08/10/2016

Sept collages électriques

Bruno Sourdin: "Vous êtes poète?", collage 2013.


Bruno Sourdin: "Le corbeau de Vancouver", collage 2012.


Bruno Sourdin: "Le temps des grâces", collage 2011.



Bruno Sourdin: "Une rose pour Fukushima", collage 2011.

Bruno Sourdin: "Boy, you're going to carry that weight a long time", collage 2011.


Bruno Sourdin: "Je suis heureux mais qui suis-je?", collage 2009.


Bruno Sourdin: "WTC 9/11", collage 2004.


Bruno Sourdin: "Qui va s'emparer de l'univers?", collage 1998.

07/09/2016

Chiures de mouches au plafond




















"Des haïkus beaucoup moins formalistes que dans la poésie japonaise. Il s’agit là de la vie même, qu’il faut alpaguer au passage, dans le filet des mots. Il s’agit aussi des quatre saisons, qui sont cinq, esquissées à grands traits, entre cette douce paresse qui revient souvent et la marche avec sac à dos. Depuis le moineau du soir, en passant par les éclairs de chaleur, les parapluie retournés de l’automne, jusqu’à la pluie d’hiver. Très souvent le poème zoome, partant du monde pour arriver au poète." 
(Après-lire de Guy Allix)






04/07/2016

Daniel Biga, la vie comme un collage

Daniel Biga à la rencontre de ses lecteurs à la librairie de Montfort-sur-Meu (35) en juin 2015 à l'invitation de Jean-Pascal Dubost et de l'association Dixit Poétic.             (Photo Ouest-France).

Poésie

En 1969, dans le monde feutré de la poésie, ses Oiseaux Mohicans eurent l’effet d’une bombe. Daniel Biga s’y affirmait comme un poète original, contestataire, insolent mais aussi terriblement solitaire. Le seul poète à parler le langage des jeunes de Mai 68.

En fait, le recueil, qui fut suivi du magnifique Kilroy was here en 1972, avait été écrit bien avant les évènements et publié à Nice en autoédition dès 1966. Le livre traduisait d’une manière lumineuse l’état d’esprit d’une époque en pleine effervescence. La riche personnalité de Biga, son goût de la révolte, ses délires, son style percutant, sa tristesse aussi… tout cela se mariait admirablement avec la sensibilité d'alors.

Lorsqu’il commence à écrire, Daniel Biga est un peintre affilié à la très explosive Ecole de Nice. Liée au Pop art, son œuvre artistique est à la fois critique (de la société de consommation qui est en train de s’installer) et admirative. « On venait de la guerre, m’a-t-il expliqué un jour, c’était merveilleux de voir apparaître tous ces objets, toutes ces couleurs… Ces ambivalences m’intéressent. »

Au moment où ses travaux commencent à se vendre, il arrête progressivement de peindre, «sans grande douleur », avoue-t-il, et se retire pendant deux ans dans la montagne d’Amirat.  « J’ai toujours eu des périodes contradictoires : des moments très apaisés et d’autres, aussi, où j’avais envie de casser les choses. »



En 1969, en reprenant le manuscrit des Oiseaux Mohicans, les éditions Saint-Germain-des-Près imaginèrent un slogan qui fit mouche : « Daniel Biga, le seul poète rescapé de mai 68 ». Un mythe était né. Et c’est vrai que ces Oiseaux Mohicans reflètent comme aucun autre livre l’innocence, la fantaisie et la révolte joyeuse d’une génération.

Biga est aussitôt devenu le « porte-parole » d’une pensée, d’une manière d’être et d’un art de vivre qui voulait mettre l’imagination au pouvoir. Ce que souligne bien Pierre Tilman, un compagnon de la première heure : « Les poèmes des Oiseaux Mohicans sont ceux des années en pagaille, ouvertes et généreuses. Ils parlent une langue commune à tous ces garçons et ces filles qui prennent à ce moment-là conscience de ce qu’ils sont et de la force de changement qu’ils incarnent. »
Ce livre n’a pas pris une ride, il donne toujours autant « envie de vivre ».
L’œuvre foisonnante de Daniel Biga apparaît aujourd’hui comme une des plus originales de cette génération qui, née vers 1940, a connu la guerre d’Algérie puis a inventé de stimulantes utopies avant d’adopter, avec le temps, une vision plus sereine des choses.

Au fil des ans, sa passion pour l’écriture s'est renforcée. L’utilisation du collage verbal lui permet d’exprimer tout ce qui bouillonne en lui et d’adopter un style vivant. « Ma vie est un collage, m’a-t-il confié. J’ai fait 36 métiers et j’espère que maintenant l’esprit s’est stabilisé. »

Aujourd’hui, le Niçois reste un véritable électron libre, en marge du milieu littéraire et des convenances sociales. Son écriture a pris de l’ampleur mais Biga a conservé sa liberté de ton et son esprit nomade. Il continue de publier de très beaux livres. Mine de rien, il est l’un des grands de la poésie vivante. Son influence est indéniable.

Désormais, le climat est plutôt à l’éloge des joies ordinaires, aux textes courts en prose, mais Biga n’en dédaigne pas pour autant les mélanges de genres. Il aime explorer son quotidien avec une grande liberté d’invention. Il aime mixer les mots et les rythmes, avec une verve formidable et une joie d’écriture unique.
Il ne dédaigne pas non plus s’adonner au plaisir du haïku, avec une parfaite réussite :

dans la forêt givrée
pas un cri pas un chant
quel froid !

*
broof !... broof !... broof !.. 
ce n’est que le chat
qui tousse

*
 j’avance dans la rafale
bouche ouverte
croquant les flocons 

*

la pie
sur le chêne m’engueule
insolente superbe


Daniel Biga reste avant tout un rebelle. Il n’a jamais cessé de faire ce qui l’intéressait. « A tord ou à raison, m’a-t-il dit un jour, je continue à fonctionner de la même façon. J’ai toujours eu de la difficulté à me plier. » Il possède une créativité hors du commun. Celle d’un touche-à-tout qui a alterné des œuvres où défilent, dans un style direct et incisif, les formes changeantes du monde urbain ; et d’autres où la poésie est écrite au rythme de la marche. « La poésie, aime-t-il à dire, réside aussi dans la promenade. »
Daniel Biga n’a rien perdu de son souffle. Un sacré souffle.

Bruno SOURDIN.



Quelques titres:
Le poète ne cotise pas à la sécurité sociale, le Castor Astral, 2003.
La Poé-vie de Daniel Biga, textes réunis par Christian Bulting, éditions Gros Textes, 2005.
Le sentier qui serpente, haïku de voyages et des quatre saisons, édition Tarabuste, 2015.

03/07/2016

Isigny est un cauchemar


Polar

En juin 1944, Herman est un soldat allemand de 18 ans en garnison à Isigny-sur-Mer. La guerre n’est pas du tout son domaine. Il tombe amoureux de Jeanne,  juste avant le Débarquement. Un amour interdit et impossible.
Cinquante ans plus tard, à Berlin, il croit reconnaître l’image de Jeanne dans un reportage à la télé. Il veut revoir cette femme qu’il n’a jamais oubliée et qu’il aime toujours secrètement. Ce sera son premier voyage depuis la chute du Mur.

Isigny est une petite ville normande séduisante, réputée pour son beurre, ses fromages, ses moules et ses caramels. Une petite ville tranquille qui n’a pas été épargnée par le bruit et la fureur des combats de 1944. « Le diable avait mis les deux pieds au paradis », résume Jean-Noël Levavasseur, qui connaît tout de sa ville, aussi bien ses attraits que sa part d’ombre.
Isigny prédispose au dédoublement. 

A peine débarqué, Herman, qui a gardé le goût de l’inconnu et de l’aventure, y renoue avec les feux de l’enfer. Jeanne, son amoureuse de l’été 44, est morte depuis 10 ans. Marie-France, la fille de Jeanne, se trouve mêlée, sans le savoir, à un trafic de drogue qui va dégénérer. 
Herman arrivera-t-il à temps pour la tirer de ce cauchemar diabolique ? Son chemin va croiser celui d’un chanteur raté et de deux truands sans scrupules, le Petit Tonio et Le Shérif, sombre ordure à la carrure de déménageur et pas la moindre trace d’intelligence. Et la fin de l’aventure est terrifiante. 

Jean-Noël Levavasseur

Maître du frisson venu de Normandie, Jean-Noël Levavasseur s’emploie, avec délectation, dans ce très sombre Herman dans les dunes, à décrire les noirceurs de l’âme humaine, la haine, le désespoir, la vengeance et la lâcheté, qui est plus forte que tout.
Cinquante ans plus tard, dans les dunes d’Isigny, Herman a retrouvé les tourments et les splendeurs de l’enfer.

B.S.



Herman dans les dunes, de Jean-Noël Levavasseur, édition Goater Noir.





07/04/2016

Zéno Bianu, le passeur habité

Photo Catherine Hélie © Éditions Gallimard


Entre deux rêves, entre la vie et la mort, Zéno Bianu dévore son siècle à belles dents. Il jubile, il sème, il allume des brasiers. Il marche en éclaireur, c’est un homme habité, il se démultiplie mais il n’adhère à aucun credo. Dans le sillage du Grand jeu, il a arpenté « les pays sombres de l’esprit » et il s’est imprégné de spiritualité orientale. Comme Roger Gilbert-Lecomte, il a fait le choix du vertige et a osé regarder le soleil en face :

fugitif
en apnée foudroyante
tu dérives
par la rue de derrière les murs
pour rejoindre
le chemin de vie des morts

La poésie de Zéno Bianu est ouverte au monde, elle se module à l’écoute des turbulences et des tremblements de la planète : de Venise à New York, de Paris à Bénarès la lumineuse, où coule le Gange, « fleuve des premiers et derniers soupirs » :

vers la source je remonte
vers ma source de haute altitude
vers mon glacier d’origine
au-delà des torrents du tumulte
malgré les ensablements
malgré les barrages
je remonte en amont
vers le cristal premier

Né à Paris en 1950, Zéno Bianu est un poète majeur d’aujourd’hui. Il fut, aux côtés de Michel Bulteau et de Matthieu Messagier, l’un des signataires du Manifeste électrique aux paupières de jupes qui secoua le monde poétique des années 70. Passionné par les écritures « à haute voix », il a suivi une trajectoire singulière et inévitable aux frontières de la poésie, du théâtre et du récital-jazz. Ses poèmes entrent volontiers en résonance avec la pulsation du jazz, il sait comme personne dire les fulgurances de Thelonious Monk, « ses pas de danse au bord du vide », ou se laisser submerger par la présence incroyable du saxophone de John Coltrane, « gisant vertical / guetteur d’étoiles filantes / porté par la grâce et la mort ».
Bouleversé à 18 ans par la lecture d’Antonin Artaud, qui lui révèle le pouvoir d’invocation du poème, Zéno Bianu  ouvre mille espaces aimantés pour lui faire écho et faire revivre le chant de la langue. Sa poésie nous traverse et nous parle au plus profond de nous. Elle nous est infiniment proche.

Bruno Sourdin







A l’occasion ses 50 ans, la collection Poésie/Gallimard rassemble deux ouvrages de Zéno Bianu, Infiniment proche et Le désespoir n’existe pas. Avec une magnifique préface d’Alain Borer : « Au fond, Zéno Bianu est un poète nucléaire. Contemporain de la physique atomique. Passé de l’électrique au nucléaire. »





De son côté, Le Castor Astral fait paraître Satori express, un beau livre qui revisite « une certaine tradition de l’éloge » (d’Artaud à Kerouac, de Gilbert-Lecomte à Coltrane) et de l’hommage aux lieux « électifs », comme New York et Bénares.







25/03/2016

Michel Renouard, le sahib qui venait du pays du crachin



 
Michel Renouard, un universitaire breton, doué d'une culture encyclopédique et auteur de romans policiers.


On a beau être un universitaire rigoureux, cela ne vous empêche pas de cultiver la satire et l’humour le plus débridé. Et en matière de fantaisie, Michel Renouard  s’en donne à cœur joie. Après les enquêtes policières de Gabacho, voici celles du commissaire Achille Corneille, toutes aussi désopilantes les unes que les autres. La dernière en date, Le Siamois de Brest, est une histoire tout à fait insensée, un vrai régal. 


Tout commence par la découverte, dans un bois près de Brest, du corps d’un étudiant né en Corse d’un père indo-thaïlandais et d’une mère corse de Pondichéry ! Sur le plan diplomatique, l’affaire est délicate : l’Inde et la Chine s’intéressent de très près à l’enquête... Avec une parfaite désinvolture, l’auteur met en scène des personnages improbables, comme ces deux chinois au visage hilare, « une tour Eiffel à la main", ou ce vieux prêtre en soutane, aumônier à mi-temps chez les religieuses des Très Saints Stigmates, qui fume cigarette sur cigarette, le bréviaire à la main… Et puis il y a Bouchemaine, cet agrégé spécialiste de l’Inde, qui ressemble si étonnamment à son auteur : il parle une douzaine de langues, il a étudié le sanscrit, le thaï et le breton, qu’il trouve « trop facile, comme l’anglais », il a vadrouillé aux quatre coins du monde, il a ses habitudes à Bombay et a vécu longtemps à Rennes, « la capitale du crachin ». Le commissaire Corneille est, lui aussi, un personnage haut en couleur: c'est un homme prudent qui s'attend toujours au pire, il a une sainte horreur du sport et, comme son auteur, il aime à se rappeler le temps heureux de son enfance, "un temps d'extrême pauvreté mais chargé d'amour discret et de grandes espérances". Ce roman policier ouvre d’innombrables portes, y compris avec des éléments autobiographiques codés et cachés.

Michel Renouard est un écrivain aux multiples facettes. L’humour n’est pas sa seule tasse de thé, loin s’en faut. Il a longtemps enseigné l’anglais à  l’université de Haute-Bretagne et est devenu un des spécialistes de la littérature anglo-indienne. Il a créé un laboratoire de recherches, le Sahib (Société anglo-indienne et histoire de l'Inde britannique) et lancé la revue Les Cahiers du Sahib, qui, dans ce domaine, a fait autorité.
C’est aussi un grand voyageur, qui a passé sa vie à étudier les langues et la manière dont elles fonctionnent. C’est ainsi qu’il s’est intéressé  au sanscrit et, plus récemment, au thaï, une langue particulièrement complexe, pour en décortiquer la mécanique et la grammaire.



Et puis, en 2007, il y a cet extraordinaire roman d’espionnage, L’Indien du Reich. L’action se passe en 1942. L’Inde fait alors partie de l’Empire britannique. Un nationaliste indien, Subhas Chandra Bose, vient se réfugier en Allemagne. Il espère qu’Hitler l’aidera à obtenir l’indépendance de son pays. A Berlin, il est accueilli comme un véritable chef d’Etat par les dignitaires nazis. Hitler accepte que soldats indiens qui ont été faits prisonniers sur les champs de bataille soient regroupés dans des camps spéciaux. Une armée de 2000 hommes ne tarde pas à se constituer. Bose, « l’Indien du Reich », rêve d’en découdre par les armes. Les nazis le protègent : sur leur échiquier, il est un pion qui pourrait un jour les servir. Mais ils se méfient aussi de lui et le surveillent de près…

Sur cette trame historique parfaitement authentique, Michel Renouard a imaginé une formidable opération, baptisée Bushido. A Carlisle, dans le nord de l’Angleterre, un service ultrasecret d’espionnage et d’actions spéciales décide d’envoyer deux hommes à Berlin pour tuer Bose. Le choix  se porte sur un riche Anglo-Indien de mère allemande. Un curieux bonhomme, ce Kristen Loyd. Ancien élève des jésuites, il passe ses journées à apprendre des langues et à cajoler ses chats. C’est un homme libre. Il est assez fou pour accepter la mission. Son compagnon est un Gurkha qui lui sert de majordome, de cuisinier et de garde du corps. Et voici deux excentriques lancés dans un beau sac de nœuds !

L’aventure va les mener à Malte, dans l’Italie fasciste puis à Berlin. Transformé en dignitaire de l’église catholique, Kristen Loyd va arriver en voiture diplomatique au cœur de l’Allemagne nazie. Il réussira à vaincre les obstacles et à se retrouver en tête à tête avec l’Indien du Reich. « Tous deux étaient là aujourd’hui face à face, au milieu de ces roses symboles d’amour et de beauté, si parfaites en effet. »

Plus récemment, Michel Renouard a signé deux magnifiques biographies d’écrivains, celle de l’insaisissable T. E. Lawrence (Lawrence d’Arabie), puis celle de Joseph Conrad, le grand romancier de langue anglaise, auteur de Lord Jim et Au cœur des ténèbres. Passionnant.

B.S.

Michel Renouard est l’auteur de près d’une cinquantaine de livres, parmi lesquels je retiens :
Lumière sur Kerlivit, Desclée de Brouwer, 1964. Réédité en 1988 aux éditions Elor.
La Littérature indienne de langue anglaise, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 1997.
Histoire et civilisation de la Méditerranée, éditions Ouest-France, 2006.
L’Indien du Reich, éditions Privat, 2007.
Naissance des écritures, éditions Ouest-France, 2011
Lawrence d'Arabie, Gallimard, Folio biographies, 2012.
Joseph Conrad, Gallimard, Folio biographies, 2014.
Le Siamois de Brest, éditions du 28 août - Gisserot, 2016.

Son premier roman, "Lumière sur Kerlivit", est un livre pour la jeunesse.

04/02/2016

Jean-Pierre Le Goff ou le goût de rêver



Né à Douarnenez en 1942, Jean-Pierre Le Goff s’était lié, en venant à Paris, avec les membres du groupe surréaliste. Il aimait scruter et susciter les coïncidences et les rencontres. Au moyen de feuilles volantes, il invitait régulièrement ses amis à le rejoindre dans des lieux insolites, où il aimait, à l’image de l’initiation surréaliste, traquer les correspondances et les signes et célébrer la toute puissance du merveilleux.

J’ai commencé à recevoir ses invitations en 1993. Elles arrivaient sous forme de petites feuilles de couleur ordinaire, au rythme de 5 à 7 envois par an. Elles étaient toujours surprenantes et génératrices de beauté. Ainsi, lorsque Jean-Pierre Le Goff invitait ses correspondants à lui envoyer un mot de la langue française qui résonne avec le mot « perle », il attendait, pour clore le jeu, que le nombre de réponses atteigne 264, qui est le nombre de perles du collier de Louise Brooks.
Quelques mois plus tard, il suggère à ses amis épistoliers de lui faire parvenir le cliché d’un coucher de soleil sur la mer. Il peint un point vert sur chacun des 366 clichés qu’il a reçus, les expose sur la digue de Gravelines et invite ses correspondants à venir y apercevoir un rayon vert au moment de la disparition du soleil à l’horizon.
A Paris, en février 1994, il lance ses détectives dans un étonnant jeu de piste (ou, si l’on veut, jeu de boules) qui débute près de la Samaritaine, dans le rue des Deux-Boules, se poursuit vers la Bastille dans le passage de la Boule-Blanche, puis jusqu’au Cirque d’Hiver par la passage du Jeu-de-Boules. Magnifique tentative pour révéler la magie d’une ville, privilégier les rencontres imprévues et placer ses compagnons de mystère à l’affût d’une révélation subite.
Les invitations au voyage de Jean-Pierre le Goff procuraient des sensations proches des rêves. En les découvrant, j’ai souvent pensé à cette affirmation d’André Breton dans L’Amour fou : « La trouvaille d’objet remplit rigoureusement le même office que le rêve. »

En 1996, je l’avais interviewé pour le fanzine Le Tamanoir :
Le Tamanoir : A combien de personnes envoyez-vous vos « petits papiers » ? Beaucoup de vos lecteurs réagissent-ils ? Vous écrivent-ils ? Sont-ils nombreux à se déplacer aux rencontres que vous leur proposez ? Qu’est-ce qui, à votre avis, les unit ?
Jean-Pierre Le Goff : J’envoie me feuilles volantes à 300 personnes. Pour éviter de les envoyer à des personnes que cela indiffèrerait, je demande une provision de dix enveloppes timbrées, libellées au nom du destinataire. Sans ce dispositif, je serais à 700 envois, ce qui serait matériellement très difficile. Les destinataires de mes papiers réagissent à mes diverses propositions suivant leur nature. Ils répondent à mes invites selon le plaisir qu’ils y trouvent et selon la complexité des demandes. Ainsi, certaines sollicitations me valent d’abondantes réactions et d’autres ne sont que filets d’eau. Les rendez-vous que je fixe peuvent faire se déplacer un nombre de quelques personnes, jusqu’à 50 pour l’instant. Cela dépend à la fois de l’intimité de l’acte et de la facilité à gagner le lieu choisi. Je crois que mes correspondants réagissent par résonance à mes propos. Ce qui les unit c’est donc cette filiation d’échos qui s’est établie. Même si chaque personne a son propre mode d’inscription dans mes histoires, l’ensemble des accueils et des réactions forme un tout.
Le Tamanoir : En recevant vos lettres, je ne peux m’empêcher de penser aux surréalistes et à la façon magique qu’ils avaient d’investir un lieu. Vous sentez-vous proche de leur démarche ? Avez-vous fait partie du groupe ?
Jean-Pierre Le Goff : Je me suis reconnu dans les valeurs du surréalisme. J’ai fréquenté le groupe jusqu’à sa dissolution en 1969.
Le Tamanoir : Comment faites-vous le choix d’un lieu où intervenir ?
Jean-Pierre Le Goff : Le choix du lieu s’opère suivant la nature de mon propos. Il peut répondre aux conditions nécessaires de mon acte. Une invitation peut le déterminer. Je peux l’élire par son nom, par la particularité que son territoire présente, etc. Jouent dans mon choix donc le hasard et l’opportunité poétique.
Le Tamanoir : Vous semblez plus attiré par la campagne que par la ville. Comment définir le type de lieu qui vous inspire ?
Jean-Pierre Le Goff : Je ne suis pas plus attiré par la campagne que par la ville. C’est l’esprit de mes parcours (géographiques et temporels) qui révèle l’esprit des lieux qui me font signe.
Le Tamanoir : Je me souviens d’une très belle proposition de dérive dans les rues de Paris, sur le thème de la boule. Rééditerez-vous ce genre d’invitation citadine ?
Jean-Pierre Le Goff : Oui, si un thème cristallise.
La Tamanoir : Depuis combien de temps menez-vous cette démarche épistolaire ?
Jean-Pierre Le Goff : Depuis 1985, mais elle devint plus active à partir de 1989.
Le Tamanoir : Comment qualifiez-vous votre travail ?
Jean-Pierre Le Goff : Tout simplement de poésie en acte.




Le samedi 6 juillet 2002, j’eus la joie de l’accueillir chez moi, à Saint-Lô, dans la Manche. De là, nous avons gagné le village voisin de Canisy, où était né Jean Follain. Jean-Pierre avait en effet croisé deux textes, l’un du poète normand, l’autre d’Ernst Jünger, qu’il avait lus, par une curieuse coïncidence, à 24 heures d’intervalle, et qui se rejoignaient  dans l’évocation de lueurs mystérieuses.
Voici le récit de Follain :  « J’étais dans le parc avec mon grand-père paternel et parrain quand j’aperçus au ciel deux grands disques, l’un vert et l’autre rouge, qui se multiplièrent autour du soleil. Le juge de paix prétendit que la cause du phénomène était un tremblement de terre en Angleterre . Par la suite, j’ai tenté sans succès d’identifier cet événement. Il ne dut pas impressionner les bêtes. Les vieilles femmes n’en parlèrent pas trop, réunies le soir sur les seuils pour manger la soupe où le pain recuit voisinait avec les légumes couleur de corail, d’ivoire et d’émeraude, alors que les pluies d’étoiles filantes sillonnaient l’horizon. »  Dans Le Cœur aventureux, Jünker rapporte un jeu de lumière semblable et décrit « les habitants d’une ville s’entretenir sur les seuils des portes de choses inconnues ».
Pour célébrer ces rencontres de lumières, Jean-Pierre Le Goff se rendit sur le seuil de la porte de la maison où habitait Follain. Il y déposa deux pommes, une rouge et une verte, celle du soir et celle du matin, « en écho, précisa-t-il, aux événements lumineux passés et à venir qui me donneront le goût de rêver ».

La maison de Canisy où habita Jean Follain.

Une pomme rouge et une pomme verte ont été déposées sur le seuil de la maison. Celle du soir et celle du matin.


De Canisy, nous avons gagné ensuite petit village de Ger, dans le Mortainais. Pourquoi Ger ? « Croiser le regard sur rouge et vert et vous apercevrez une grue et un orvet, ou encore une tour au-dessus d’une grève. Cela vous donnera le goût de rêver », explique-t-il. Ainsi avait-il décidé de déposer une pancarte à Ger et, quelques semaines plus tard, une autre à Trévou (dans les Côtes d’Armor), « puisque les noms de ces villages forment une anagramme avec rouge et vert ». 
Fixant mentalement les mots rouge et vert, il les avait vus se recomposer en goût et rêver. « Ce goût de rêver, moteur de mes actions, m’a amené à vouloir matérialiser cette métamorphose dans deux lieux qui seraient anagrammatiques à rouge et à vert. »



A Ger, Jean-Pierre Le Goff a déposé sa pancarte "Trévou, Ger. Le goût de rêver".







Une partie des « feuilles volantes » de Jean-Pierre Le Goff ont été réunies par les éditions Gallimard dans Le Cachet de la poste (2000). Les éditions du Crayon qui tue ont publié Du crayon vert au crayon qui tue (2001), L’écriture des fourmis (2003), ainsi que Les Abymes du Titanic (2006), son dernier ouvrage, dans lequel il évoque le drame de la mer le plus connu du XXe siècle et, en parallèle, le destin de son père, marin perdu en mer en 1945.
Jean-Pierre Le Goff est décédé le 26 février 2012. Il a été inhumé au cimetière de Ploaré à Douarnenez. Ses archives ont été confiées à la bibliothèque de Brest.