28/11/2021

" Salir les murs. Salir le blanc "

 

Claude Audouard, en lumière ultraviolette.                                        (Photo Ouest-France)

C’est une pièce toute simple, aux murs peints en blanc. Un cube. Vide. Au plafond, quatre néons. Lumière blanche.

Tout de suite on pense à Yves Klein et à son apologie du vide. Rien à voir que le vide. Un espace immatériel qui a tant fasciné dans les années 1970. Une apothéose de l’art conceptuel.


Dans une galerie aux murs totalement blancs, aux Bouillons Kub d’Orval (1) où il présente une exposition interactive, Claude Audouard fait se télescoper deux personnalités irlandaises des années 1970. D’un côté, l’artiste Brian O’Doherty, qui a conceptualisé le principe de white cube, « à savoir que la blancheur et l’espace cubique constituent un standard universel pour exposer des œuvres d’art ». De l’autre, Bobby Sands et les prisonniers républicains nord-irlandais qui avaient décidé de se laisser mourir de faim à Belfast pour tenter d’obtenir le statut de prisonniers politiques. Enveloppés d’une unique couverture, ils avaient refusé toute nourriture jusqu’à la mort. Thatcher est toujours restée inflexible. Bobby Sands était mort le 1er mars 1981 après 66 jours de grève de la faim. Pour exprimer ses revendications et dénoncer des conditions de détention inhumaines, Bobby Sands avait souillé, chaque jour, les murs de sa geôle avec ses excréments.


Dans la galerie d’Orval, le visiteur est appelé à salir les murs. Comment cela?  La galerie semble entièrement blanche. Des morceaux de craie blanches sont mis à sa disposition pour qu’il salisse le blanc des murs, qu’il les couvre de signes, de traces, de mots. 


A la lumière blanche, on ne voit rien. En revanche, lorsque l’on passe en lumière ultraviolette, les dessins et les mots inscrits sur les murs apparaissent.


« Ce travail, qui s’inscrit dans la droite ligne de l’art conceptuel, appelle à s’interroger sur la représentation de l’espace et de ses normes, souligne Claude Audouard. Un espace institutionnel, la galerie, pour l’un; un espace carcéral, la cellule, pour l’autre. Ces espaces, bien qu’ils semblent très nettement différents, partagent des valeurs: la notion de pureté et de purification, l’isolement entre intérieur et extérieur, la maîtrise et le contrôle de l’espace ainsi que de l’individu. »


Salir les murs. Salir le blanc.


Bruno SOURDIN.


  1. Bouillons Kub, 7, rue des Mares, Orval-sur-Sienne, dans la Manche. Exposition « Salir le white », novembre et décembre 2021.



Pendant la durée de l’exposition, trois oeuvres anciennes de Claude Audouard sont également présentées à la salle de la mairie du village. Des oeuvres des années 1970, à l’époque où l’artiste du Nord-Cotentin mettait en scène des icônes de la société de consommation: Vache qui rit érotique, goutte d’essence Esso, « Art en Rose »… Les expositions de Claude Audouard sont fort rares. Profitons-en.


















15/11/2021

« Philosopher c’est apprendre à vivre »

 


Dans son livre, Christian Bulting dit sa joie d'avoir enseigné la philosophie. Un livre pour mieux comprendre un métier "souvent dévalorisé ou survalorisé."        (Photo Les Pépites d'Orvault)


Qu’est-ce que la philosophie ?  Dans son dernier livre, Christian Bulting retrace sa carrière de Prof de philo. Professeur de base, « fantassin de la philosophie », comme il se plait à le préciser. Dans une langue claire et précise, il dit la joie qu’il a eue d’enseigner et de dialoguer avec ses élèves et de les faire progresser. Bref d’accoucher les esprits, comme le faisait déjà Socrate à Athènes il y a deux mille trois cents ans.



Bruno Sourdin : Je voudrais débuter cet entretien en évoquant la figure de Socrate. Tu fais souvent référence à lui dans ton livre. Est-il toujours un modèle pour les philosophes d'aujourd'hui ?


Christian Bulting : Le Socrate auquel je fais référence est celui qu'on voit vivre, enseigner, se défendre devant ses juges dans Apologie de Socrate de Platon. C'est le récit de son procès où Socrate explique sa pratique. Et sa pratique c'est philosopher. Voilà, dit-il, ce que je fais. Si cela est condamnable, condamnez-moi. Mais je ne fais rien d'autre. Je vais au fil de la journée à travers Athènes et je dialogue avec les uns et les autres, sans distinction. 


La philosophie pour Socrate est un rapport vivant à l'autre, pas seulement une question d'idées ou de raisonnement. Et dans une classe il doit en être de même. Dans l'Apologie il explique sa démarche. La Pythie, cette femme qui, dans le temple d'Apollon à Delphes, proférait des oracles, avait dit à un ami de Socrate qu'il n'y avait pas d'homme sur terre plus sage que Socrate. L'ami s'empressa de rapporter à Athènes, et à Socrate en particulier, cet oracle. Socrate en fut fort étonné et afin de montrer que d'autres étaient plus sages que lui, se mit en quête de ceux qui avaient la plus grande réputation de sagesse. Il les interroge alors et s'aperçoit qu'ils avaient une réputation de sagesse mais n'étaient pas sages. Qu'ils ne savaient rien mais croyaient savoir. Et que lui, Socrate, s'il ne savait rien également, savait qu'il ne savait rien. Et, ajoute-t-il, ceux qui avaient le plus de réputation de sagesse étaient ceux qui en avaient réellement le moins. C'est ainsi, dit-il, qu'il se rendit odieux à bien des puissants. 


Voilà, je racontais ainsi Socrate dans les premiers cours. Donnait à lire des extraits de l'Apologie. Dans ce livre on est au plus près du Socrate historique. Dans les autres dialogues de Platon, Socrate est un personnage créé par Platon, et qui porte largement les idées de celui-ci. Donc à travers Socrate, il s'agissait pour moi de montrer que la philosophie est d'abord une attitude, qu'elle n'a pour but que de faire apparaître la vérité (Socrate ne se fait pas payer, ne cherche ni le pouvoir, ni les honneurs), que cela ne peut se faire que par le dialogue, que Socrate devant ses juges reste fidèle à lui-même, à sa démarche, et que cette démarche même est la démarche philosophique. 


Quant à savoir si Socrate est toujours un modèle pour les philosophes d'aujourd'hui, il faudrait les prendre un par un et examiner. «Examiner avant de juger», disait Alain. Je le crois car il est toujours considéré comme le fondateur de la philosophie occidentale, même s'il y a eu avant lui d'autres penseurs en Grèce, qu'on appelle d'ailleurs présocratiques, et ailleurs dans le monde, bien entendu. Certains doivent remettre en cause la figure de Socrate comme Nietzsche le fit au 19e siècle. Pour résumer, à ses yeux, Socrate était un décadent, atteint d'un désordre des instincts.



Dans ton livre justement, tu écris que, dans ton apprentissage, la lecture de Nietzsche t’a passionné. Qu’est-ce qui te fascinait dans cette pensée que l’on a comparée à une espèce de danse ? Savoir danser avec les idées, avec les mots ? 


Paradoxalement, j'ai eu le coup de foudre pour la philosophie avec la lecture de Nietzsche. Paradoxalement, car Nietzsche est une sorte d'anti-Socrate. A peu près tout les oppose.
Tant sur le plan des idées, des valeurs que sur le plan personnel. L'un n'a rien écrit, malgré de nombreuses sollicitations pour qu'il le fasse, l'autre a beaucoup écrit. L'un est un « humaniste » avant l'heure, préchrétien si l'on peut dire, citoyen de la démocratie athénienne et faisant corps avec celle-ci, l'autre affirmant la supériorité légitime du fort sur le faible, dénonçant le nihilisme de son temps et appelant de ses voeux le Surhomme. Sur le plan personnel Socrate est marié, a trois enfants, beaucoup d'amis, il parle avec tous, Nietzsche est un célibataire sans enfants, qui se retire pour écrire ses livres, notamment à Sils-Maria. Et les rédige dans des états de transes en une à trois semaines en général. 


Alors, qu'ai-je trouvé dans Nietzsche, adolescent, qui m'a séduit ? D'abord une écriture. Nietzsche est un de ces philosophes-écrivains dont la langue se savoure autant que la pensée. Je crois que si Kant ou Hegel, par exemple, malgré leurs lectures obligées, m'ont si peu touché, c'est parce qu'ils écrivaient mal, ce qui rend leur pensée obscure ou tout au moins peu claire et leur lecture fastidieuse. Et cette écriture claire, accessible, imagée, intense, passionnée de Nietzsche s'accompagne d'une pensée profonde, singulière. J'ai aimé Nietzsche parce qu'il me donnait à penser. 


La question pour moi en philosophie n'a jamais été de savoir si j'étais d'accord ou non avec tel ou tel philosophe, mais s'il me donnait à penser ou non. S'il m'aidait à comprendre le monde, les autres, moi-même ou au moins à m'interroger. Nietzsche était de ceux-là. De plus sa réflexion, présentée en fragments, aphorismes, convenait à l'amateur de poèmes que j'étais. Nietzsche n'est pas un philosophe systématique, on trouve dans ses livres des contradictions, il est en quête permanente, il cherche. « Les expéditions polaires de l'esprit », écrit-il dans Par-delà le bien et le mal. Ce fut d'ailleurs, cette formule, une des deux épigraphes de mon premier recueil de poèmes publié : La Beauté à genoux


L'image de la danse associée à Nietzsche me plaît bien. Oui, la philosophie de Nietzsche est pleine d'énergie, elle est esthétiquement belle, elle swingue. Je ne me lasse pas de lire ce philosophe, toujours stimulant, même si, sur le fond, je suis loin de ses idées.



Alors, revenons à Socrate. « Celui qui s’est exercé à la pensée pendant toute sa vie n’est pas inquiet mais plein de confiance au moment de mourir », lit-on dans le Phédon. Philosopher c’est apprendre à mourir. Comment un philosophe peut se préparer à la mort ?


Pour bien comprendre la phrase de Socrate dans le Phédon, il faut rappeler que Socrate considère que se consacrer à l'étude pendant sa vie, c'est se détacher des passions, des sens, du corps. Le philosophe a donc longuement pratiqué cet exercice de son vivant. La mort n'est que le dernier détachement du corps avec l'âme. 


D'autre part qu'est-ce que la mort sinon un « changement de résidence » (expression de Socrate dans le Phédon). Socrate croit en l'éternité de l'âme. Dans le Phédon, qui est le dialogue entre Socrate et quelques amis, dans sa prison, juste avant sa mort, à la fin de ce dialogue il boit la ciguë. Dans le Phédon il dit à un moment, en substance, chouette je vais aller rejoindre un tel et un tel et on va pouvoir reprendre nos bonnes conversations. On ne peut donc saisir l'attitude Socrate vis-à-vis de la mort si on ignore que pour lui elle n'est pas la fin, mais au contraire la libération de l'âme des servitudes du corps. 


La formule « Philosopher c'est apprendre à mourir » fait inévitablement penser à Montaigne. Pour lui le moyen d'apprivoiser la mort est d'y penser, toujours, même au milieu des plaisirs, savoir qu'elle peut surgir à tout moment, que toute journée peut être la dernière. En avoir conscience pleinement et non la fuir, pour ne pas se laisser surprendre par elle. On voit donc les réponses de Socrate et Montaigne à : comment se préparer à la mort ? Maintenant quelle est la mienne ? Je suis tenté de botter en touche. 


Dans mon livre, je me positionne comme prof de philo et non comme philosophe. Je n'ai pas d'oeuvre philosophique publiée et ai très peu écrit philosophiquement. J'avais l'habitude de dire, en plaisantant, quand j'enseignais : tout mon enseignement est oral – comme Socrate. Qu'est-ce que c'est qu'être prof de philo ? c'est se faire aqueduc, conduire l'eau de vie et de pensée des philosophes vers des êtres assoiffés et qui le plus souvent l'ignorent. Pour le dire autrement, et j'emprunte le mot à Molière, je n'étais que le truchement. Par moi passaient des paroles autres, des idées, des argumentations venues de toute l'histoire de la philosophie occidentale. Je ne me sens donc aucune légitimité à répondre à la question en tant que philosophe. 


Quant à l'homme que je suis – et je suis bien conscient que ce n'est pas original - il oscille entre la sérénité – et celle-ci vient en partie de ma pratique des philosophes – et la peur. Non pas tant de mourir mais de ne plus vivre. La vie est une chose tellement belle, variée, avec tant d'aspects agréables – la nature, l'amour, l'amitié, l'art et dans l'art la musique, la peinture, la poésie.

Tant de choses que j'ai aimées et que je continue à aimer. Je suis un amoureux de la vie. C'est pour cela que la formule : philosopher c'est apprendre à mourir m'a toujours laissé perplexe.

Pour moi, philosopher c'est apprendre à vivre, à vivre une vie plus consciente, plus authentique, à mieux se situer dans le monde, avec les autres, avec soi-même.

Ce que j'ai à dire sur la mort, comme sur le temps, je l'écris littérairement dans mes poèmes et mes récits. La mort est d'ailleurs un des thèmes de mon prochain livre de poèmes Invitée surprise, à paraître très bientôt chez Gros Textes.


Il y a une question qui m’intrigue. Socrate s’appuie sur la raison humaine mais on le voit à de multiples reprises en connexion avec son « daïmon » intérieur. Peut-on à la fois être un philosophe rationaliste, en quête de la vérité et de la sagesse, et se penser comme un intercesseur entre les hommes et les dieux? Est-ce là un paradoxe? Comment expliquais-tu cela à tes élèves? 


Socrate croit au dieu Apollon, celui-là même qui s'est exprimé à travers la bouche de la Pythie. Celui qui a déclenché, en déclarant qu'il n'y avait pas d'homme plus sage que Socrate, la démarche de celui-ci, essayant de comprendre ce qu'avait voulu dire le dieu, qui ne pouvait mentir, mais dont les paroles demeuraient pour lui une énigme, car il n'avait pas conscience d'être sage. Alors Socrate enquête, et cette enquête même est philosopher, en examinant autrui et lui-même, ceci est une mission divine. La quête rationnelle de vérité et de sagesse est donc reliée directement à la parole du dieu, qui ne peut être que vérité, même si celle-ci est à interpréter. Il n'y a donc pas de contradiction entre philosopher et croire au dieu Apollon. L'un ne va pas sans l'autre. 


C'est cette continuité que j'expliquais à mes élèves. Socrate se réfère souvent à son « daïmon », sorte de divinité intérieure, qui inspire le jugement, qui le guide sûrement, une forme d'intuition mais qui viendrait du dieu. Ce « daïmon » qui inspire sa conduite montre à nouveau que le divin et l'humain sont unis.



Philosophie et poésie n’ont pas toujours fait bon ménage. Platon voulait bannir les poètes de la cité, il pensait qu’ils excitaient des passions violentes. Pour toi, c’est évidemment le contraire: la poésie est un élément fondamental de ta vie. En quoi la poésie peut-elle aider la philosophie?


Dans  «  Ceci n'est pas un livre » (Gros Textes, 2003), voici ce que j'écrivais dans un poème intitulé Platon :


Jeunes gens studieux 

Dans cette salle de classe

A plancher sur Platon

Et ses théories fascistes

(«  Rien compris » jugent les bien-pensants

De la philosophie...»


Et le dernier vers du poème est le suivant :

«  Ce vieux con de Platon ».


Ça pourrait suffire comme réponse à ta question. Développons un peu tout de même. Ce que dit Platon de la poésie est un tissu d'âneries. Quand à 20 ans j'ai lu les 500 pages de La République, le crayon à la main, je fus consterné. J'attendais beaucoup de la philosophie et, à ma grande surprise, je lisais dans ce livre qu'il fallait écarter les poètes de la cité et les rééduquer et autres imbécillités. Je découvrais aussi dans ce livre, présenté comme une société idéale, un système totalitaire, proche de ceux que le XXe siècle a connus, sinon pire ! A partir de là, Platon a été classé pour moi. J'ai lu bien sûr beaucoup d'autres dialogues, dont certains ont pu m'intéresser, mais Platon ne fut jamais une référence. Peu de philosophes osent critiquer Platon. Certains tout de même, et en des termes proches de ceux que j'employais dans ce poème. 


Tu dis que la poésie est fondamentale pour moi. C'est parfaitement exact. Elle est le noyau de mon écriture. Elle est présente quelles que soient les circonstances. Elle m'accompagne. Ecriture, mais aussi lecture. Quand je lis de la bonne poésie, je me dis toujours : la poésie est une grande chose. Malheureusement pour eux, beaucoup l'ignorent. Ceci dit, bien de livres de poèmes me tombent des mains, notamment ceux qui pratiquent la poésie-poétique : regardez comme je suis poète ! Autrement dit, les poètes qui prennent la pose. J'ai coutume d'affirmer : «  La poésie n'est pas la pose », en jouant sur prose et pose. 


La manière de la poésie d'aider la philosophie est de la compléter. Et réciproquement. Je n'aime pas la poésie philosophique qui, à mes yeux, n'est ni de la poésie ni de la philosophie. Je crois qu'il doit y avoir dans la poésie de la pensée, du sens, mais que la poésie est avant tout du domaine des sens, des ressentis, des sentiments. Et la philosophie, même si elle est écrite comme chez Nietzsche avec des mots littéraires, et non uniquement conceptuels, des images, est avant tout raisonnement, idées, rigueur. Son but n'est pas d'émouvoir. Pour ma part, et depuis très longtemps, j'alterne dans mes lectures poésie, philosophie, romans. Ce qui fait que je ne me lasse jamais de l'un ou de l'autre. 



Dans ton livre, tu racontes ton admiration pour l’oeuvre de René Guy Cadou. Tu allais parler de lui dans les écoles et tu avais mis en place des classes culturelles à Louisfert, le village où il avait vécu. Qu’est-ce qui t’émerveille chez ce poète? 


La poésie de Cadou est un chant. Il chante la nature, l'amour, l'amitié, la fraternité. Avec des mots simples et sensuels. Cadou aime. Il aime Hélène, bien sûr, mais aussi les amis, les enfants, les «  biens de ce monde », pour reprendre le titre du dernier recueil paru de son vivant. C'est un poète qui aime les poètes, les peintres, un poète engagé avec le livre Pleine poitrine. Je n'ai jamais ressenti Cadou comme un maître, plutôt un frère aîné. Evidemment le fait que nous ayons vécu dans les mêmes lieux : Saint-Nazaire, Nantes, ne fait que renforcer la proximité que j'ai avec ce poète. 


Cadou, quand je le lis, m'apprend toujours quelque chose. Je suis toujours étonné, et ravi, de voir que j'étais passé à côté de tel poème, tel vers. L’oeuvre poétique de Cadou n'en finit pas de me parler. Je voudrais signaler qu'il est aussi l'auteur d'une importante oeuvre en prose. J'ai eu la chance de rencontrer Hélène Cadou, et pendant huit ans nous avons eu des échanges quasiment quotidiens. Elle aussi est un grand poète.





Ton livre n’est pas un traité de philosophie, c’est un témoignage sur ton métier. Tu insiste beaucoup sur les vertus du dialogue, comme Socrate. Un chapitre s’intitule d’ailleurs « enseigner autrement ». C’est quoi l’enjeu?


Effectivement Prof de philo n'est pas un essai. C'est un récit. Il témoigne de mon expérience et essaie de réfléchir à partir d'elle à un certain nombre de composantes de l'enseignement de la philo, et de l'enseignement tout court. Des enseignants m'ont dit que le livre constitue en quelque sorte un vade mecum de l'enseignement. On y trouve notamment  l'évocation de bien des aspects concrets du métier.


On considère en général qu'une classe ce sont des élèves en rangs d'oignons qui se taisent et, en face, un professeur qui parle. Je n'ai rien contre le cours magistral, qui a ses vertus, que j'ai beaucoup pratiqué, encore faut-il, surtout en philosophie, qu'il soit ouvert au dialogue. Et il y a d'autres manières d'enseigner. En allant sur le terrain par exemple. Et cela peut se faire en philosophie : visiter un musée, une institution politique, rencontrer des professionnels. 


En lycée agricole, dans la longue période où j'y ai enseigné, les professeurs allaient beaucoup sur le terrain. On peut faire de même dans des matières plus littéraires. Par exemple en français, quand on est dans ma région, on peut se rendre à Liré, où Joachim du Bellay a passé son enfance, les ruines du château existent toujours, et il y a un musée; on peut visiter la maison d'école à Louisfert, près de Châteaubriant, où René Guy Cadou a vécu pendant 5 ans, jusqu'à sa mort, et y a écrit le meilleur de son oeuvre. Le musée de l'imprimerie à Nantes est passionnant, etc. Dans les lycées professionnels, quand on fait des visites de stage comme les profs technique, on voit les élèves sous un autre jour, souvent très différent de celui perçu en classe. On peut aussi lancer des projets, de lecture, d'écriture, de réalisations artistiques. Qu'on ne me dise pas que ce n'est pas possible : le programme, l'examen, le dérangement dans les emplois du temps... 


J'ai toujours, pour ma part, aussi bien dans l'enseignement général que dans l'enseignement agricole, été soutenu par directrices et directeurs des établissements. Et en avançant ces quelques pistes, je suis bien conscient de ne pas réinventer la pédagogie. Bien des collègues, dans toutes les matières, pratiquent déjà ces manières non magistrales d'enseigner. Il se fait beaucoup de choses qui bougent les lignes.



Tu consacres un chapitre intéressant à ton ancien prof de philo de Saint-Nazaire, que tu appelles « mon bon maître ». Son enseignement, dis-tu, ne ressemblait à aucun autre: il savait stimuler ses élèves et les faire accéder « à des zones inconnues, étranges, surprenantes ». Quelle chance de tomber sur un tel prof ! Et si ça n’avait pas été lui ? Si tu avais eu un prof rebutant, aurais-tu persévéré ? Quelle est l’importance d’avoir « un bon maître » en philosophie?


Oui, c'est une grande chance d'avoir un bon maître. Un maître au vaste savoir et plein d'humanité. Les qualités morales d'un maître sont aussi importantes que ses compétences académiques. Là, comme ailleurs, la philosophie peut être le prétexte à exercer le pouvoir, sinon un certain despotisme. Je crois beaucoup à la pédagogie par l'exemple. Le maître doit être un modèle humain, pas une machine à savoir. 


Heureusement, si j'en crois les témoignages que j'ai eus au fil des années, c'est souvent le cas. Bien des enseignants enseignent la philosophie en étant un peu philosophe eux-mêmes, c'est-à-dire à l'écoute et en dialogue. J'ai aussi malheureusement des témoignages de personnes dégoûtées de la philosophie par des maîtres autoritaires, méprisants, imbus, ennuyeux. Mon bon maître était exceptionnel, il avait d'ailleurs une forte aura auprès de ses classes, sans jamais jouer les gourous. Il n'hésitait pas à nous dérouter, à nous proposer des choses singulières, à nous imposer des lectures. C'est un homme qui a changé ma vie. 


A la veille du bac, je n'avais pas de projet particulier pour l'avenir, sinon écrire, je savais que j'écrirais. Mais quand le soir de l'admission on m'a demandé ce que je comptais faire maintenant, sans y avoir réfléchi, du fond de moi a surgi cette réponse : de la philosophie. Un autre maître m'aurait éloigné de cette discipline. Mon bon maître a été le premier à qui j'ai envoyé Prof de philo. En même temps, je l'ai envoyé à cette ancienne élève, qui enseigne la philosophie depuis des dizaines d'années maintenant, avec qui j'ai conservé des liens d'amitié. Ces deux envois simultanés signifient : je suis un maillon de la chaîne.  Rien de plus, rien de moins.


Propos recueillis par Bruno SOURDIN.



Prof de philo, par Christian Bulting, éditions La Compagnie du livre, 2021.


Autres parutions disponibles :

Poésie :

Vieux bluesmen, Gros Textes, 2007.

Un jour d'exercice sur la terre, Gros Textes, 2011.

Nico icône des sixties, Gros Textes, 2017.

Récits :

Madeleines, éditions du Petit Pavé, 2011.

Eve, éditions du Petit Véhicule, 2016.

Noémie, éditions du Petit Pavé, 2017.

Maryvonne Janine Berthe et les autres, éditions du Petit Pavé, 2020.



























08/11/2021

Le coup de tabac d'Olivier Hobé

 

Olivier Hobé à la barre du pêche-côte d'un ami de Ploemeur (Morbihan), de retour de l'île de Groix vers Kerroch, son port d'attache.


Des texte brefs. Trois petits vers, mais ce ne sont pas des haïkus. Des éclairs. Des pensées furtives, facétieuses, légères qui, parfois, se transforment en aphorismes. Pour le plaisir de jouer avec les mots et faire renaître de vieilles habitudes d’écriture automatique.


Le recueil d’Olivier Hobé, poète quimpérois plein de  drôlerie et d’ironie, s’intitule Le tabac est ouvert.


Le jour arrive et

ô soleil de mes nuits

le tabac est ouvert.


Fumeur impénitent, Olivier Hobé va droit au but, qu’importe si cela déplait. Le tabac n’est pas pour lui un tabou, la bien-pensance n’est pas sa tasse de thé. Pas de langue de bois. Des idées. L’auteur, qui a animé la revue Quimper est poésie dans les années 1990, a plus d’un tour dans son sac. Sa poésie n’est pas convenable mais remarquable par son originalité.


Petit florilège:


On voudrait bien crier dans le désert

mais le désert 

n’est pas là.


*


N’être à rien candidat

comme apparaît le soleil

après la pluie.


*


Une seconde d’hésitation

ça vous fige un désir

de n’être plus rien.


*


De l’autre côté 

du miroir il est

également seul.


Et le dernier pour la route :


Toi aussi as chanté

pour passer le truc

dans les machins choses.


On se sent soudain une envie folle et irrésistible de descendre siffloter dans la rue. A Quimper ou ailleurs. Avec Olivier Hobé, la poésie parfois persifle, parfois siffle entre les balles. Elle n’est jamais emmerdante.


B.S.





Le tabac est ouvert, suivi de Je n’ai pas fermé l’oeil de ta nuit, éditions Pierre Mainard, 2021.