21/04/2023

Shimla, l’éventreur et les vautours de l’Himalaya

 

Michel Renouard, spécialiste de l'Inde et de la littérature indienne anglophone.


Michel Renouard connaît bien l’Inde. Ce grand voyageur a été professeur de littérature et de civilisation indienne à  l’université de Haute-Bretagne à Rennes. Il est à l’origine des études anglo-indiennes en France et a fait paraître une revue spécialisée, Les Cahiers du Sahib (six numéros aux Presses universitaires de Rennes). On lui doit un « Que sais-je » de référence (1).


Shimla est une ville du nord-ouest de l’Inde, juchée à 2 200 m d’altitude sur les contreforts de l’Himalaya. A la fin du XIXe siècle, les Anglais en avaient fait la capitale d’été du Raj britannique, « le plus beau joyau de la Couronne ». A l’origine, ce n’était qu’une simple bourgade « bâtie à la diable ». L’été, les Anglais avaient trop de mal à supporter le climat de Calcutta, ils ont préféré déménager leur capitale à Shimla. « Plutôt que d’affronter la moiteur du Bengale, ils pouvaient ainsi profiter, pendant plusieurs mois, de la fraîcheur de l’Himalaya. Un déménagement unique dans l’histoire puisque Calcutta et Shimla sont distantes de quelque mille cinq cents kilomètres. »


Shimla en 1890, capitale d'été de l'Inde britannique.

C’est dans cette station d’altitude que Michel Renouard a situé son nouveau roman policier, Le Vautour de Shimla. Nous sommes en 1896. Le professeur Martin Mortimer, de l’université d’Oxford, vient enquêter sur l’assassinat d’une jeune femme écossaise, 3 ans plus tôt. Les circonstances du meurtre lui rappellent les méthodes de Jack l’Éventreur à Londres. Le meurtrier de Whitechapel se serait-il installé en Inde?


Mortimer: « J’ai retrouvé l’Inde avec un certain plaisir, mais il est vrai que Shimla constitue un monde à part, à la fois cocasse et insaisissable. La ville est une sorte de réplique en miniature de l’Angleterre, avec son architecture, ses puddings, ses castes sociales et ses garden-parties. Il y a même en Inde de fausses ruines d’abbayes gothiques, où les colons aiment aller piqueniquer le dimanche (avec des couverts en argent, tout de même!) »


Chargé d’enquêtes spéciales au service de Sa Majesté la reine Victoria (qui est aussi impératrice de l’Inde britannique), Mortimer tente de découvrir la vérité. La ville grouille d’aventuriers (et d’espions) venus du monde entier: on y fait la connaissance du vice-roi Elgin, d’un maharadja, d’un aliéniste éminent, de deux officiers sikhs à l’allure très martiale, d’un policier en retraite, d’un libraire maltais qui aime à arpenter le Mail habillé en femme et qui prétend être l’éminence grise du vice-roi. On y rencontre un jeune castrat en cavale que la communauté hijra de Bombay cherche à capturer. On y croise un inquiétant convoi funéraire qui est parti de Bombay pour déposer le cadavre d’un riche Parsi sur le hauteurs de l’Himalaya pour que son corps, comme l’exige sa religion, soit dévoré par les vautours. 


Qui a tué la jeune Écossaise? La résolution de l’énigme sera annoncé au Fontevacchia, un salon tenu par une Italo-Portugaise de Goa, chez qui tout le beau monde de Shimla peut trouver le gîte et le couvert, « plus quelques agréments particuliers à l’occasion ». 


Mais demain, toute cette affaire sera oubliée. L’épidémie de peste bubonique tant attendue déferlera sur le pays. Mortimer aura repris le train pour Bombay, aura pu sauter dans le premier paquebot et sera rentré à la maison.





Avant Le Vautour de Shimla, Michel Renouard avait écrit deux romans qui se déroulaient également en Inde. Les castrats de Bombay (2) est un roman d’humour et d’action qui se situe dans la ville la plus folle et la plus fascinante de l’Inde, « Crazy Bombay ». En 2007, il avait signé L’Indien du Reich (3), un roman historique qui raconte l’histoire d’un leader nationaliste indien, Subhas Chandra Bose, qui vient se réfugier en Allemagne en 1942 et qui espère qu’Hitler l’aidera à obtenir l’indépendance de son pays. Un roman d’espionnage insolite qui se déploie sur une trame historique parfaitement authentique. Passionnant. Lisez Renouard !


Bruno SOURDIN.


Michel Renouard: Le Vautour de Shimla, éditions Kailash, 2023. Le livre a été édité et fabriqué à Pondichéry.



  1. La littérature indienne de langue anglaise,  Presses universitaires de France. Livre réédité, dans une version revue et augmentée, sous le titre La littérature indienne anglophone, Atlande, 2008.
  2. Les castrats de Bombay, éditions Alain Bargain, 1997.
  3. L’Indien du Reich, éditions Privat, 2007.

10/04/2023

Une année de joie en Normandie avec David Hockney


David Hockney à Bayeux.


L’oeuvre lumineuse de David Hockney est un hymne insistant à la joie de vivre. On pense aux couleurs vives de ses piscines de Californie, à ses garçons nus au bord de l’eau, à la gerbe d’eau vibrante de « A Bigger Splash ». On pense aux peinture sensuelles et chatoyantes de ses paysages de Santa Monica. O bonheur que ce « Jardin avec terrasse bleue » dans son rêve sentimental et hédoniste de vie tranquille!


Les paysages de son Yorkshire natal sont tout aussi séduisants. Ils dégagent eux aussi une vive impression d’étrangeté et de félicité. David Hockney ne s’est jamais laissé enfermer ni dans un style ni dans une formule. Le peintre britannique aime innover. Pour représenter « La Route vers Thwing »  en 2006, il a peint sur le motif six petites toiles de même format qu’il a ensuite juxtaposées. Grâce à cette technique, il conçoit une oeuvre monumentale de plus de douze mètres, composée de 50 toiles exécutées en plein air et assemblées: c’est « Bigger Trees near Warter », magnifique éloge de la campagne anglaise, qui illustre à merveille son concept « d’infinité de la nature ».


On retrouve cette détermination dans son dernier travail, « A Year in Normandy ». En 2019, à 82 ans, il décide de s’installer de façon pérenne en Normandie, au coeur du Pays d’Auge, loin de l’effervescence de Los Angeles. A la Grande Cour, près de Beuvron-en-Auge,  il a trouvé son havre de paix: une belle maison à colombages, un grand verger et le bocage verdoyant qui l’entoure. Il est séduit par la douceur de vivre et la beauté de la campagne normande. 



A La Grande Cour, David Hockney a trouvé son havre de paix.                        (Photo Ouest-France)



En vérité, c’est sa passion pour la « Tapisserie de Bayeux » qui l’a fait venir dans le Calvados.  Sur près de 70 mètres de long, cette broderie du XIe siècle raconte la conquête de l’Angleterre en l’an 1066 par Guillaume, duc de Normandie. C’est une oeuvre unique au monde. David Hockney ne l’avait pas revue depuis plus de 50 ans. Il se lance alors le défi de créer une composition aussi longue que la « Tapisserie » pour raconter « l’arrivée du printemps en Normandie ». Il réalise son ensemble sur iPad, une tablette numérique sortie en 2010, qu’il s’est tout de suite procurée, et qu’il utilise comme un carnet de croquis. « Mon idée, dit-il, est de faire l’arrivée du printemps comme la Tapisserie de Bayeux, c’est-à-dire comme si vous passiez devant. » 



Au fil des saisons, entre 2020 et 2021, l’artiste a réalisé 220 dessins de la nature qui l’entoure. Comme dans la Tapisserie, les arbres sont stylisés, il n’y a pas d’ombre. Ni ombre ni perspective. En suivant la fresque, on voit les saisons défiler, « comme dans un film », en partageant le sentiment d’émerveillement et le bonheur de vivre qui caractérise si bien l’art de David Hockney.


Bruno SOURDIN.


« A Year in Normandy - David Hockney », exposition au musée de la Tapisserie de Bayeux (Calvados).



"A Year in Normandy" au musée de la Tapisserie à Bayeux.



















03/04/2023

Isamu Noguchi cherche l’amour de la matière



A la croisée de l’Orient et de l’Occident, déployant son oeuvre entre modernité radicale et simplicité artisanale, Isamu Noguchi est indéniablement un artiste majeur du XXe siècle. Le musée d’art moderne de Lille Métropole lui consacre une importante rétrospective, la première en France. On y découvre un créateur toujours en recherche, surtout connu comme designer (il a conçu les fameuses lampes Akari) mais avant tout sculpteur. Un artiste méconnu en France, qui ne s’est laissé enfermer dans aucune catégorie.


Il est né à Los Angeles en 1904. Son père, Yonejiro Noguchi, était un poète japonais, sa mère, Léonie Gilmour, une enseignante et écrivaine américaine, d’origine irlandaise. Il a passé son enfance au Japon mais est retourné seul aux Etats-Unis, à 14 ans, pour intégrer une école dans l’Indiana. Quatre ans plus tard, fasciné par l’oeuvre de Rodin, il entre en apprentissage chez Gutzon Borglum (célèbre pour ses sculptures monumentales du Mont Rushmore) puis à New York avec Onorio Ruotolo, le « Rodin de la Little Italy », qui lui fait travailler l’argile.


Mais la rencontre déterminante eut lieu en 1927 à Paris, où il avait pu se rendre grâce à une bourse de la fondation Guggenheim. C’est là qui réussit à entrer en contact avec Constantin Brancusi, qui l’initia à l’abstraction et au travail de la pierre. « Pour moi, vous savez, toute cette histoire d’art expérimental a commencé à Paris.» 

Noguchi parvient à devenir l’assistant du sculpteur roumain qui était alors au sommet de sa puissance créatrice. « Il est connu pour être un homme solitaire qui produit lui-même toute son oeuvre, ce fut donc un rare privilège que d’être accepté.»


"Globular", laiton, 1928.

"Leda", bronze aluminium, laiton, 1928

Son séjour en France va durer deux ans. Il y rencontre Foujita, noue amitié avec Alexander Calder et découvre le mouvement surréaliste. Il laisse donc libre cours à son inconscient: il en résultera, dans les années 1940, des sculptures d’une étrange beauté. De retour aux Etats-Unis, il se liera avec Arshile Gorky, le peintre d’origine arménienne qui connaîtra un tragique destin. En 1947, Noguchi participe à l’exposition surréaliste collective Blood Flame à la Hugo Gallery de New York (avec Matta, Lam et Gorky) puis à l’exposition internationale organisée par André Breton et Marcel Duchamp à la galerie Maeght à Paris. Le surréalisme a fortement retenu l’attention du sculpteur américano-Japonais, même s’il n’a jamais revendiqué son appartenance au mouvement. 



"Remembrance", acajou, 1944


Chez Noguchi, rien ne dure, il aspire à se renouveler sans cesse. Sculpture, design, architecture, danse, photographie: ce grand voyageur, citoyen du monde, explore de manière continuelle tous azimuts. Il est constamment à la recherche de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques.


C’est ainsi qu’à Pékin, où il s’est rendu par le Transsibérien dans les années 30, il rencontre le peintre Qi Baishi, qui lui apprend la technique traditionnelle du dessin au pinceau à encre, le wenrenhua, la « peinture de lettrés ». Il réalise ainsi, avec des gestes spontanés qui ne sont pas sans rapport avec la calligraphie, d’étonnants dessins de figures humaines.


"Chinese Girl", plâtre, 1930

"Peking Brush Drawing", encre sur papier, 1930



L’année suivante, il voyage au Japon, où il n’était pas retourné depuis son enfance. Il se forme auprès d’un maître potier, Jinmatsu Uno, et travaille l’argile. Il est fasciné par des terres cuites funéraires, les haniwa, les « gardiens d’éternité ». 


Noguchi aime revaloriser l’artisanat traditionnel. A l’encontre de l’opinion communément admise, il affirme que « l’essence de la tradition est le changement». Au Japon, il découvre le Mingei, ce mouvement de l’art populaire qui prône « ce qui est naturel, sincère, sûr, simple ».



"Portrait of my uncle", terre cuite, 1931




Dans les années 30, Martha Graham, cette grande danseuse, pionnière de la danse moderne américaine, l’invite à concevoir des décors pour sa compagnie. Avec elle, Noguchi va réaliser 22 créations. « Sans lui je n’aurais rien pu faire, a assuré Martha Graham. Il m’a fait ressentir ce qu’est un espace habité, un espace qui vibre et qui vit, qui n’est pas que du vide. »



Les sculptures de Noguchi vivaient fortement sur scène, comme une extension des corps des danseurs: une beauté étrange, comme venue d’un autre monde. En travaillant sur le rapport entre sculpture, espace et corps, l’artiste souhaitait dépasser l’art des objets: « Il est une joie de voir une sculpture prendre vie sur scène, dans son propre univers de temps temporal. Alors, l’air même se retrouve chargé de sens et d’émotion, et la forme joue pleinement son rôle dans la reproduction d’un rituel. Le théâtre est une cérémonie; la performance est un rite. La sculpture dans la vie quotidienne devrait ou pourrait être ainsi. »


"Spider Dress, 1946

"Judith", 1950



Au début des années 50, il revient une nouvelle fois au Japon. Dans la ville de Gifu, il est émerveillé par des lanternes en papier, un papier d’écorce de mûrier qui a la particularité de filtrer la lumière. C’est ainsi que Noguchi va concevoir ses sculptures lumineuses Akari, un terme japonais utilisé pour exprimer la clarté ou la lumière. Les lampes Akari sont rapidement devenues un icône du design mondial. Isamu Noguchi a conçu plusieurs centaines de modèles différents, lampes de table, lampadaires ou plafonniers. « Mon objectif principal a toujours été l’art en relation avec la vie. Je travaille avec toute la gamme de possibles. La légèreté et la fragilité sont inhérentes aux Akari. Elles semblent offrir un épanouissement magique loin du monde matériel. »


Lampes Akari




Toute l’oeuvre de Noguchi,  finalement, peut se résumer en une recherche de l’équilibre. Equilibre entre la pierre polie et la surface brute, entre l’abstrait et le concret, entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’Est et l’Ouest. « L’abstraction pure ne m’intéresse pas vraiment, avouait-il. L’art doit avoir une qualité humaine. »


"Calligraphies", fer, bois, corde, 1957



Comme peu de sculpteurs avant lui, Isamu Noguchi, qui s’est éteint à New York en 1988 à l’âge de 84 ans, s’est efforcé, toute sa vie, de dévoiler l’éclat de la matière. De la matière à l’esprit, sa quête de la consistance n’a cessé d’élargir son champ de vision. Il avait cette magnifique formule qui résume tout: « Pour trouver la vraie nature de la pierre au-delà de l’accident du temps, je cherche l’amour de la matière.»


Bruno SOURDIN.




« Isamu Noguchi. Sculpter le monde », jusqu’au 2 juillet 2023, au LaM (le centre d’art moderne de Lille Métropole) à Villeneuve-d’Ascq.