25/05/2019

Hazel, un souffle sur les routes de l'Inde



Si l’Inde demeure une énigme pour nous, Occidentaux, alors on peut dire du recueil de poèmes de Bruno Sourdin, intitulé Hazel, qu’il nous en donne parfaitement la mesure. Avec l’auteur, on s’aventure dans le labyrinthe de Madras, Pondichéry ou Bombay en compagnie de personnages mystérieux ou à la rencontre de silhouettes entrevues à contre-jour au bord d’un fleuve, ou, plus souvent, dans l’épaisseur de la nuit.
Mais Bruno Sourdin n’a pas écrit un road-movie, même s’il nous rappelle, au passage, tout ce qui le rattache à la Beat generation, à ses auteurs et à ses artistes (n’a-t-il pas consacré un livre à Claude Pélieu, créateur de collages ?)."Pèlerins errants et compagnons de route, et tous mes frères de la tribu des soleils". C’est ainsi qu’il nous les désigne au cœur de son recueil.
Si le livre de Bruno Sourdin nous interpelle, c’est qu’il invite à sonder le mystère du monde sensible. Que l’on soit à Madras, à Brocéliande ou dans la gare de Rennes. C’est, aussi, parce qu’il prend ses distances, à la manière des poètes de la Beat, avec toutes les turpitudes de notre époque. "Aujourd’hui, tout le monde se tait / Les jours radotent / La télé beugle".
Ainsi peut-on s’approcher de l’Inde avec lui, comme le fit en d’autres temps Herman Hesse, cité en exergue du recueil. Dans son livre Siddharta (1992), inspiré par l’Inde, le célèbre écrivain germano-suisse jetait un pont entre les cultures et cherchait un point de convergence pour les hommes. Bruno Sourdin révèle qu’il est aussi, dans la soumission au temps qui passe, à la recherche d’un ailleurs possible."Garde ta mélancolie à jamais / Laisse le bon temps rouler". Il termine même son recueil par une forme de haïku, au ton réjouissant. "Ah, la nuit sans sommeil / avec mon sac à dos, quel bonheur / Sur la route de Pondichéry".
Pierre Tanguy


                                                          *


Darshan
Voici le secret le plus haut.
Voici la foudre du ciel.
Voici les dieux violents de l’orage.
Voici les corps décapités et les visages ravagés.
Voici l’Un éternel qui se transforme.
Voici une bougie dans la nuit.
Voici les gardiens du monde.
Voici Hazel et Mister Bo,
Vieil Ange Minuit et la nonne tibétaine.
Hazel chante en robe blanche.
Mister Bo rugit dans un un fracas de cymbales.
Des rides creusent son front.
Il ouvre des yeux étonnés.
Il tremble de colère.
Il tient une carte à la main.
Bombay.
Calcutta.
Madras.
Pondichéry.
Ce qui s’est joué se rejoue sans cesse.
Ne vous attachez pas, ne vous arrêtez pas.
Il tremble de colère
Mais lad douceur de sa voix me dit d’espérer.
J’ai sa vision bénie.
Je sors de ma torpeur.
Je ferme les yeux.
Une voix me submerge. Fulgurante.
Une porte que l’on ouvre.
Un instant furtif.
Une paix immobile.
J’habite le silence maintenant.
C’est cela, la miséricorde de l’Inde.
J’ai hâte d’être seul, de reprendre mon souffle.
Je suis ma route.
Je m’enfonce à tâtons.
Je m’égare
Sans bruit dans la nuit du monde.


*

Enigmes
La force de l'esprit.
Des pierres qui volent.
Une momie qui danse. Bleue de rage.
Les yeux fermés dans un labyrinthe de machines.
La vie bascule.

L'agonie de Hazel.
Une nonne tibétaine scalpée et hurlant dans le désert.
Mister Bo s'effondrant sous une pluie battante.
Enigmes.
Sarasvati. Tout est poésie.   


*

Laisse le bon temps rouler
Pupilles brillantes
L’enfant bleu
Tremblant dans cette bonne nuit.
Laisse le bon temps rouler. 
Pulsations.
Ragas furieux
Sous mes paupières fermées.
Laisse le bon temps rouler. 
Hommes-oiseaux déguenillés
Et le vieux vent vomissant
Le spectre blessé de la ville.
Laisse le bon temps rouler. 
La mousson arrive
Dans son wagon de crânes
Toujours et à jamais.
Laisse le bon temps rouler. 
Litanies des visages grimaçants
Soufflant leurs chagrins familiers.
Donne-moi la vie que j’aime.
Laisse le bon temps rouler. 
Vieil Ange Minuit traînant au lit.
Ses gopis l’attendent en secret
Dans la salle des machines.
Laisse le bon temps rouler. 
Et toi, vieux frère corbeau,
Vieux flâneur de l’âme, je t’en supplie,
Garde ta mélancolie à jamais.
Laisse le bon temps rouler.


*

Frère corbeau
Je cherche un roi qui roule chaque matin dans la neige fraîche.
Je cherche un roi qui vole, glisse, s’abandonne
Et ne s’essouffle pas,
Qui vit parmi les morts en plein vent, parle aux vivants
Et prend toute sa place,
Qui se pose sur tant d’arbres où il n’habitera jamais.
Je cherche de dernier roi pauvre, œil ébloui, éclat de rires
Et cœur profond
Dans le vent froid entre les tours de la ville.

Souffle, goûte l’heure et passe.
Souffle et laisse le bon temps rouler.

Allégresse.
Les sirènes mugissent.
C’est quoi sa vie ?
Pas de bavardages.
Il ne porte jamais de tenue de soirée.
Il ne sort jamais couvert de médailles.
Et le téléphone ne sonne jamais sur son arbre, sacré veinard.
Et jamais rien d’autre à faire
Qu’à tourner là-haut dans le ciel.

Souffle, goûte l’heure et passe.
Souffle et laisse le bon temps rouler.


*

Chanson pour Li Po
A Daniel Giraud
Il y avait le soleil de l’aube
Il y avait le vent dans les feuilles
Il y avait ces pichets de bon vin
Il y avait l’herbe sauvage
Il y avait mille oiseaux qui venaient manger dans sa main
Il y avait le hennissement des chevaux
Il y avait le tumulte des batailles
Il y avait cet air triste de flûte
Il y avait le fleuve qui coulait vers l’Est
Il y avait le sentier et les ronces
Il y avait les nuages mauves qu’il contemplait en montant au sommet de la montagne
Il y avait les cimes
Il y avait le vent qui emportait son bonnet
Il y avait le soleil qui disparaissait lorsqu’il s’allongeait parmi les pins
Il y avait les fleurs qui tombaient dans le crépuscule
Il y avait la cloche du temple
Il y avait le froid et la brume
Il y avait le cri nocturne des singes
Il y avait ses pupilles immenses
Il y avait la joie de l’ivresse
Il y avait la nuit profonde
Il y avait le vrai doute
Il y avait la beauté de la lune au milieu des nuages 
et ma vie qui n’est qu’un songe 
Vêtu d’un nuage
en route
pour le monde sacré


 *

J’écoute le sabre strident
J’écoute le sabre strident,
Gisant sur ce lit d’hôpital,
Couilles si douloureuses après l’opération.
La mandoline grince et râpe.
Innombrables griffes de l’horrible bête dans mon rêve éternel.
Un rasoir invisible a déchiré l’œil des nuits.
Contorsions du lézard hypnotique entre les doigts du temps.
Couvert de sueur, langue rouge, frissonnant dans le noir.
Pourquoi tant souffrir ?

Nuit sans sommeil.
Je me souviens d’un poème.
Il était plein de nuages.
Un poème qui était un vent frais dans la pluie chaude de Calcutta.

Jambes écartées,
Levant les yeux au plafond,
Mains crispées et cris sous morphine sentimentale,
Chevauchant de grands singes sur la balançoire grinçante.
La guerre des cymbales a repris.
Freins de la locomotive en feu au-dessus des rails.
Parcouru de frissons.
Epuisé.
La meute hurlant au fond des mers.
J’attrape la clé à la fenêtre
En secret.
Je suis une ombre sans nom.
Yeux rougis, las du triste hôpital.


*

Fin de journée à Bombay
A Michel Renouard
C’était une fin de journée comme celle-là à Bombay.
La mousson était arrivée
Et le vent passait à travers mes doigts
par la fenêtre étroite.
J’ai commencé à lever les yeux.
On ne voyait plus les vautours tournoyer
au-dessus de la tour du silence.
J’étais seul, claquemuré dans cette piaule,
Buvant mon café parsi, goûtant les cris
d’un frère corbeau.
J’ai fermé la porte à double tour,
Nu sous ma vieille couverture sentant monter
la violence de mon cœur.
Dehors des chiens pataugeaient dans la boue
au pied de la tour.
Je me suis étranglé,
Langue rouge animale rêvant de tendresse,
Et une étoile a brillé tout à coup
par la fenêtre étroite.
Est-ce la mort, me suis-je demandé.
Tout est étrange
Et le vent passait toujours à travers mes doigts.
Oui c’était bien une fin de journée comme celle-là
à Bombay. 

*

Poème pour Pradip
Le pont d’Howrah s’évanouit dans la poussière d’été.
Spectres errant sans pitié devant la léproserie.

Bouddha putride en plein soleil.
Bousculade tantrique au café Shyambazar.
Pradip Choudhuri vomit ses tripes
écorché vif
épuisé
fragile au milieu du charnier
tirant la dernière bouffée de sa cigarette
Tandis que les poètes de Calcutta allument un grand feu
dans sa tête
Et que le regard haineux des buveurs se vide
dans un tourbillon aérien.
Pradip yeux usés avalant les nuages
dévoré par la foudre
cri englouti de l’écume céleste
souffle affamé en terre sacrée
flânant dans les rues-mantras de l’effroi.
Je suis avec toi jour et nuit au-dessus de la ville,
Mendiant l’affreux silence de la déesse Ratri,
Chassant les fantômes hideux de la rue.
J’enregistre les conversations millénaires
sur Foreshore Road et à Dalhousie Square
                           la rumeur des rescapés sans nom
sous les flammes
Et je tends une main invisible
au-dessus des eaux brûlantes du Hoogli
geste secret bengali
dans la nuit étoilée
sous la lune.

*

Hazel
Elle prenait un taxi
Pour aller hurler ses poèmes dans le désert.
Elle swinguait sa présence
En effleurant les cicatrices de son cygne familier.
Elle dansait dans la poussière de Pondichéry,
Sonnant plus fort que les tragédies du monde.
Elle glissait sur les jours du calendrier
Et chantait le secret joyeux de la vie.
Vous en souvenez-vous ? Ah, comment l’oublier !
Ce ne fut peut-être qu’un songe
Fait dans une autre vie,
Un souffle dans la nuit indienne,
Un secret oublié dans un repli du temps qui passe,
Qui broie tout et ne laisse rien debout. 

                                                   
                                                    




Bruno Sourdin, Hazel, avec 4 collages de l’auteur, éditions Les Deux-Sicilesc/o Daniel Martinez, 8 avenue Hoche, 77330 Ozoir-la-Ferrière, prix : 10 € port compris.

Bruno Sourdin a réuni dans ce livre un bel ensemble de poèmes dont les racines puisent dans l'histoire de sa vie, textes écrits dans la pure tradition beat. Lieu de mémoire ( l'Inde, où il a vécu ) et de ressourcement, au pied du Gange, en lisière du "Cercle magique"... ou encore à l'écoute de l'immortel Jimmy Hendrix : "Fracas de cymbales et cris d'étoiles au fond de la gorge. / Têtes de serpents au milieu des statues / Dans le temple secret de la déesse rouge."

(Daniel Martinez)




09/05/2019

Cantique des Cantiques, une ode à la vie et à l'amour







C’est le plus beau des cantiques, le cantique par excellence, Le Cantique des Cantiques. C’est un recueil de chants d’amour à deux voix, amour mutuel d’une Bien-aimée et d’un Bien-aimé. Le Cantique est attribué au roi Salomon, la Bien-aimée est appelée la Sulamite. En voici le prologue :

« Qu’il me baise des baisers de sa bouche.
Tes amours sont plus délicieuses que le vin ;
L’arôme de tes parfums est exquis ;
Ton nom est une huile qui s’épanche,
C’est pourquoi les jeunes filles t’aiment. 

Entraîne-moi sur tes pas, courons !
Le roi m’a introduite en ses appartements ;
Tu sera notre joie et notre allégresse.
Nous célébrerons tes amours plus que le vin ;
Comme on a raison de t’aimer ! »

                                                                               Photo: Didier Ben Loulou.

Pour faire résonance à ce chant sublime de l’amour érotique et mystique, le poète Zéno Bianu a écrit une suite poétique de toute beauté :

« M’embrassera
oui
m’embrasera
d’un seul baiser de sa bouche
tes étreintes
sont plus folles
que tous les vins
tous les vins

ton odeur est si bonne
et ton nom s’écoule
comme une huile
c’est ainsi 
que les jeunes femmes
de toi s’éprennent ».

A partir du texte de  Zéno Bianu, l’ensemble Odradeck  a conçu une pièce musicale polyphonique particulièrement riche, composée par Laurent Cohen. 
C’est une oeuvre collective qui conjugue à merveille tradition hébraïque et modernité : elle entend mêler influences ethniques, rock alternatif et atmosphères néo-classiques et elle y réussit parfaitement. La musique est excellente et jouit d’une interprétation raffinée, avec, en contrepoint du texte récité par Zéno Bianu, le chant sublime d’Annie Lulu, en anglais, en espagnol, en roumain ou en hébreu, et les claviers électroniques de Sandrine Saporta. Autre pièce maîtresse de cette aventure : le visuel signé par Didier Ben Loulou, photographe passionné de Jérusalem et grand maître de la couleur.

L'ensemble Odradeck, de g. à d. : Sandrine Saporta (piano), Zeno Bianu (poète), Annie Lulu (chanteuse), Didier Ben Loulou (photographe), Laurent Cohen (compositeur).


L’originalité de ce spectacle est de présenter cette relecture biblique comme une méditation de Leonard Cohen. On se souvient que le génial Canadien avait souvent fait référence, dans ses poèmes et ses chansons, au monde des récits bibliques. Ainsi dans ce poème repris, dans les années 60, sous le titre de When I Hear You Sing dans une édition de ses Selected Poems :

« Quand je t’entends chanter
Salomon
gorge animale, yeux rayonnants
sexe et sagesse
dont mes mains souffrent 

J’ai laissé du sang sur les portes de ma maison
Salomon
Je suis très seul d’avoir adressé des chansons
à Dieu car
je pensais qu’à part moi il n’y avait personne
Salomon ».


                                                                                Photo Didier Ben Loulou.

Ce que Zéno Bianu met dans la bouche de Leonard Cohen, en renouvelant sa thématique, est magnifique :

« Quand je t’entends chanter
Salomon
je tremble et je m’irise
des signes de piste
épuisent la nuit des possibles
des signes de piste se rejoignent
parmi tous les univers
et je te vois au plus vif
tu danses
avec tes alphabets scintillants

tu danses
avec tes boucliers de solitude
quand je t’entends chanter ainsi
Salomon
je t’écoute
voix de papier de verre
centrée sur la pulsation de l’air ».

Zéno Bianu va plus loin encore en convoquant dans son univers intérieur, pour l’élargir, une cohorte de grands inspirés : William Blake, Garcia  Lorca (le premier poète de Leonard a aimé), Gertrud Stein (« a rose is a rose is a rose »), Rabbi Nahman, Bob Kaufman, Aimé Césaire (« devenu arbre à force de contempler les arbres »), et Arthur Rimbaud, qu’on retrouve avec la Sulamite « sur les archipels sidéraux ». Et comment oublier Janis Joplin dans la chambre mythique du Chelsea Hotel ? :

« il suffit de l’écouter chanter 
Summertime 
pour comprendre au plus chaviré 
l’honnêteté émotionnelle ».

Le thème de la relation amoureuse est central dans l’oeuvre de Leonard Cohen. Comme si, pour cet éternel amoureux, la passion érotique, bouche à bouche, membre à membre, était la façon la plus sublime de rendre hommage au Créateur. « Je ne peux oublier où ont été mes lèvres,/ ces collines sacrées, ce ravin profond », chante-t-il dans Never Any Good. On comprend que Le Cantique des Cantiques ait marqué son œuvre en profondeur.


Par la voix vive de Zéno, Leonard abandonne les fastes de la mélancolie et s’encourage à l’espérance :

« le bonheur et la grâce
transpercent tous mes mots
passion enchantement
frémissement vertige
exorcisme ferveur
exaltation effervescence
émoi saisissement
secousse éblouissement
célébration foudroiement
trait d’union
souffle premier
je joue ma vie
au plus que présent
je jette de l’huile
sur le feu central ».

Ce livre-CD d’Odradeck est une merveille. Un grand moment de grâce et de joie errante. L’invitation irrésistible à chanter, quand bien même tout irait de travers, l’hymne « Alléluia ».  Sans rien d’autre sur la langue. Un alléluia torrentiel, brasillements d'allégresse, coups au cœur, désir d’éternité. La beauté du monde. 
Et chaque souffle que nous respirons est un Hallelujah.

Bruno Sourdin.





Cantique des Cantiques,  Songes de Léonard Cohen, de Zéno Bianu & Odradeck, photographies de Didier Ben Loulou, éditions de L'Improbable, avril 2019.
www.levaisseauimprobable.fr

Un EP accompagne ce livre. Il a été enregistré par Odradeck en janvier 2019.

Odradeck:
Zéno Bianu : texte, voix ;  Laurent Cohen : musique, guitares ;  Didier Ben Loulou : visuel; Annie Lulu : guitare, voix, percussion; Sandrine Saporta : synthés et production.