29/11/2023

L’Empereur de la Chine chez les bouquinistes

Les quais de Seine vers 1900.


C’est la plus grande librairie du monde à ciel ouvert : les bouquinistes sont installés depuis 450 ans sur les quais de Seine, ils sont un symbole majeur de Paris.


Pauvres bouquinistes! La Préfecture de police veut les faire déloger en juillet 2024 à l’occasion des Jeux Olympiques. Les intéressés refusent de déménager. Beaucoup d’entre eux ne se relèveraient pas de perdre leur activité en pleine saison touristique. Et, sur un plan logistique, démonter les  boîtes à livres, qui sont fixées au parapet, constituerait un véritable cauchemar: elles sont trop fragiles, ces boîtes, beaucoup d'entre elles n'y survivraient pas. 

Chasser les bouquinistes, vous n’y pensez pas! Cela aurait rendu Remy de Gourmont furieux.


Bouquiner sur les Quais est une passion incomparable. Guillaume Apollinaire raconte qu’arrivé de province, il allait tous les soirs vers cinq heures fouiller les boîtes des bouquinistes. « Je ne connaissais personne à Paris et chaque passant m’intriguait, car je me demandais s‘il n’était pas un de ces hommes dont la renommée enseigne le nom à leurs semblables. » Un soir, avant la tombée de la nuit, il observe un amateur de livres regarder vers le ciel. « L’inconnu fit un geste puis s’en alla, marchant très vite. Son geste?… Je crois bien qu’il avait envoyé un baiser à l’étoile. Aussitôt, je nommai l’inconnu. Il devint pour moi: Remy de Gourmont. »



Le portrait de Remy de Gourmont gravé par Pierre-Eugène Vibert.


Remy de Gourmont était, dans les premières années du XXe siècle, l’âme du Mercure de France, une revue et une maison d’édition qui publiaient les grandes plumes de l’époque. Apollinaire le considérait comme un « poète incomparable ». Blaise Cendrars, quant à lui, l’avait choisi comme maître d’écriture à 20 ans. « Depuis quarante ans, je ne crois pas avoir publié un livre ou un écrit sans que son nom y figure ou que je ne le cite d’une façon ou de l’autre », écrit-il dans Bourlinguer.  Lui aussi l’observe secrètement fouiller dans les boîtes des parapets, sans jamais oser l’aborder. « J’aurais tant voulu saisir au moins une fois son regard depuis le temps que je le suivais sur les quais quand je le rencontrais… tout à la fois absorbé et distrait, ne prenant garde à personne, le nez dans un livre, les yeux dissimulés derrière un lorgnon… On le sentait seul. C’était un bourru et il n’avait pas l’air commode. »


Remy de Gourmont avait coutume de venir d’ordinaire chaque jour, entre cinq et sept heures, bouquiner sur les quais. Il avait un prédilection pour les environs du pont des Arts, en face de l’Institut. C’était un chineur extrêmement méticuleux. On disait de lui qu’il était « l’Empereur de la Chine ». Il examinait avec le plus grand soin les rangées de livres. Tout l’intéressait. Il venait en voisin, de la rue des Saints-Pères, où il occupait un petit appartement. Les livres y constituaient tout l’ornement. Il y vivait quasiment en reclus, revêtu d’une robe de camaldule et le crâne couvert d’une calotte ecclésiastique. Son visage était défiguré par un lupus tuberculeux contracté en 1891, la même année que la publication du Joujou patriotisme, un pamphlet qui s’attaquait à l’esprit revanchard et nationaliste qui faisait suite à la défaite de 1870 et à la perte de l’Alsace-Lorraine, pamphlet qui lui fit perdre son emploi à la Bibliothèque nationale. Son visage était ravagé, à tel point que son père, venu un jour le chercher à la gare, ne le reconnut pas.


Comme on l’imagine, cette défiguration a été un drame terrible. Léautaud, qui l’admirait, note que « sa mise, son visage, sa tournure, comme on n’en voit pas souvent, attirent les regards ». Dans l’omnibus, des voyageurs détournent la tête; dans la rue, des gamins lui jettent des pierres; aucune femme n’ose le regarder en face. Fernand Fleuret raconte que parfois Gourmont demandait à Apollinaire, qui était devenu un ami, de le mener au cirque ou au bordel : « Avant que d’aller chez les filles, Guillaume prenant la précaution de prévenir la "matrule", afin que les pensionnaires fussent déférentes et de bonne compagnie devant le grand homme défiguré. Puis il commandait des gâteaux, des cigarettes et du champagne, qu’il payait d’avance de ses propres deniers, et il revenait chercher Gourmont. » Ainsi l’auteur de Sixtine pouvait passer « quelques temps au milieu de belles filles nues, qu’il se contentait de regarder en fumant et sans dire un mot ».



Il sortait le soir pour se rendre au Café de Flore, au Mercure de France et bien sûr sur les quais. Il n’aimait pas qu’on l’aborde quand il explorait les boîtes de livres. Cette bibliothèque de plein air - « la plus belle bibliothèque du monde » - a un avantage immense: « on y trouve ce qu’on n’y cherche pas ! Que de découvertes, que de trouvailles grandes et petites, que d’imprévu ! Et songez, amis des livres inconnus, que les bouquins de cette bibliothèque unique sont changés en partie tous les jours, de sorte que l’imprévu y est pour ainsi dire garanti. » 


Remy de Gourmont est normand. Il a passé son enfance dans le Coutançais,  au Mesnil-Villeman, dans un petit manoir entouré d’arbres rares. Il a toujours aimé passionnément la nature. Sur les quais, il était aussi très sensible au paysage. C’était, affirmait-il, un endroit  béni des dieux. « Il est émouvant d’y voir tomber la nuit, alors que s’allument les lanternes rouges, bleues et vertes des bateaux et des ponts. Les feuilles des peupliers se taisent, les berges s’apaisent, des nuages lilas font sur les Champs-Élysées un rideau transparent derrière lequel le soleil se couche. L’air est frais et léger, les livres s’endorment dans le silence, la bibliothèque ferme, la vie nocturne va commencer. »


Selon ses propres mots, Remy de Gourmont était « athée, immoraliste, anarchiste». Il avait la réputation d'être d’un mangeur de curés. Il ne croyait en rien et, surtout, il n’acceptait aucune opinion toute faite.  C’était un homme très singulier. Rachilde l’appelait « le libertin mystique ». Gide, qui aurait voulu prendre sa place au Mercure de France, le haïssait. Claudel le trouvait « polygraphe répugnant ». Breton le détestait tout autant, ce qui est plus surprenant : il avait découvert Lautréamont et les Chants de Maldoror avant tout le monde. 


Remy de Gourmont est un grand écrivain mais la postérité l’a un peu oublié. Trop ironique? Trop libre? On a peine à croire qu’il ait disparu du paysage littéraire. « Il s’est illustré dans des domaines et des registres variés, explique Christian Buat, son biographe. Certes c’est un polygraphe, et s’il est vrai qu’un écrivain, pour qu’on en retienne le nom, ne doit avoir qu’une qualité, son écriture multiple le condamnait à l’oubli. » 


Gourmont nous avait pourtant averti: « La vie va devenir de plus en plus dure pour les hommes qui ont des nuances dans l’intelligence. »


Lire Gourmont est un vrai bonheur. Continuons à le chercher et à le chiner chez les bouquinistes des quais de Paris, ou d'ailleurs.


Bruno SOURDIN.



« Défense des bouquinistes des Quais et d’ailleurs », textes choisis par Christian Buat, Bulletin du site des Amateurs de Remy de Gourmont, hors série n°4, 2023.


Christian Buat: « Qui suis-je? Remy de Gourmont », Pardès, 2014.

24/11/2023

Les super-héros de Cyrill Perrot revisitent les chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art

Cyrill Perrot et ses super-héros.                                                                            (Photo Ouest-France)



Le « Narcisse » de Nicolas Poussin s’est transformé en Captain America. Wonderwoman, Flash, Elektra et Hulk ont pris la posture du « Penseur » de Rodin. Peintre de fresques, Cyrill Perrot excelle dans l’art du détournement. 


Installé dans un village du bord de mer du Coutançais, cet ancien des Beaux-Arts du Havre est devenu restaurateur de tableaux. Mais sa grande passion est la fresque. A Coutances, il expose au musée Quesnel-Morinière des grands formats qui évoquent la peinture murale et la modernité du street art. Il a aussi peint des fresques sur les murs de la ville, comme celle qui détourne le « Jugement dernier » de Michel-Ange: des super-héros y sont confrontés aux conséquences du changement climatique. « Ils se donnent pour mission de sauver des jeunes de la montée des eaux, tout en chassant d’un coup de balai les responsables de cette catastrophe. »


Ses « Macadam Heroes » du musée de Coutances, issus de l’univers Marvel et DC Comics, réinterprètent quelques-uns des chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art. «Souvent mélancoliques et à l’opposé de leur toute puissance habituelle, les  super-héros de Perrot sont plongés dans des environnements urbains sales, la rue et son macadam de goudron, qui évoquent une planète en proie à la pollution, où l’humanité semble avoir disparu. »


Visite-promenade dans l’univers magique de Cyrille Perrot:



Dérive

La toile est inspirée du « Radeau de la Méduse » de Géricault. Un escadron de super-héros s’égare entre la terre et la lune. Un vaisseau spatial, qui est en train d’explorer l’espace, vient à leur secours.
















Sauver la planète

Un trio fabuleux de super-héros (Aquaman, Flash et Captain America) et une héroïne impressionnante (Wonder Woman) font la promesse de sauver la planète. C’est bien « Le Serment des Horaces », de David, remis au goût du jour par Cyrill Perrot. Le parallèle est éclatant.





















Annonciation/ Soho

Sous la forme d’un diptyque, cette annonciation reprend le thème de l’annonce de l’ange Gabriel à Marie, mais en change complètement la signification. Ici  à Soho, dans un intérieur new yorkais, c’est Wonder Woman qui annonce à Falcon l’explosion d’une bombe nucléaire. Dans l’esprit de Cyrill Perrot, cette toile évoque « la force dissuasive qui pèse sur le monde depuis la guerre froide ». La pose de Wonder Woman est une réplique de « La Sibylle de Delphes » de Michel-Ange.





















Narcisse/America

Au milieu d’une déchetterie, Captain America reprend la pose de Narcisse, un personnage de la mythologie grecque représenté par Poussin, peintre emblématique de la peinture classique française du XVIIe siècle. On peut y voir une métaphore de « la ruine de notre civilisation » mais aussi un mince symbole d’espoir : « La nature a une force de régénérescence qui ne demande qu’à se manifester. »

















Variations pour une pensée

Des super-héros en profonde méditation sur la condition humaine et leur rôle dans le monde. Une posture qui n’est pas sans rappeler celle du « Penseur » de Rodin, mais aussi, ajoute Cyrill Perrot, celle de « La Mélancolie », la fameuse gravure de Dürer, telle qu’on peut la contempler au musée du Louvre.





Cyrill Perrot: « Macadam Heroes », au Musée Quesnal-Morinlère à Coutances (Manche)










31/10/2023

Nanao, le poète vagabond japonais

Nanao Sakaki.

 

Le 9 août 1945, à la base aérienne de l’archipel japonais des Ryukyu, il repère sur son écran de radar le B-29 qui va lâcher la bombe atomique sur Nagasaki. La veille, il avait dû assister à une soirée d’adieu des jeunes kamikazes qui partaient le lendemain mourir au combat. Nanao Sakaki se demandait bien ce qu’il foutait dans cette galère, lui qui détestait tant la guerre et cette armée.

 

Après la capitulation de son pays, il devint ce qu’il avait toujours rêvé d’être : il se fit vagabond et poète itinérant dans la tradition des haïjins, ces auteurs de haïkus qu’il vénérait, Matsuo Basho, Ryokan et Kobayashi Issa, parcourant le Japon de long en large, s’enivrant du bonheur de sa liberté retrouvée. A Tokyo, le quartier de Shinjuku avec son labyrinthe aux dix mille bars était son port d’attache.

 

 « Si tu as le temps de causer

Lis des livres

Si tu as le temps de lire

Marche dans la montagne, le désert, l’océan

Si tu as le temps de marcher

Chante, danse

Si tu as le temps de danser

Assieds-toi en paix, Imbécile bienheureux. »

 

J’ai découvert la poésie étonnante de Nanao Sakaki en 1987 dans le n°5 de Révolution intérieure, la revue de Daniel Giraud, taoïste libertaire et clochard céleste : cinq poèmes traduits en français par Simone Rasoarilalao. Trois ans plus tard, Guy Benoit et sa revue Mai Hors Saison prirent le relais en publiant un choix de poèmes, traduits cette fois-ci par Patrice Repusseau sous le titre de Casse le miroir (1).

 

« Pourquoi écrivez-vous des poèmes ?

Parce que j’ai l’estomac vide,

Parce que la gorge me démange,

Parce que j’ai le nombril hilare,

Parce que mon cœur brûle d’amour. »


 


Gary Snyder et Nanao Sakaki.

En 1963, Gary Snyder, le poète Beat californien, qui séjournait au Japon cette année-là, avait fait la connaissance de Nanao Sakaki à Kyoto. Voici ce qu’il raconte : « Nos conversations au bord de la rivière Kamo débouchèrent sur une longue amitié et une collaboration dans l’art non pas du théâtre de la rue mais plutôt du théâtre des champs et des montagnes. Allen Ginsberg était de passage à Kyoto à ce moment-là et cela devint donc une amitié trans-pacifique. »

 

Allen est lui aussi fasciné par Nanao et, pour saluer cette amitié, il a composé ce très beau portrait :

 

« Cerveau lavé par de nombreux torrents

Les jambes propres

d’avoir parcouru à pied quatre continents

Les yeux aussi immaculés

que le ciel de Kagoshima

Un cœur ardent

étonnant cru de fraîcheur

La langue frétillante

d’un saumon de printemps

Nanao Sakaki

a la main qui ne tremble pas

La hache et le stylo

Aussi aigus que les vieilles étoiles. »

 

Gary Snyder raconte aussi qu’un prêtre bouddhiste traditionnel se vanta devant Nanao de son illustre lignée. « Nanao lui répondit du tac au tac : Je n’ai pas de lignée, je suis rat du désert. »

 

La poésie de Nanao Sakaki n’est en rien cérébrale. Elle est simple, fluide, profonde, drôle, comme l’aboutissement inoubliable de ses vagabondages et de sa vie de grand marcheur.

 

« Dans le doute

Dites la vérité – Mark Twain

 

Quand vous souffrez

Ecoutez bien le vent

 

Ces chênes noirs

comme ceux de Paul Cézanne

penchés dans le vent du matin.

 

Nous sommes le 6 août, le jour d’Hiroshima.

 

J’entends mes os de Néanderthalien

s’entrechoquer au vent. »

 

Et voici que 30 ans après Mai Hors Saison, un nouvel éditeur français se passionne pour l’œuvre de Nanao. Po&Psy propose une sélection de 40 poèmes, traduits par Danièle Faugeras, une édition bilingue intitulée « Comment vivre sur la planète terre » (2). Et c’est un bonheur renouvelé.

 

« Pourquoi escalader une montagne ?

 

Regarde ! une montagne, là.

 

Je n’escalade pas la montagne.

La montagne m’escalade.

 

La montagne est moi-même.

Je m’escalade moi-même.

Il n’y a ni montagne

ni moi-même.

Quelque chose

monte et descend

dans l’air. »



 

Gregory Corso, Allen Ginsberg et Nanao à Santa Fe en 1968.

Aux Etats-Unis, où il a souvent séjourné et voyagé à partir de 1978, invité par Snyder et Ginsberg, Nanao Sakaki a été salué comme un écologiste acharné et un leader de la contre-culture, « un poète Beat joyeusement excentrique ». Gary Snyder fait remarquer qu’il est « l’un des premiers poètes vraiment cosmopolites produits par le Japon ». Et assurément un des plus libres.

 

« Quand tu entends une histoire sale

lave-toi les oreilles.

Quand tu vois des trucs moches

lave-toi les yeux. 

Quand tu as des idées noires

lave-toi l’esprit

et

garde les pieds boueux. »

 

Ce clochard céleste n’a jamais rien possédé, ni maison, ni carte de crédit, ni ordinateur, mais, grâce à ses très nombreux amis, il a voyagé dans le monde entier, sur tous les continents, du Nouveau Mexique en Alaska , de la Mongolie à l’Australie des aborigènes, en Sibérie orientale, en Corée, à Terre Neuve, mais aussi en Europe, à Amsterdam, Londres ou Paris…

« venu de nulle part

allant nulle part

Miracle »

 

Nanao Sakaki est mort le 22 décembre 2008 au Japon. Il avait 85 ans.



 


Comment habiter le monde,  s’interroge sans relâche Nanao. Comment vivre sur cette planète ? En guise de réponse, le poète vagabond japonais s’aventure, le cœur battant, sur quelques pistes implacables et décisives, chaudes comme la vie : voyager léger le sac sur l’épaule, chanter avec les coyotes, pleurer d’amour avec les rouges-gorges, regarder la lueur du soir, dormir dans le désert avec les étoiles, alors qu’aujourd’hui…

« quelque part

quelqu’un

fabrique une bombe nucléaire

simplement pour te tuer ».

 

Bruno SOURDIN.

 

(1) Nanao Sakaki : « Casse le miroir », Mai Hors Saison, 1990.

(2) Nanao Sakaki : « Comment vivre sur la planète terre », Po&Psy – Eres, 2023.

 



Article paru dans la revue "Diérèse", n° 88, automne 2023

22/09/2023

F.J. Ossang: « Nous sommes peut-être en enfer »

F.J. Ossang    (photo Pavel Kalmychek)


F.J. Ossang a publié son premier livre de poésie en 1976 – l’année de ses 20 ans –   et dans la foulée sa revue CEE, dans laquelle on découvrait avec bonheur des écrits explosifs de William Burroughs, « immense poète de la fin des temps », de Stanislas Rodanski, le poète surréaliste qui s’était fait interner dans un hôpital psychiatrique, et de Claude Pélieu, le poète traducteur de la Beat Generation, 

« exilé au pays des flippers, des junkies et des clignotements transcontinentaux ».

 

Ossang est d’abord un poète – et quel poète ! – qui s’empare très vite du rock punk puis de la musique industrielle avec ses acolytes de MKB, Messageros Killers Boys, un sommet de la contre-culture hexagonale. Et il n’arrête pas d’innover : le voilà cinéaste, rebelle comme il se doit, audacieux, inventif, brillant. Son parcours prend une nouvelle dimension, le ton est unique : Docteur Chance, Dharma Guns, 9 Doigts :  son œuvre cinématographique fascine. 

 

Et ses retours à l’écriture lui permettent de se refaire dans l’urgence, et de constamment se renouveler. « Ce curieux atour des ténèbres », son dernier livre, file comme une étoile. Sur fond de Guerre Civile Mondiale et dans la hantise d’une contamination par le virus, Ossang brosse, par bribes, l’histoire du baron Ungern, 

« un être de fureur froide », maudit et cruel, abrupt. Dans ce monde effrayant, seul pourrait nous sauver un amour insensé. Aimer follement à jamais, le vieux rêve surréaliste est-il encore possible ? Le monde dort d’un sommeil agité. Est-ce l’enfer?  Est-ce le paradis ? Nous lui avons posé la question.


B.S.

 

 






                                                                                                                                                                                             

Bruno Sourdin : Pendant la lecture de ton livre, on a souvent l’impression de « se trouver en enfer ». Et pourtant, à la dernière page, tu cites un texte du Livre des Morts des Anciens Égyptiens :

« Que la voie soit ouverte pour moi !

Puissé-je y pénétrer

Et venir t’adorer Osiris, seigneur de la Vie Éternelle. »

Osiris, le dieu des morts, est aussi une divinité qui redonne vie. N’y a-t-il pas là une forme d’espérance ?

 

F.J. Ossang : Quien sabé ? Nous sommes peut-être en enfer. A partir du moment où cela devient un fait, une issue est possible. La joie, l’amour, le sexe, l’écriture, la lumière sont des expériences immédiates. Plus loin demeure l’improbable et possible voyage des Morts – le Livre des Morts Égyptiens est une merveille.

 

B.S. : Qu’est-ce qui se joue de particulier dans l’écriture d’un livre ? Pourquoi écris-tu ?

 

Ossang : Précisément décrire l’endroit où l’on se trouve, à moins d’imaginer l’endroit, la situation dont on rêve – ou répugne absolument d’être.

Qui suis-je – quel autre parle en moi sans oser agir…

A l’évidence nous fûmes et sommes et serons ici …

 

B.S. : On t’admire d’avoir mené de front toutes tes aventures : écrivain, chanteur, réalisateur. Qu’est-ce qui te rend le plus heureux : faire un film, un album de musique industrielle, un livre de poésie contemporaine ?

 

Ossang : J’ai souvent pensé que ne pouvant entrer par la porte, il fallait se risquer par la fenêtre. C’est l’échec ou une lassitude des situations qui m’ont forcé à tenter une autre aventure. La course aux armements. La poésie, le noise’n roll, le cinématographe – et retour ! A force de brouiller les pistes j’ai voulu me perdre, sans forcément y réussir. L’être ou le personnage advenu, est sans doute loin de moi. C’est aussi bien. « A reprendre depuis le début. »

 

B.S. : Ton écriture n’est pas uniforme. Quel est dans ton écriture l’héritage du cut-up ?

 

Ossang : Je n’ai jamais pratiqué le cut-up, bien que tout l’arsenal cut-up fold-in, initié par Bryon Gysin, et mis en œuvre par WS Burroughs, m’ait fasciné. The Third Mind est un texte passionnant. Je crois que WSB a eu besoin de ce recours pour entrer parmi les strates les plus clandestines de son imaginaire – et s’il est le génie sémantique de l’odyssée cut-up, c’est qu’il a si puissamment intégré le procédé qu’il est devenu l’auteur réel de toutes ses pages. La Trilogie de l’Espace (La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express) demeure un chef d’œuvre. Claude Pélieu a réussi de très belles pages cut-up, dont Métro Blanc reste témoin. C’est lui qui s’est coltiné à l’adaptation des livres les plus difficiles à rendre en français (Trilogie de l’Espace, Garçons Sauvages etc.), et qui les a fait entrer dans le Corpus French – … Burroughs est pour nous un auteur essentiel comme Edgar Allan Poe…

 

B.S. : A la fin de sa vie, Claude Pélieu, qui était ton ami, avait tendance à considérer – du moins c’est ce qu’il m’avait dit – que le cut-up, en français, était une erreur. Est-ce aussi ton avis ?

 

Ossang : Les mots-valises n’existant pas en français, les permutations initiées par Dada et prolongées dans le cut-up s’avèrent d’une mise-en-œuvre abstraite, et plus malaisée qu’en anglais. Les poètes électriques ont inventé une suite à l’écriture automatique, que d’aucuns trouvaient sans issue. Claude Pélieu a sans doute eu besoin, comme WSB, du recours au cut-up, pour défoncer un obstacle psychique, et poursuivre plus loin, ou plus près l’écriture.

 

B.S. : Quelles sont les rencontres de ta vie que tu juges providentielles ? Comment est née ton amitié avec Claude Pélieu ?

 

Ossang : Claude Pélieu précisément s’est avéré l’allié objectif dès sa première lettre (1978), sa réactivité fut telle qu’elle aboutit au numéro spécial 6 de la revue CEE (fin 78) puis au livre Cartes Postales USA en 1979. Dès 1975, il y eut Bernard Noël dont la correspondance ne s’est quasiment jamais interrompue jusqu’à sa mort en 2011. Et puis Joe Strummer bien évidemment – protagoniste de mon film Docteur Chance (1996-1998). Ces trois rencontres s’avèrent avec le recul plus « existentielles » que culturelles. C’étaient des amis dans la nuit. Et tant d’autres, à commencer par Messageros Killers Boys … 

 

B.S. : Page 78, je lis : « Voici longtemps qu’on n’existe pas aux yeux de ceux qui comptent… Inutile de s’affoler. » Je vais te poser la même question que j’avais posée à Claude Pélieu il y a 30 ans : te considères-tu comme quelqu’un de radical ?

 

Ossang : Radical est un mot désormais fourre-tout, et usé. Claude Pélieu a connu des épreuves extrêmes – à commencer par son engagement forcé dans des commandos durant la guerre d’Algérie – dont il ne s’est sorti qu’au prix d’un empoisonnement et de la perte d’un poumon. Il a poursuivi la poésie grâce à la rencontre providentielle d’Américains qui l’ont « adopté », Mary Beach d’abord en France puis Burroughs et Ginsberg – et Claude s’est refait, recommencé dès 1962, en fuyant la France, mais sans abjurer la langue française de « punk’ Rimb ». Jusqu’à la fin, il n’a cessé d’avoir d’active curiosité pour les nouveaux poètes français, souvent à l’abandon…

 

B.S. : Peux-tu expliquer en quelques mots ce qu’était ce projet de film russo-mongol, « qui rallume le martyre du Tibet », dont tu parles à la page 20 ?

 

Ossang : Ce projet n’est pas complètement éteint, je préfère superstitieusement lui conserver une certaine confidentialité...

 

B.S. : Chanteur punk, cinéaste (tu as réalisé une dizaine de films), écrivain, poète : dans toutes ces activités créatrices, il y a chez toi une jubilation inouïe dans la construction de l’écriture. Qu’est-ce qui fait l’unité de toutes ces œuvres ?

 

Ossang : J’ai commencé à l’adolescence par l’écriture, avant d’éprouver le sentiment, autour de 1976-1977, qu’il fallait attaquer sur différents fronts, l’écriture, la scène, le kino-matographe, le noise’n roll – accélérer circulairement sans laisser de trace, sur un mode guerilla, ne pas s’enkyster dans la pose ni l’usure de l’écrivain, du rocker, ou du cinéaste. Muter à chaque film, texte, action de scène, enregistrement. « Vidéoscript & Chant Tribal » (revue CEE / 7 – 1979).

 

                                           

B.S. : Te lisant, j’observe que l’amour et la mélancolie sont liés de façon inextricable dans ton livre. C’est à la fois le grand amour (page 40, je lis: « Demain c’est le 30 avril, Walpurgis Nacht, 30e anniversaire avec Elvire ! Amour fou - temps dément - l’inconscient des illusions ») et la mélancolie (je lis l’incipit : « Ce fut un hiver difficile. Luttant contre la dépression - comme on ramerait à l’envers du courant »). Amour et mélancolie, on n’échappe pas à cette dualité ?

 

Ossang : La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent, de Roger Gilbert-Lecomte, signe une référence vitale. Le Grand Jeu. L’acuité du Vécu est essentielle –

Sans l’Umour de l’Amour, comment vivre… La vie est une chienne.

 

 

B.S. : Le baron Ungern – « un être de fureur froide », écris-tu – est un personnage important de ta mythologie personnelle. Il revient de façon récurrente dans ton livre. On ne peut s’empêcher de penser à un parallèle entre le baron fou et le personnage d’Hassan I Sabbah, le Vieux de la montagne, le maître des Assassins, dans l’œuvre de William Burroughs. Tous les deux sont l’incarnation du Mal. J’ai tort de faire ce rapprochement ?

 

Ossang : Ungern c’est le commencement et la fin. Un Rimbaud de l’Action Pure. Quand tout disparait, les stimuli et les renforts de la société, l’ultime solution devient sauvage – et sacrée. Ungern fut reconnu Réincarnation du Dieu de la Guerre par les Mongols et les Tibétains. Ungern n’est pas seulement le Mal – il propage la guerre ultime, le conflit asymétrique à un point si extrême que l’idée de survie des mondes s’arrête – il fonde ou s’effondre – la victoire ne le quitte plus durant l’année 1920-21 ! 500 hommes devenus 5 000 en un seul hiver défont 50 000 soldats soviétiques. Le Mal et le Bien conjugués dans la Guerre. Ungern a décidé de vivre comme au 15e siècle…

 


 

F.J. Ossang : « Ce curieux atour des ténèbres », éditions Le Corridor bleu, 2023.


14/08/2023

Iché, le sculpteur en lutte


René Iché est un artiste qui a porté au plus haut l’idée d’engagement. Il est capital, aujourd’hui, de réévaluer la singularité de son oeuvre de sculpteur, trop méconnue. C’est ce que propose le musée de la Piscine de Roubaix, avant ceux de Quimper et d’Albi.

Proche de Guillaume Apollinaire, qu’il a connu en 1917, de Max Jacob et des surréalistes, dont il a fait les célèbres masques, Iché s’est engagé dès les premières heures dans la Résistance. Il tenait en horreur le fascisme et l’asservissement à la dictature et il l’a combattue avec force. En sculpture, les Lutteurs sont sa marque: il les a toujours représentés avec passion.


Six sculptures nous aident à jalonner son parcours, six oeuvres essentielles, à commencer par les Lutteurs :



Lutteurs (vers 1943)




Février 1915. René Iché n’a que 18 ans, il doit se vieillir de deux ans pour s’engager volontairement. En mars 1916, il rejoint le front à Verdun. Les bombardements sont incessants. C’est son baptême du feu. 


En juillet, il est envoyé dans la Somme. Il assiste à de terribles combats au corps-à-corps. « On se bat d’abord à la grenade et à la baïonnette. Les nôtres se font tuer sur place plutôt que de reculer. Il ne restera personne de cette troupe héroïque. » Dans son bataillon, les pertes sont terribles: en une seule journée, 249 soldats sont tués et 444 blessés. Sa section est entièrement décimée, lui seul survit. C’est la grande boucherie. 



La violence des combats est inouïe. Iché sera touché par un éclat d’obus et gazé, cela ne l’empêchera pas de retourner au front. En juillet 1918, dans la Marne, lors d’un assaut, un camarade est grièvement blessé. Pour sauver son frère d’armes, Iché le porte sur ses épaules à travers le feu ennemi et le ramène vers les lignes arrière.


Ce sont ces souvenirs qui l’inspireront pour ses Lutteurs, une sculpture qu’il réalisera en 1923 en taille directe au granit, avec, par manque de moyens, un simple tournevis comme poinçon. Cette thématique des lutteurs restera sa signature. Plus tard, vers 1945, il réalisera une version de Lutteurs à terre, inspirée par l’épisode biblique de la lutte de Jacob avec l’Ange, Jacob incarnant, selon lui, la Résistance française contre l’occupation nazie.




Jeune Tarentine (1934)



René Iché a un lien très fort avec les poètes. Joël Bousquet, qui a été transpercé par une balle et est resté grabataire, est un ami de jeunesse, qu’il a connu au lycée de Carcassonne. Plus tard, il a rencontré à Paris Pierre Reverdy et Blaise Cendrars et il a été très proche de Max Jacob. Il a aussi fréquenté les surréalistes, sans d’ailleurs jamais adhérer au groupe. Mais c’est de Guillaume Apollinaire qu’il s’est senti le plus proche. 


La Jeune Tarentine s’inspire d’un poème d’André Chénier. Iché a voulu élever à Carcassonne un monument à la mémoire de ce poète supplicié, guillotiné en 1794, victime de la Terreur, mais ce monument ne verra jamais le jour. Reste ce magnifique marbre de 1934 qui revisite Myrto, l’héroïne célébrée par le poète. Une pièce la fois moderne et antique. Une ode à la vie et à l’espoir.




La Femme assise, hommage à Apollinaire (1930) 



René Iché a fait la connaissance de Guillaume Apollinaire en 1917 à Paris à la faveur d’une permission. Apollinaire sera son maître en poésie. 


Pour lui rendre hommage, Iché a conçu une oeuvre énigmatique, qui représente sa compagne enceinte de leur fille, assise dans une posture qui rappelle la célèbre sculpture égyptienne du scribe assis en tailleur. 


La Femme assise est le titre d’un roman inachevé d’Apollinaire, peu connu, qui paraîtra après sa mort en 1920. Dans ce livre, Apollinaire a fondu en un seul deux romans qu’il avait commencés à écrire: une histoire se passe chez les Mormons aux Etats-Unis au 19e siècle et fait l’éloge de la polygamie en racontant vie du prophète Brigham Young de Salt Lake City et de ses vingt-quatre femmes. La seconde histoire se déroule à Montparnasse pendant la guerre 14-18: Apollinaire y met en scène, sous des noms fictifs et de façon désinvolte et satirique ses amis peintres et poètes. Dans les dernières lignes de ce roman on apprend avec surprise que « la femme assise » est une pièce de monnaie suisse qu’il « fallait prendre garde de ne pas accepter ».  La Femme assise est longtemps apparue comme un livre de montage artificiel. On peut l’envisager plutôt aujourd’hui comme un ancêtre du couper-coller, complexe, énigmatique et fort réjouissant. On imagine que René Iché a voulu, à sa manière, radicale, saluer la nouveauté de l’oeuvre d’Apollinaire et son sens de la modernité..




Masque d’André Breton (1929)



René Iché a réalisé un moulage des masques d’André Breton et de Paul Éluard, d’après l’empreinte prise sur leur visage. Il en résulte des portraits aux yeux clos, des visages figés dans leur sommeil ou plongés dans le monde du rêve. La charge onirique de ces masques est magique. On retrouve cet abandon au merveilleux dans le photomontage reproduit par la Révolution surréaliste et réalisé autour du tableau de Magritte, « Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt », entouré de 16 membres du groupe surréaliste de 1929 représentés les yeux clos. L’art de rêver.

  

 

  

Guernica (1937)



En 1936, René Iché s’était insurgé contre le refus du gouvernement français du Front populaire de porter assistance aux républicains espagnols et de proposer au contraire un pacte de non-intervention, alors que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste apportaient leur aide militaire aux nationalistes espagnols.


Lorsqu’il entend à la radio l’annonce du bombardement du village basque de Guernica par la barbarie nazie, Iché fond en larmes. Le village est complètement détruit. Des milliers de cadavres sont ensevelis. Guernica n’est plus qu’un charnier. Spontanément, pour exprimer sa douleur et son dégoût, Iché réalise sur le champ un plâtre qui représente une petite fille le corps décharné à l’état de squelette. Vision effroyable que le sculpteur par la suite refusera d’exposer.




Déchirée (1940)




Dès 1940, René Iché rejoint la Résistance au sein du réseau du musée de l’Homme. Son atelier parisien sert de lieu de réunion, de boîte aux lettres, de planque et de cache d’armes. 


La Déchirée, qu’il sculpte cette année-là,  est une allégorie de la France sous l’Occupation. Le bras gauche repliée sur le visage symbolise la France aveuglée par les discours du maréchal Pétain et de l’occupant nazi. La main droite qui s’élève vers le ciel est celle de la France résistante qui a entendu l’appel du 18 juin. Le bronze a été fondu clandestinement par Iché dans le poêle de son atelier. La statue a ensuite été acheminée par un groupe de résistants à Londres pour être remise au général de Gaulle. 


La Déchirée symbolise l’esprit de résistance et met en lumière la virtuosité d’un artiste engagé.


Bruno SOURDIN.




René Iché (1897-1954) : l’art en lutte, à la Piscine-Musée d’art de Roubaix (59). Jusqu’au 3 septembre 2023. 

Cette  exposition est co-produite avec le musée Toulouse-Lautrec à Albi qui la présentera du 30 mars au 30 juin 2024, et avec le musée des Beaux-Arts de Quimper qui présentera la variante Fragments surréalistes. René Iché et les poètes du 23 novembre 2023 au 19 février 2024.