les cieux

et de me faire dire tout un tas de conneries de ce genre. »


Les pieds dans le fumier, Artufel riait.


Bruno SOURDIN.



Yves Artufel: « Mots d’amour susurrés les pieds dans le fumier », éditions Gros Textes.








08/11/2020

Piero Heliczer, le génie oublié de l'underground

 

Piero Heliczer

Pas de pierre tombale mais un simple tas de cailloux et quelques plantes un peu folles, pas de nom ni d’inscription: dans le cimetière de Préaux-du-Perche, un joli petit village de l’Orne, cette tombe anonyme a de quoi intriguer. C’est ici que repose un des artistes majeurs de l’avant-garde américaine des années 60. Poète, éditeur, cinéaste expérimental et figure de la bohème new yorkaise, il a côtoyé Allen Ginsberg et les écrivains de la Beat Generation, Andy Warhol et les familiers de la Factory, Lou Reed et les musiciens du Velvet Underground. Il a vécu les 25 dernières années de sa vie tumultueuse dans ce village de Normandie, où il avait acheté une petite maison qu’il avait baptisée « Notre-Dame-des-Friches ». Il s’appelle Piero Heliczer.


Piero Heliczer est un surdoué. A Préaux, il ne parlait jamais de son passé, mais dans le village on savait qu’il était artiste, qu’il ne tenait pas en place, qu’il vivait ou avait vécu à New York, Londres ou Amsterdam… Ici, il subsistait dans la misère, sans électricité, dans une maison qui ne le mettait pas à l’abri des intempéries, mais où il semblait être heureux. On l’appelait le Poète.


La première fois que je vis mentionné le nom de Piero Heliczer, c’était dans un numéro spécial des Inrocks sur le Velvet Underground (1). On le présentait comme « un poète du happening », qui avait fondé, avec son ami Angus McLise, à Paris en 1957, les publications de The Dead Language Press. Je fis rapidement le lien avec une photo d’Harold Chapman dans le livre indispensable qu’il a consacré au Beat Hotel de la rue Gît-le-Coeur (2), photo qui est ainsi légendée: « Piero Heliczer poète de la Dead Language Press, de passage à l’hôtel pour une coupe de cheveux gratuite ». Je retrouvais aussi son nom dans un ancien recueil de Gerard Malanga, qui fut le bras droit, le « grand chambellan » du maître Andy Warhol, Ten Poems for Ten  Poets (3); le poème dédié à Piero était magnifiquement intitulé The Last Boy. 


Piero Heliczer en visite au Beat Hotel pour une coupe de cheveux. Photo Harold Chapman



En juin 2015, je courus à Alençon, où la directrice des Bains Douches, Sophie Vinet, organisait une expo extraordinaire, Piero Heliczer, l’underground à Préaux-du-Perche (4) : des livres rares, des revues hors de prix, des collages, des flyers, des photos de la fin des années 80 prises dans sa maison par un photographe de Nogent-le-Rotrou, Pascal Barrier, et surtout un entretien réalisé par Sophie Vinet avec les habitants de Préaux et des environs qui avaient connu Piero entre 1967 et 1993. De nombreuses anecdotes y étaient rapportées. « Ses relations avec le voisinage sont à l’image du personnage, un peu schizophrène, écrit à l’époque François Boscher dans Ouest-France. Il était bien intégré et aimait discuter avec les gens mais ça surprenait quand il assistait à la messe habillé en cardinal ou qu’il venait se laver à la pompe au milieu du village, tout nu! »


Des oeuvres de Heliczer présentées à Alençon en 2015

Un collage de Heliczer

Il y avait aussi cette lettre éclairante de Jean-Jacques Lebel, adressée à Hervé Binet, le consultant de cette exposition des Bains Douches (5): « Mon cher Hervé, j’ai été assez proche, en effet, de Piero Heliczer dans les années 50 et 60, à Tanger, à Ibiza, à N.Y., à Londres mais surtout à Paris où, si mes souvenirs sont exacts, il a habité le Beat Hotel ou pas loin. Pour un Américain, il parlait bien le français et l’italien. Visage et sourire angéliques mais portés sur une certaine ténébrosité, corps menu, très doux, souvent défoncé, délicat et passionné de mythologies syncrétiques, réinventées. Piero était un scribe-trouvère d’un autre âge, plutôt cathare sur les bords et tantrique, un poète à l’ancienne, cherchant à publier ses textes d’ailleurs toujours de qualité. »


Et voici que Patrick Bard vient de publier, aux éditions du Seuil, une enquête très documentée sur la vie incroyable de cet homme de génie, Piero Heliczer, l’arme du rêve (6). 


Patrick Bard et Sophie Vinet annonçant une expo Heliczer à Préaux en 2016


Piero est né le 20 juin 1937 à Rome. Ses parents viennent, le père de Pologne, la mère d’Allemagne. Ils sont juifs et s’intègrent parfaitement en Italie. A 4 ans, Piero devient acteur: on le fait tourner dans un film où il incarne, en pleine période fasciste,  l’enfant italien modèle. Quand l’Allemagne a envahi l’Italie, son père  qui est entré dans la clandestinité sera retrouvé et assassiné par les Nazis. On demandera à Piero, qui n’a alors que 7 ans, d’identifier son corps torturé et énucléé: cette vision horrible le traumatisera pour le restant de sa vie.


En 1946, c’est l’exil aux Etats-Unis. Il apprend l’anglais très vite, il est brillant, c’est un enfant surdoué, ses camarades l’exaspèrent. « J’étais un marginal, un Italien, un bouffeur de spaghettis, un rital. Je me faisais frapper par mes camarades de classe parce qu’ils me trouvaient snob, parce que j’étais différent. Peut-être étaient-ils jaloux parce que j’avais sauté une classe? Parce qu’un étranger était meilleur qu’eux en orthographe? » Piero déteste son nouveau pays. Mais il veut tout apprendre. Il commence à rédiger des poèmes, devient passionné de blues et de musique baroque. Il s’initie à la viole de gambe. « A 11 ans, résume Patrick Bard, c’est à peine s’il parle anglais; à 17 ans, c’est déjà un magnifique poète anglophone. la différence entre Rimbaud et lui? Rimbaud écrivait dans sa langue maternelle. Heliczer s’est payé de luxe d’adopter et d’aimer celle d’un pays qu’il détestait. »


Mais bientôt, naissent en lui des pensées délirantes. Il a des hallucinations. Il entend des voix. Il est diagnostiqué schizophrène. Sur le plan scolaire, c’est un parcours exceptionnel. Il termine ses études secondaires en apothéose: « Il sort évidemment premier de sa promotion en 1954, note Patrick Bard, avec un an d’avance et la note la plus élevée jamais attribuée en anglais à un élève aux Etats-Unis: 100. » Il entre à l’université de Havard mais s’en fait rapidement renvoyer. Sa maladie s’aggrave. Il est interné et doit subir des séances d’électrochocs. 


En 1957, il est à Paris. « J’ai lâché l’Université et je suis parti en Europe où je suis devenu vagabond. Je lisais Henry Miller et je jouais de la guitare sur le Pont des Arts. Je vivais avec cinq francs par jour et je me baladais en bicyclette avec ma guitare dans le dos; je dormais parfois dehors. » A Paris, c’est la vie de bohème, les cafés et les galeries du Quartier Latin, l’hôtel de la rue Gît-le-Coeur, où vivent Allen Ginsberg, William Burroughs et Gregory Corso et que l’ont appellera le Beat Hotel, la librairie de George Whitman, rue de la Bûcherie, qui deviendra Shakespeare and Company. « Pour la première fois de ma vie, écrit-il, je rencontrais des Américains qui étaient aussi de vraies personnes. » Il achète une presse à main pour créer, avec son ami Angus MacLise, sa propre maison d’édition et éditer ses poèmes et ceux de ses amis. Ce sera The Dead Language Press.


Rencontré à Paris, le peintre Hundertwasser lui fait découvrir le Perche. Un véritable coup de foudre et qui ne se démentira jamais.



Piero Heliczer dans sa maison du Perche. Photo de Pascal Barrier


Il y eut aussi des voyages à Londres et une amitié forte avec le poète Michael Horovitz, qui sera le premier à écrire sur son oeuvre dans sa revue New Departures et l’accueillera dans son anthologie de la poésie underground britannique, Children of Albion. Voici Piero Heliczer devenu poète anglais! En Angleterre aussi, il rencontre Jeff Keen, le cinéaste expérimental, et ensemble ils réalisent un film qui fera date, Autumn feast.


Puis il retourne à New York, où il va vite devenir une figure décisive de l’underground. Il prend un loft dans le Lower East Side avec son ami Angus: « C’était la grande époque des lectures dans les cafés, des magazines de poésie ronéotypés, des filles qui portaient des blue-jeans et ne se rasaient pas sous les bras, bref, le Paradis… »


Lui et Angus mettent au point des performances et des projections de films qui accompagneront la première formation du Velvet Underground, dont Angus est le batteur. « C’était un grand compositeur ésotérique, dira d’Angus Gerard Malanga, alors que Lou voulait faire du rock’n’roll: voilà pourquoi il n’est pas resté dans le groupe. Je suis toujours resté proche d’Angus, mon frère spirituel, un vrai poète et musicien. » C’est grâce à Gerard Malanga, justement, que Piero va approcher Andy Warhol et devenir un familier de la Factory. Il va réaliser un nombre important de films expérimentaux, comme Dirt, que produit Andy.


Edie Sedgwick, Andy Warhol et Piero Heliczer à la Factory. Photo de Billy Linich, 1965


Et puis tout va mal tourner. Explication de Piero: « Le mouvement n’est pas tombé tout seul, on l’a poussé. (…) Le gouvernement s’est mis à subventionner les artistes. Allen Ginsberg s’est fait kidnapper par les Tibétains, Timothy Leary par le FBI. Moi, je n’étais pas assez important à leurs yeux, ils se sont juste arrangés pour que mes copines disparaissent, sachant bien que sans copine, je suis perdu. » 


Piero s’enfonce dans la dépression. Il est miné par la maladie. Il ne trouve plus l’inspiration, ne finit plus ses films, il survit avec difficulté, devient violent et se clochardise: on le retrouve à la rue, contraint de dormir  sous le porche d’une banque, à la hauteur la station de métro de la 8e rue.


Il parvient malgré tout à regagner la France. Il vit un temps à Amsterdam dans une péniche, avec femme et enfants, puis c’est le retour dans le Perche. Et c’est la grande misère. Il survit en vendant des livres d’occasion sur le marché à Nogent-le-Rotrou. Il réussit à s’acheter une mobylette et une petite remorque où il transporte ses livres. C’est en revenant de Paris, où il était allé s’approvisionner, qu’il est écrasé par un camion près de Rambouillet le 22 juillet 1993. Il avait 56 ans. Il est enterré à Préaux-du-Perche. Oublié du monde. Et pourtant, ce clochard céleste était un des grands esprits de sa génération, un des inventeurs de l’underground. L’underground, c’était lui.


Bruno SOURDIN.



La tombe de Piero Heliczer dans le cimetière de Préaux-du-Perche



(1) Superstars, guide maniaque du Velvet Underground et de la Factory d’Andy Warhol, Les Inrockuptibles, 1990.


(2) Harold Chapman, The Beat Hotel, Gris banal éditeur, 1984.


(3) Gerard Malanga: 10 poems for 10 poets, Black Sparrow Press, 1970.


(4) Piero Heliczer, l’Underground à Préaux-du-Perche, les Bains Douches, Alençon, 2015.


(5) Hervé Binet a notamment édité le premier livre en français de Gerard Malanga: Mythologies du coeur, éditions 23, 1994.


(6) Patrick Bard: Piero Heliczer, l’arme du rêve, Editions du Seuil, 2020.




Deux poèmes de Piero Heliczer



Fuga XIII


sais-tu qui j’ai choisi dans mon lit

lutra lutra dont le ventre boueux est comme une mer

veinée d’une écume aussi fine qu’un cheveu

elle est tellement sensible aux doigts des anges

sentant l’odeur du brouillard

espérons que ce ne sera pas le blanchisseur chinois 

ses yeux sont bien ceux d’un cormoran

sa barbe

est agréable comme des plumes de faisan

dans son lit de laine couleur goéland

elle caresse son bas-ventre

lutra lutra dont le ventre boueux est comme un luth

cet ange sent le bois

ne prend pas d’inconnu qui sente le bois

l’ange dit qu’il sent le jupon

son gilet est en fourrure de loutre et ses boutons

en bec de héron il fait glacial dans l’air clair

au-dessus du brouillard l’ange entre enfin au paradis





La cloche de plongée


temps de lumière ininterrompue

je passe d’une chambre à l’autre

en refermant les portes

me demandant s’il est l’heure de dormir


sol prêt pour la fertilité

je brille comme le soc d’une charrue rouillée


seul le nid demeure dans la vibration des arbres


(Traduction BS)