16/03/2022

L'étonnante histoire de la Noosphère


Pierre Teilhard de Chardin, prêtre jésuite et chercheur scientifique.

Faut-il croire à la survie de la planète malgré les catastrophes climatiques, la dégradation de la biosphère, la disparition des espèces, la pollution généralisée, les guerres, les pandémies? Est-il possible, lorsque la planète s’effondre, de trouver des signes d’espérance? Faut-il encore croire en l’avenir? Ce sont les questions que pose Patrice Van Eersel dans le livre qu’il consacre au concept de Noosphère, la sphère de la pensée humaine.



Jeune journaliste à Actuel dans les années 1970, Patrice Van Eersel  a rencontré aux Etats-Unis des hommes et des femmes qu’il appelle, avec bonheur, des « beatniks savants ». Tout a commencé par la lecture de Gary Snyder, poète et philosophe de la nature, bouddhiste et militant de l’écologie radicale, modèle du « clochard céleste » selon son ami Jack Kerouac. Puis dans l’Arizona, il a rendu visite à John Polk Allen, «l’ingénieur-poète», qui inventa l’utopique Biosphère 2 et qui lui fit rencontrer la microbiologiste Lynn Margulis, à l’origine de l’hypothèse Gaïa. Cette spécialiste des bactéries pensait que la biosphère qui enveloppe notre planète se comporte « comme un seul gigantesque être vivant ». C’est elle, la première, qui lui parla de la Noosphère,  « la conscience collective planétaire » : « La Noosphère existe depuis que les hommes parlent, mais elle est encore beaucoup trop faible et immature. Seul un fantastique saut de croissance peut lui permettre d’empêcher notre monde de s’effondrer. » C’est elle aussi qui lui révèle que ce sont « deux savants prophétiques » qui ont forgé le concept de Noosphère dans les années 1920. « Ils avaient tout vu cent ans avant nous. » Le premier était un jésuite français paléontologue, Pierre Teilhard de Chardin, le second un géologue russe, Vladimir Ivanovitch Vernadski.




Pierre Teilhard de Chardin.

L’histoire de Teilhard est étonnante. Né en 1881 en Auvergne, au château de Sarcenat  à Orcines, il sera toute sa vie un chercheur en quête de vérité, un passionné de l’absolu, qui ne cessera de conjuguer aspirations spirituelles et explorations scientifiques dans les domaines de la géologie et de la paléontologie. Novice à la Compagnie de Jésus à 18 ans, il est ordonné prêtre en 1911 et il restera toujours fidèle à l’Eglise catholique, qui ne l’a pourtant pas ménagé. Pour lui, le Christ est le moteur caché de l’univers. Teilhard ne reniera jamais sa foi.


Dans son enfance déjà il éprouvait une véritable passion pour les pierres et le métal, pour ce qui est « consistant » et qui dure. Il y a chez lui un sens profond de la matière. A Paris, il entre au laboratoire du Muséum d’histoire naturelle. Il y découvre l’idée d’évolution du vivant, théorie très éloignée alors des dogmes de l’Eglise. Mais Teihard est un entêté et un homme moderne, rien ne peut l’éloigner de la route qu’il s’est tracée: pour lui, la recherche est un véritable sacerdoce.


La Grande Guerre va tout bousculer. Beaucoup de ses intuitions vont éclore dans l’enfer des tranchées de Verdun où il est confronté quotidiennement à la mort. Sur le front, où il est brancardier (en tant que prêtre il n’a pas le droit de porter des armes mais il a refusé le poste d’aumônier qu’on lui proposait à l’arrière), il fait preuve de la plus grande abnégation et d’un mépris absolu du danger. Comment voir Dieu dans ces circonstances effroyables, dans l’hyper violence de la guerre ? Il appelle cela son « baptême dans le réel ». Sur les champs de bataille, il fait l’expérience de la solidarité et de la fraternité: il lui apparait que c’est l’humanité qui doit marcher ensemble pour transformer le monde. 


La guerre a fait exploser le moule dans lequel il avait été éduqué. « La guerre, s’interroge Patrice Van Eersel, signalerait-elle l’accélération du processus évolutif? » Le prêtre-paléontologue a vu en effet dans les tranchées « un ordre supérieur jaillir du chaos », une marche inéluctable vers une unification de la race humaine. « Pour Pierre Teilhard de Chardin, vues à très long terme et à très grande échelle, toutes les branches de l’évolution cosmique convergent irrésistiblement vers un point d’attraction que, plus tard, il appellera Point Oméga. »


Autre surprise: pour Teilhard, le féminin est une force ascensionnelle. Beaucoup de femmes ont compté dans sa vie. A commencer par sa cousine, Marguerite Teillard-Chambon, une femme hors du commun, qui est sans doute celle qui l’a le mieux compris.  Il y avait entre eux une immense tendresse. Pendant toute la guerre, elle sera sa correspondante, l’alter ego qui va l’aider à faire émerger et préciser sa pensée. C’est à elle que l’on doit la sauvegarde de ses écrits du temps de guerre,  parmi lesquels un texte poétique bouleversant, L’Eternel féminin. L’homme ne peut pas se passer de féminin. Sans l’amour, sans ce besoin d’unification, la terre serait inhabitable.



Lucine Swan et Pierre Teilhard de Chardin.


Teilhard a été très aimé des femmes et il a pu répondre à l’amour qu’on lui portait, sans rompre néanmoins son voeu de chasteté. A Pékin, la rencontre d’une femme exceptionnelle, l’Américaine Lucile Swan, sera un choc. Lucile était très amoureuse de Pierre, elle eut beaucoup de mal à comprendre son voeu de chasteté. Y eut-il accomplissement physique entre eux? Lorsqu’on le lui demanda, à la fin de sa vie, elle répondit: « Never ».




Vladimir Ivanovitch Vernadski.

Teilhard ignorait tout des travaux de Vladimir Ivanovitch Vernadski. Le minéralogiste russe (à la fois russe et ukrainien), né en 1863 à Saint-Pétersbourg, a montré que toute la vie vient d'un unique matériau, la biosphère. L’écorce terrestre n'a rien d'inerte : elle abrite un lieu d'échange complexe entre le vivant et les minéraux. Vernadski fut le premier à envisager l'impact de l'activité humaine sur le climat. Selon lui, la vie biologique, qu’il appellait « matière vivante », est une force cosmique. 


En 1924 Vernadski séjournait à Paris. Edouard Le Roy, le philosophe qui avait succédé à Henri Bergson à la chaire de philosophie grecque et latine du Collège de France, le connaissait bien. Il eut l’idée (lumineuse) d’inviter son ami Teilhard à assister, à la Sorbonne, à une conférence publique du chercheur russe. Pour le jésuite, c’est un véritable électrochoc. Les trois savants se retrouvent quelques jours plus tard, rue Cassette, chez Le Roy. De leurs conversations, s’impose le concept de Noosphère (du grec « noos », pensée), la « sphère de la pensée humaine ». Ils en sont convaincus: la Noosphère est une nouvelle étape dans l'évolution de la biosphère.




Cent ans plus tard, on comprend mieux le concept de Noosphère. Aujourd’hui, l’humanité est de plus en plus interconnectée. Les civilisations ne sont plus isolées les unes par rapport aux autres. Elles prennent désormais conscience d’une unité humaine. La Noosphère est la matérialisation de ces connections qui existent au sein de l’humanité. Des liens se tissent, la communion s’intensifie.


Si l’on en croit Teilhard de Chardin, l’union des hommes en une vaste sphère pensante ira croissante, avec une augmentation des forces d’amour. L’issue sera collective. « Je suis convaincu, dit-il, que la spiritualisation de la matière est irréversible. »


L’évolution ne disperse pas, elle rassemble. Teilhard ne croit pas à un effondrement total de l’humanité. L’évolution va quelque part. De proche en proche, d’union en union, se produit une convergence de l’univers vers une union ultime. Une montée vers l’Un, vers un point de maturation que Teilhard appelle le Point Omega.


Bruno SOURDIN.


« Noosphère. Éléments d’un grand récit pour le 21e siècle », de Patrice Van Eersel, Albin Michel, octobre 2021.