21/02/2022

Jean Antonini : « Le haïku apprend à travailler l’écriture »

Jean Antonini                                          (photo Christian Robillard) 


Venu du Japon, le haïku est un court poème de 3 vers qui a conquis le monde entier. Jean Antonini le pratique depuis 40 ans. Il a publié plusieurs recueils et, en 2003, une Anthologie du haïku en France, qui a fait date. Il est le rédacteur en chef d’une revue très vivante, GONG. Aujourd’hui il publie un nouveau livre, L’Art de garder les vaches, où il s’applique à renouveler et vivifier cette forme poétique définie au 17e siècle par Matsuo Bashô. Avec ferveur et une grande liberté.

 


Bruno SOURDIN : Te souviens-tu de ton tout premier contact avec le haïku ?

 

Jean ANTONINI : Oui, tout à fait. C’était en 1978, j’étais enseignant au Centre universitaire de Tlemcen, en Algérie.

J’ai lu des haïkus dans deux livres : Terre de diamant, de Kenneth White et Fourmis sans ombres, une anthologie de poèmes japonais traduits par Maurice Coyaud. J’en ai gardé le souvenir de ces deux haïkus :

 

petit pommier du Japon

murmurant doucement

pas la peine d’aller à Kyoto

                  Kenneth White

 

j’ai acheté des oignons

par le bosquet dénudé

je rentre à la maison

                  Yosa Buson

 

 

Kenneth White et l’anthologie-promenade de Coyaud, deux livres dont la lecture a été fondatrice pour moi aussi. Avec celle de Jack Kerouac, qui avait été l’étincelle. Selon toi, qu’est-ce qui fait un bon haïku ? 

 

J. A. C’est une question difficile.

Dans le traité de poétique « Le haïkaï selon Bashô », Kyoraï, disciple de Bashô, dit : « Un hokku est bon quand les gens le ressentent comme tel. S’ils se disent qu’il doit l’être, il est de deuxième ordre. S’ils se disent qu’il se pourrait qu’il le fût, il est de troisième ordre. S’ils se disent qu’il ne l’est sans doute pas, c’est qu’il est du dernier ordre. » C’est une façon facile pour reconnaître la qualité d’un haïku, mais elle est un peu limitée.

 

Un autre passage rapporte ce commentaire de Bashô : « Quand Kikaku prend part à une séance (de haïkaï) il produit des versets qui suscitent l’intérêt de l’assistance, et toujours il est apprécié. Il en va tout autrement pour moi. C’est par la suite qu’il arrive que l’on cite tel de mes versets. » 

Ainsi, le rapport de séduction d’un haïku peut avoir plusieurs niveaux de profondeur. Donc, parler d’un « bon haïku » n’est pas simple.

Et encore ceci, de Bashô : « Composer des versets qui satisfassent aux goûts de tout le monde est chose facile. Satisfaire au goût d’un ou deux connaisseurs est autrement plus difficile… »

 

Finalement, pour savoir si un haïku est bon ou mauvais, il faut faire appel aux avis des lecteurs. C’est eux qui en décident. Je ne pourrais donc parler que des bons haïkus des autres.

 

Cependant, dans ma pratique, pour ressentir si un haïku est bon, après l’avoir écrit, il faut laisser passer du temps. Et parfois, ce qui est venu à l’improviste, semble par la suite intéressant dans des rapports qui n’avaient pas été vus immédiatement.

Ajoutons, pour clore la question, cet avis de Bashô : « Une fois le travail d’écriture terminé, tenez les écrits pour des griffonnages. »

Griffonnages, c’est essentiel. Bon ou mauvais.

 

 

Griffonnages… le mot est intéressant. Selon toi, est-ce qu’un haïku doit être retravaillé ou, au contraire, faut-il, comme on l’entend souvent dire, ne faire confiance qu’au premier jet ? Travail ou spontanéité ? 

 

J. A. Il est certain que la spontanéité est première dans l’écriture d’un haïku : il doit y avoir un court-circuit entre l’entour, l’esprit et le langage.

À Kyoraï qui s’étonne de ce haïku plein d’originalité d’Izen-bô :

 

les fleurs du prunier

sont bien rouges sont bien rouges

ah qu’elles sont rouges

 

Bashô répond : « Il faut composer le haïkaï par intuition et sans réfléchir. »

C’est le « sans réfléchir » qui est important et qui permet de laisser venir au jour des éléments surprenants, un peu comme en psychanalyse. Il s’agit de court-circuiter le raisonnable et de laisser venir des émotions profondes. Il s’agit de se surprendre soi-même. Parfois, on n’ose pas publier ce qui est venu. Il faudra du temps pour s’y habituer et le donner à lire :

 

table des matières ―

mon nom juste avant

celui de Bashô

 

Ce haïku, je l’ai sorti d’un carnet pour le kukaï du 6 janvier 2022, à Lyon, que j’anime, en disant que ce qui me retenait de le publier, c’était l’importance qu’il donnait à l’ego de l’auteur : se comparer au « maître japonais » était exagéré. Mais peu à peu, comme Bashô m’accompagne souvent, je m’enhardis à le sortir à nouveau.

 

Quant au retravail d’un haïku, il vient en second lieu après l’improvisation. « Le haïkaï selon Bashô » est plein des discussions entre poètes. Intuition, d’accord, mais retravail, principalement. Quelle chance d’appartenir à un groupe de passionnés et de discuter, discuter ! Nous sommes plus individualistes en matière de poésie.

 

Je donnerai cependant un exemple de travail avec ce haïku publié dans « Mon poème favori » :

 

soleil, notre soleil

son image au fond de l’eau

huit minutes lumière

 

Il est resté sur un post-it durant six mois sans trouver sa forme définitive…

 

soleil dans l’eau, oh !

son image au fond du fleuve

à 8 minutes lumière

 

soleil du ciel, oh !

son image au fond de l’eau à

huit minutes lumière

 

Entre l’intuition initiale : le reflet proche dans l’eau du soleil si éloigné dans le ciel et la forme du haïku : 5-7-5, quelque fois, il peut s’avérer impossible de dire ce qu’on a en tête. Et c’est tout le prix du haïku : il apprend à travailler l’écriture. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai commencé à écrire des haïkus et à aligner des dizaines de versions pour atteindre quelque fois une version acceptable.

 

 

En français, faut-il respecter la règle du 17 syllabes ? Les avis sont partagés. Quel est ton point de vue ?

 

J. A. : Je suis très souple sur cette question.

D’une part, la forme 5-7-5 est importante parce qu’elle est commune à tous les poètes de haïku. Donc, il convient de la préserver comme de préserver le collectif. C’est un bien commun.

D’autre part, la poésie n’est pas de l’arithmétique. Les débutants ont tendance à compter les syllabes, mais il est plus important à mon sens de saisir l’esprit du haïku : raillerie, légèreté, mot de saison, césure. Après quelques années de pratique, la forme vient à l’esprit naturellement.

 

 

Matsuo Bashô


Le voyage est propice à la création. On le voit très clairement chez Matsuo Bashô. Es-tu sensible toi aussi à cette poésie de l’errance, du déplacement ? 

 

J. A. : Ah, oui, Bashô a passé une grande partie de sa vie sur les chemins, à pied, à cheval, en palanquin avec l’idée de visiter les lieux de la poésie japonaise, notamment celle de Saigyo, et d’alléger son haïku, et aussi de visiter les amis qui pratiquaient le haïkaï dans tout le Japon de l’époque. Ses voyages étaient autant géographiques que littéraires.

 

Quant à moi, j’ai particulièrement voyagé depuis que je pratique le haïku, particulièrement dans les années 2000 où les rencontres entre poètes fleurissaient dans toute l’Europe. Dans le voyage j’apprécie le détachement qu’il apporte… 

 

voyage en train

mer des nuages

terre des blés

 

départ de Plouguiel ― 

un billet « accès au phare »

au fond de la poche

 

passage sur l’eau —

depuis longtemps j’ai quitté

le ventre de ma mère

 

Eklo Zelzate

Gent Wetteren Deinze Soignies

— une langue inconnue

 

Mais fondamentalement, je suis plutôt un sédentaire. J’aime la maison et tout ce qu’on y fait : ménage, cuisine, jardin, amour.

 

plaisir du voyage

se retrouver étranger

dans sa maison

 

 

Quel est ton rapport au Japon ? As-tu ressenti le besoin d’approfondir sur place, au Japon, ta passion pour le haïku ?

 

J.A. :  Je suis allé une seule fois au Japon, pour une rencontre organisée par Ban’ya Natsuishi et la World Haiku Association. C’était en septembre 2007. Je suis resté 4 jours sur place et j’y ai écrit quelques haïkus :

 

fourmi à Tôkyô

aujourd’hui je comprends que

Bashô existe

 

matin à Ueno  ―

devant les feuilles de lotus

mon cœur bat tranquille

 

assis sur le sol

vieux poètes japonais cravatés

et impassibles

 

Un tel séjour ne permet pas de connaître grand-chose du Japon sinon l’air léger de l’automne, les centaines de personnes traversant un boulevard sans une anicroche, la jeune fille en kimono qui, à mon approche, fait ouvrir la porte automatique de l’hôtel en s’inclinant et la cuite au saké prise à l’auberge en mangeant du poisson cru et discutant en anglais.


Par contre, j’ai beaucoup lu les textes littéraires japonais ; depuis Sei Shonagon, Urabe Kenkô et Kamo no Chômei jusqu’à Tanizaki et Murakami. J’ai étudié la peinture de paysage chinoise et japonaise. J’ai lu des textes sur le zen, Dogen et les  commentaires. Et bien sûr, tout ce qui concerne la poésie japonaise et le haïku. J’ai commencé à explorer la culture japonaise en 1970. J’avais fait zazen avec Deshimaru dans le dojo de Pernety à l’époque. Et parfois, j’hésitais entre le zen et la poésie… pour finalement choisir la poésie. On ne peut pas courir deux lièvres à la fois.

 

Et je suis très attentif à entretenir des relations avec des poètes japonais. J’ai rencontré Ban’ya Natsuishi et son groupe de haïku à l’automne 1997, à Marseille, en compagnie de Patrick Blanche. J’ai publié une traduction de 100 haïkus de Ban’ya Natsuishi, avec Keiko Tajima : « Cascade du futur », à L’Harmattan.

 

Mon haïku :

un jeune cyprès du Japon

de 999 ans

 

J’ai été en contact avec Ryu Yotsuya qui a fait des interventions graphiques dans l’Anthologie du haïku en France (éd. Aléas, 2003).

J’ai préparé une demande de séjour à la villa Kujoyama, à Kyoto, avec un poète japonais Yasuomi Koganei, qui a quitté le projet au dernier moment.

 

Depuis 2 ans, je participe aux séances du groupe Manmaru, dirigé par Yasushi Nozu, en japonais et français. Je leur envoie des haïkus pour « Cent Paysages de Lyon ». Ce sont des liens que j’aime avec le Japon.

Et j’oublie les films japonais…

 

Grâce au haïku, je flotte sur une culture entre les deux pays. Je travaille au Tout monde d’Edouard Glissant.

 

 

Tu parles de ton attrait pour Deshimaru et le bouddhisme zen. Certains auteurs ont affirmé que le haïku était une sorte d’illumination. Qu’en penses-tu ? Le haïku est-il inséparable du zen ?

 

J.A. : De nombreux poètes ou essayistes, particulièrement anglo-saxons, ont fait un amalgame entre le zen et le haïku. Un des plus influents est sans doute Reginald Horace Blyth. Voici quelques citations tirées du « Haïku, vol 1 : La culture orientale », traduit par Daniel Py, aux éditions Unicité.

 

« Un haïku n’est pas un poème, n’est pas de la littérature ; c’est une main qui salue, une porte à moitié ouverte, un miroir nettoyé. C’est une manière de revenir à la nature, à notre nature de lune, notre nature de fleur de cerisier, notre nature de feuille qui tombe, pour faire bref à notre nature de Bouddha. »

« Qu’est-ce qu’un poète ? Un poète est un esprit qui parle aux esprits. »

 

Blyth n’était manifestement pas poète, il avait un esprit plein de confusion, d’où ce collage entre zen et haïku. Il semble qu’il n’ait d’ailleurs pratiqué ni le zen ni le haïku.

 

Pour moi, le haïku fait partie de l’histoire de la poésie japonaise. Le haïkaï au 16° siècle est une part de la poésie qui veut railler les poèmes traditionnels waka et tanka. Il tente de sortir des conventions de la poésie aristocratique japonaise qui étouffaient la poésie. Il faut lire « Traces of Dreams », de Haruo Shirane, pour suivre le développement du haïkaï à l’époque de Bashô. Le bouddhisme a certainement eu une influence sur la poésie japonaise comme, sans doute, la religion catholique sur la poésie française. Mais l’influence de la poésie chinoise était bien plus importante que le bouddhisme sur la poésie japonaise.

 

En ce qui me concerne, j’ai sans doute mieux apprécié le haïku, particulièrement sa brièveté du fait que j’avais étudié et pratiqué le zen. Le zen apporte au pratiquant un rapport au temps très différent de celui que nous avons, nous, poètes occidentaux. La brièveté du haïku, son rapport avec l’instant, avec ce qu’on appelle « le présent » apporte à la poésie occidentale quelque chose qu’elle ignore. J’avais mis en exergue de mon livre « Exercices sensationnels » (un jeu de mots conceptuels) cette pensée de Pascal : « Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent. » La pratique du haïku nous amène à nous concentrer sur le présent, sur le surgissement qui peut survenir dans notre conscience et qui est bref.

 

Mais les poètes de haïku japonais n’ont pas particulièrement pratiqué zazen, sauf Ryôkan, je crois. Et je crois, qu’il faut choisir : être poète ou être moine bouddhiste pour atteindre l’extase !


 



Dans ton dernier livre, L’Art de garder les vaches, on découvre une poésie particulièrement inventive. On voit que, pour toi, il est important que le poète s’affranchisse de la tradition, qu’il cherche à se renouveler, à ouvrir de nouvelles portes. Est-ce que le haïku se prête facilement à cette exigence ?

 

J.A. : La question que tu poses n’est pas une question de stylistique mais plutôt une question sociale, ou psycho-sociale. Le haïku vient d’une société japonaise très rigide et très fermée, encore aujourd’hui. Il a infiltré les esprits japonais par le biais des saïjiki, qui sont des almanachs de mots de saison. C’est un élément culturel tellement lié à l’identité japonaise que beaucoup de poètes japonais ou japonisants pensaient impossible l’écriture d’un haïku en dehors du Japon. Il m’est arrivé d’animer des ateliers de haïku dans des lycées à Lyon et d’être remercié par la prof de Japonais pour faire connaître la culture japonaise.

 

Mais moi, je ne pratique pas le haïku pour faire connaître la culture japonaise. J’ai été séduit par la forme brève et par le lien du haïku à l’instant présent au point de mener une pratique de 40 ans avec ce genre. Le déplacement de cette forme poétique hors du Japon a été une sorte de tsunami pour les poètes japonais, mais il a contribué à ouvrir également leurs esprits. Et l’apparition de cette forme brève dans la poésie française vient apporter à la poésie française des réponses aux questions qu’elle se pose. Il faut lire « Le haïku en France », de Jérôme Thélot et Lionel Verdier aux éditions Kimé pour saisir l’influence du haïku sur des poètes comme Yves Bonnefoy ou Philippe Jacottet.

 

Il est plus facile pour moi, non-japonais, d’exercer davantage ma liberté dans l’écriture du haïku. C’est le privilège du voyage, dont tu parlais tout à l’heure, d’apporter de la nouveauté à cette forme poétique. Et le haïku a beaucoup voyagé depuis le début du 20° siècle.

 

Évidemment, toute forme poétique qui ne se renouvelle pas connaît la mort. Et ainsi, je tente de vivifier cette forme. Dans L’art de garder les vaches, je travaille particulièrement un jeu entre les objets du réel et les signes de l’écriture. Ce jeu est souvent rare chez les poètes de haïku, mais il existe chez Bashô, par exemple :

 

84. hito-shigure   tsubute ya futte   koisuikawa

L’averse d’hiver

une pluie de petits cailloux

dans la rivière de Petits Cailloux

 

933. hatsu-shigure   hatsu no ji o waga   shigure kana

Première averse d’hiver 

« Première » ainsi calligraphié,

ma première averse d’hiver

 

Et en tant que poète français, influencé par la poésie contemporaine française, j’ai plus de liberté vis-à-vis du haïku, tout en étant conscient que cette forme est magnifique mais fragile, et qu’elle pourrait se transformer facilement en slogan publicitaire et perdre son esprit poétique.

 

Je suis aussi conscient que cette forme peut se dévoyer quand elle sert des questions conceptuelles plutôt que l’épiphanie de son apparition.

Alors, non, le haïku ne se prête pas facilement à l’exigence du renouvellement, mais elle lui est indispensable sous peine de mort. Et d’autre part, la raillerie du haïku, la folie poétique, qui est un des caractères anciens du haïku est un gage de renouvellement qu’il ne faut pas oublier. A l’époque de Bashô, dans l’école Danrin, on écrivait ce genre de hokku :

 

mine no hana   no nami ni ashika kujira   o oyogase

faisons nager baleines et lions de mer

dans les pétales de cerisier

au sommet de la colline

 

Ça pourrait être un poème surréaliste français !

 

 

Pour mettre un point final à cet entretien, j’aimerais juste te demander de me dire quel est ton poète japonais préféré. Terminons notre promenade en cueillant un beau bouquet de haïkus.

 

J.A. : Comme tu as dû le percevoir au long de cet entretien, je suis très attaché aux poèmes et aux commentaires de Bashô. C’est aussi le poète japonais le plus accessible en traduction. Il est à l’origine du haïku tel qu’il se développe aujourd’hui. C’est lui qui a exploré les qualités que peut présenter le haïku : fueki ryûko, le permanent et le transitoire ; fûkyo, la folie poétique ; karumi, la légèreté ; sabi, la patine ; sokkyô, l’improvisation ; toriawase, la double image ; wabi, le dénuement ; makoto, la sincérité ; atarashimi, la nouveauté.

 

Son esprit était très politique. Il pensait toujours à l’avenir du haïkaï. Voici quelques citations de Bashô :

« Pour moi, je ne crains rien tant que le jugement de la postérité. » 

« La lumière qui se dégage des choses, il faut la fixer dans les mots avant qu’elle ne se soit éteinte dans l’esprit. »

« Laissez faire du haïkaï aux bambins de trois pieds de haut. »

« Votre haïkaï est trop parfait. Si c’était au go, je vous dirais de laisser deux ou trois intersections. »

« L’utilité du haïkaï est qu’il donne droit de cité aux mots de tous les jours. »

 

Et ce hokku, qui indique le désir de Bashô de se fondre dans son poème même :

 

donne-moi un verset

qui n’ait pas mon visage

- prime cerisier

 

Voici pour finir quelques-uns de mes poèmes et d’autres poèmes de Bashô :

 

« l’univers est un grand mystère »

dit-il en regardant

un carré de poireaux

 

rêver un poème

traçant de drôles de signes

le soja grille dans la poêle

 

retour du boulot

coup d’œil de l’immigré

à la boîte aux lettres

 

ombre épouvantable

des tilleuls taillés

sur le mur de l’école

 

tous accourent autour

du téléphone comme d’une mare

où plonge une grenouille

 

jour de grand vent :

oiseaux et feuilles se confondent

flip flop mon cœur bat

 

la caissière blonde

cric cric cric cric cric cric cric

- Au revoir. Merci

 

pendant qu’on mange

le géranium déploie ses feuilles

dans la lumière

 

rondelles d’orange ―

le cœur oublie si vite

le splich poloch splach

 

Et de Bashô :

 

314. « Voyageur »

appelez-moi ainsi 

première averse d’hiver

 

806. L’automne s’en va 

l’envie de se cacher

dans une semence de pavot

 

 

956. Coucou ―

aucun maître de haïkaï

à cette époque

 

(les numéros sont les références de « Bashô seigneur ermite », éd. La table ronde)

 

Propos recueillis par Bruno SOURDIN

 

 

L’Art de garder les vaches, suivi de Derniers jours premiers jours, de Jean Antonini, avec des dessins de Claire Chauvel, éditions Unicité, 2022.

 

 

* * *

 

 

LE SILENCE DANS LES HAÏKUS JAPONAIS

 

Jean Antonini avait le projet d’aller travailler au Japon avec Yasuomi Koganei, mais cela n’a pas pu aboutir car le poète japonais, au dernier moment, s’est désisté. Le sujet était pourtant très intéressant : il s’agissait d’une réflexion sur le silence dans les haïkus japonais.

Voici, en annexe, des extraits du dossier qu’il avait préparé :

 

 

 

HORIZONS DU LANGAGE

par Jean Antonini


kore ha kore ha to bakari hana no yoshinoyama

Ça ça

C’est tout ce que j’ai pu dire

devant les fleurs du Mont Yoshino

 

Traduit en français par M. Coyaud (1978), ce hokku composé au cours d’un voyage pour admirer les fleurs de cerisier au mont Yoshino fut publié en 1671 par le poète de Kyôto, Yasuhara Teishitsu (1610-1673)... « ce fou de poésie », écrit Matsuo Bashô aux premières lignes de kashima kikô, Notes d’un voyage à Kashima (traduit par R. Sieffert, 1977). 

 

D’une certaine façon, ce hokku est emblématique du poème court que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de haïku. En dix-sept syllabes, le poète-haïjin nous fait part de cette ligne difficile à saisir : l’horizon du langage. Devant les cerisiers en fleur, les pétales blancs s’envolant dans le ciel, Teishitsu ne peut rien dire, ou presque : « Ça ça ». Le langage cesse d’être opérant... Dans son cours de 1978 au Collège de France, Roland Barthes (1915-1980) l’exprime ainsi : « Dire qu’on ne peut dire : tout le haïku tend à cela... Il n’y a à dire, en somme, que la limite vertigineuse du langage. » […]

 

Le hokku deviendra haïku à la fin du 19e siècle sous la plume d’un autre poète, Masaoka Shiki (1866-1902). La création du mot « haïku » souligne une transition entre pratique collective de la poésie et pratique plus personnelle. Par le haïku, un poète se lie au paysage plutôt qu’à un échange direct avec d’autres poètes. Sa pratique est en quelque sorte plus méditative que sociale.

 

Il n’est pas interdit de penser que cette pratique individuelle du haïku japonais a favorisé la migration de la forme poétique, notamment vers la France et l’Europe, où l’usage de la poésie collective était encore peu répandu. […]

 

À la suite du recueil Le jardin japonais I et II (1978), le poète spatialiste Pierre Garnier (1928-2014) note : « Je veux mener la langue jusqu’à son point de fascination : le silence écrit. » Jusqu’en 1980, du fait de la situation japonaise pendant la guerre, on n’entendra très peu parler du haïku en français.

 

Il nous semble que haïku s’est lui aussi inscrit dans cette visée du « silence écrit » ? Au tournant du 21e siècle, sa pratique explose à nouveau dans les pays franco-anglo-germanophones. On cite les mots du poète japonais Ryôkan (1758-1831) : « Mon poème n’est pas un poème. Quand vous aurez compris que mon poème n’est pas un poème, nous pourrons parler de poésie. » Certains poètes anglophones nommeront le haïku « poème sans mots », créant une confusion entre écriture du haïku et méditation zen. Apparaît plus globalement l’idée d’un « haiku moment » en anglais, instant où émerge de l’émotion naturelle une forme verbale : « ce qui arrive ici, à cet instant », disait Matsuo Bashô. S’il est vrai que le bouddhisme zen met en question le langage, comme le fait d’une certaine façon la brièveté du haïku, ce rapprochement haïku-zen ne sera guère développé par les poètes en France. Le critique littéraire et sémiologue Roland Barthes, dans ses derniers cours, a mené une belle analyse de l’horizon du langage dans le haïku.

 

Le « silence écrit » de cette forme poétique qu’est le haïku, nous voudrions l’explorer en prenant appui sur une résidence commune à la villa Kujoyama. Nous sommes tous les deux pratiquants de la forme 5-7-5 : Yasuomi Koganei, fondateur du International Meguro Haiku Circle (1994), vivant à Tokyo ; Jean Antonini, rédacteur en chef de la revue de haïku GONG depuis 2007, vivant à Lyon.

 

Le corpus d’étude sera constitué de poèmes japonais écrits entre 1750 et aujourd’hui, textes évoquant les limites du langage. À titre d’exemple, citons quelques versets qui cherchent, semble-t-il, à exprimer au plus près la relation du poète à l’autre naturel – pierre, plante, animal, paysage – dans un espace verbal commun, qu’il se traduise par un « ça ça », ou par l’indication de silence comme dans ce poème de Ôshima Ryôta (1718-1787) :

mono iwazu kyaku to teishu to shiragiku to

Ils n’ont dit mot

le visiteur, l’hôte

le chrysanthème blanc

 

ou par des onomatopées s’approchant des bruits, éventuellement des cris d’animaux, dans ce poème de Niji Fuyuno (1943-2002) :

Harô itai atama no itai kono yûhi

Hello, aïe

aïe à la tête

Ce soleil couchant

 

ou par la répétition d’un mot qui réduit la place du sens, dans ce poème de Takajo Mitsuhashi (1899-1972) :

ochiba ochiba ochiba fushido no naka ni mo furu

Feuilles mortes,

feuilles mortes, feuilles mortes

aussi dans mon lit

 


 

 

 

16/02/2022

Jean-Pierre Duprey et Jacques Prével, deux poètes aux destinées tragiques

 

Jean-Pierre Duprey, "l'archange de la jeunesse révoltée".


Deux poètes qu’on a dit maudits. Deux poètes aux destinées tragiques : Jean-Pierre Duprey, suicidé à 29 ans, Jacques Prével, mort de la tuberculose à 36 ans. Tous les deux venaient de Normandie et fréquentaient à Paris les mêmes cafés, les cafés de la bohème à Montparnasse et à Saint-Germain-des-Près. Ils ne se sont sans doute jamais rencontrés. Christophe Dauphin les rassemble dans un essai magnifique, Derrière mes doubles.

 

Le titre fait allusion au premier livre de Jean-Pierre Duprey aux éditions du Soleil Noir, Derrière son double. Duprey était un grand silencieux, un ange muet, un « taiseux » comme seuls savent l’être les Normands. C’était un jeune homme écorché et révolté, qui avait grandi à Rouen, dans une ville ravagée par les bombardements en 1944. Traumatisme durable. Seule compte pour lui la poésie.

 

« Duprey était un garçon de seize ans, d’excellente famille bourgeoise, raconte Jacques Brenner qui a publié ses premiers poèmes en revue. Il était très médiocre élève au lycée, ne parvenant pas à s’intéresser à ce qu’on lui enseignait et poursuivait des rêveries qui inquiétaient ses parents. »

 

Il quitte Rouen et sa famille et s’installe à Paris dans une chambre d’hôtel avec Jacqueline, la femme de sa vie. Il fait parvenir son manuscrit à la librairie de la Dragonne que fréquentent les surréalistes. André Breton demande à le voir et lui écrit avec enthousiasme : « Vous êtes certainement un grand poète doublé de quelqu’un d’autre qui m’intrigue. Votre éclairage est extraordinaire. »

 

Duprey a 20 ans lorsque paraît son premier livre et il entre aussitôt dans la légende du surréalisme. La même année, 1950, Breton l’intègre dans son Anthologie de l’humour noir. (1)

 

Duprey, souligne très justement Christophe Dauphin, est posté « au bord de ce précipice  où coule l’eau noire de la nuit ». La couleur noire occupe une place centrale dans sa poésie.

« Je nage en mon ombre

Trop de noir dedans.

Mon ombre est la tombe

Pénétrable au vent. »

 

Deux ans plus tard, Jean-Pierre Duprey  quitte le groupe surréaliste. Il délaisse l’écriture, apprend le travail du fer et de la soudure chez un maître ferronnier et se consacre à la sculpture en fer forgé, une exploration indissociable de sa poésie. Il revient d’ailleurs à l’écriture en 1959. Le 2 octobre, il met le manuscrit de son dernier recueil dans une enveloppe à l’adresse d’André Breton. Il demande à sa femme d’aller le poster. « A son retour Jacqueline trouve Jean-Pierre pendu à la poutre de son atelier. Quelques jours auparavant, il avait répondu au téléphone à un ami : « Je suis allergique à la planète. » Jean-Pierre ne laisse ni mot ni explication. »

 

Poète maudit, a-t-on dit et répété : Christophe Dauphin ne le croit pas : « Il ne faut pas confondre le « poète malheureux » et le « poète maudit ». En revanche Jacques Prével, lui, fut bien un poète maudit. « Duprey était un ange, Prével un spectre », résume quant à lui Gérard Mordillat dans sa préface.


 


Prével, le poète maudit ami d'Artaud.


Jacques Prével fut l’ami et le disciple d’Antonin Artaud. C’est un Normand du Pays de Caux. Un homme habité par la douleur, instable, torturé, irascible, plongé très jeune dans l’horreur de la destruction, au Havre, dans une ville dévastée par les bombes. 

« Je lutte contre une mélancolie terrible, un sentiment de l’inutilité de tout et de mes efforts en particulier et que je vomis pourtant de toutes mes forces », écrit-il dans son journal.

 

Lui aussi monte à Paris, passe ses journées à écrire dans les cafés de Montparnasse, dans une grande solitude. « J’ai souffert autant qu’on peut souffrir au monde. » 

 

Ses compagnons d’infortune ne reconnaissent pas sa voix de poète et le tiennent à distance. Seul Roger Gilbert-Lecomte, le poète du Grand Jeu, l’entend et, lui semble-t-il, comprend ses poèmes. « Devenir un voyant, écrit Prével dans son journal. Etre un grand artiste dans la vie, dans l’amour, dans la mort. » Mais cette amitié sera brève : Roger Gilbert-Lecomte, celui qui, selon la belle formule de Zéno Bianu, s’était promis « de n’écrire que l’essentiel », meurt à 36 ans d’une crise de tétanos.

 

Aucun éditeur ne publiera les poèmes de Prével. Il est obligé de sortir à compte d’auteur son premier livre Poèmes mortels en 1945 à Paris. Mais bientôt il va faire la rencontre de son mentor, Antonin Artaud, à la maison de santé d’Ivry-sur-Seine. Alors il ne quitte plus le Momo, à qui il voue une admiration totale, mais cette amitié ne se situe pas sur un pied d’égalité. « C’est bien une relation de maître à disciple », montre Christophe Dauphin. « Deux hommes, deux poètes gravement malades et incompris, tels sont Artaud et  Prével. Le premier souffre d’un mal mental, mais aussi physique dont on ne connaîtra la nature qu’un mois seulement avant sa mort : un cancer du rectum. Le deuxième est atteint d’une tuberculose pulmonaire. Il l’ignora encore, malgré ses quintes de toux et ses douleurs à la poitrine. »

 

Toujours à compte d’auteur, Prével publie Les Poèmes pour toute mesure en 1947. Artaud mourra l’année suivante. « Antonin Artaud était mon seul ami. C’était le seul homme que j’aimais. Maintenant je n’ai plus personne. »

 

Jacques Prével s’éteint en mai 1951 dans un sanatorium de la Creuse. Dans une solitude absolue.

 

On attendait un récit qui soit à la hauteur de ces deux existences tragiques et déchirées. C’est chose faite avec le livre de Christophe Dauphin, dont on aime aussi la touchante obstination à souligner la « normandité » de ces deux poètes. L’un orienté vers le surréalisme, l’autre vers le Grand Jeu. 

 

Bruno SOURDIN.

 

Derrière mes doubles, par Christophe Dauphin, préface de Gérard Mordillat, Les Hommes sans Épaules éditions, 2021.

 

(1) Suivront chez le même éditeur La Fin et la Manière (1965) et La Forêt sacrilège (1970). Une édition des Œuvres complètes annotée par François Di Dio est parue chez Christian Bourgois en 1990. Gallimard a repris Derrière son double en 1999.

 



 

Jean-Pierre Duprey

« Au point du jour pisse un brouillard bleu

 

Il épile un soleil

Et se taille un crouton de jour

 

Il veut s’asseoir dans un fauteuil

Mais se suicide avant

 

Désespéré de n’avoir pas ce qu’il n’a pas

le poète

le poète

 

Il mêle son sanglot au chewing-gum

Et s’ébat devant les grains de sang

Qui habitent son plastron

 

Il voulut voler les amours perdues

Et les fumer comme des mégots sans goût. »


 

 

Jacques Prével

« Nous avons vécu comme ceux qui pensent mourir

Nous avons vécu dans l’inconditionné

Sans frein dans le temps sans frein dans la nuit

Égarés au bord du silence

Nous avons vécu

Épris du même mal absurde et monotone

Soulèvement d’un monde

Douleur que je maudis douleur qui m’a brisé

Égalité dans le silence

Il ne me reste que l’absence

Il ne me reste que la vie

Et les fragments de ce chant perdu. »