19/06/2014

André Velter: le chant de l'altitude


André Velter est sans nul doute le seul poète français à avoir cherché son inspiration à plus de 5 000 mètres d'altitude. Directeur de la collection Poésie/Gallimard, il a trouvé au Tibet et dans l'Himalaya son unité de lieu. Dans Le Haut-Pays, le corps est à la fête et l'esprit au sommet de sa liberté. Explications.









Votre livre m’a fait une très forte impression, une impression de vertige : bien sûr parce que c’est un livre qui se passe en altitude, mais cette impression est aussi liée, je pense, à la langue.

 J’ai le sentiment que, dans certaines circonstances, on est des récepteurs. On a la chance d’avoir quelques antennes qui arrivent à capter certaines choses. Ce qui se passe dans ce livre-là, et qui est peut-être perceptible, c’est qu’il a été écrit presque intégralement au-dessus de 3 000 m d’altitude, peut-être même un peu plus haut. Pratiquement tout ce livre a été écrit dans l’Himalaya. S’il en reste quelque chose de cette façon dont le corps est mis en altitude et dont les mots le sont aussi, et bien tant mieux… Quand vous parlez du vertige, cela a un sens. Je pense que dans l’Himalaya, surtout quand on fait tout cela à pied, il y a un renversement des sensations. C’est-à-dire que le vertige et les altitudes de ce type, qui nous semblent difficiles à définir, deviennent extraordinairement concrets. Et les mots deviennent peut-être les vecteurs qui peuvent prendre cela en charge. C’est pour cela que la 4e de couverture dit que la poésie a trouvé son unité de lieu qui est l’altitude. C’est vraiment de cela qu’il s’agit. 


Les sources de la parole se tiennent en altitude, écrivez-vous. C’est une phrase-clé de votre livre. 



Il y a pour moi une sorte d’adéquation parfaite entre la marche, le rythme de la marche à pied en altitude et la montée d’un certain rythme poétique. Et les mots, les phrases, les vers, la scansion, le souffle, dans les deux sens, c’est-à-dire l’air que vous avez dans vos poumons et qui entre par votre bouche et vos narines, et puis la façon de transformer cela en un souffle poétique, qui fait qu’il y a une sorte d’unité presque corporelle qui est tout à fait singulière.


Il y a un deuxième sens à cette phrase. Si « les sources de la parole se tiennent en altitude », c’est aussi que quand on est en altitude, on va beaucoup vers les sources. Il se trouve que c’est quelque chose qui m’a été très directement inspiré par un pèlerinage aux trois sources du Gange.


Dans le poème intitulé « La présence », qui tient une place centrale, vous faites le portrait d’un lama, Tuktsé Rinpoché. Qui est-il ? 


Je l’avais rencontré en mai 1980, l’année où Marie-José Lamothe et moi sommes restés huit mois dans l’Himalaya. Tuktsé Rinpoché était connu dans tout l’Himalaya comme un immense érudit et quelqu’un qui avait été un ermite, quelqu’un qui était resté 9 ans, 9 mois, 9 jours en altitude. C’est certainement, dans tout le versant oriental, la personne qui m’a le plus impressionné.
C’était un homme qui avait cette lumière intérieure. Il y a un terme en tibétain qui définit les grands sages : quand ils vous regardent, on a l’impression que la lumière est dedans et la peau devient totalement transparente. Et c’était quelqu’un qui comptait pour moi qui ne suis pas du tout croyant. J’ai un goût pour la mystique et la spiritualité, mais je ne suis dévot de rien. Simplement, Tuktsé Rinpoché était un homme qui avait la plus grande connaissance et la grande sagesse, avec un sens de l’humour et de l’ironie qui ramène aux sources du bouddhisme. 


Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le bouddhisme ? 


Le bouddhisme est une philosophie qui ne connaît pas la faute, qui ne connaît pas la malédiction. C’est-à-dire que tout est de notre responsabilité et rien n’est jamais fini. Le cas archétypal étant celui de Milarepa, qui commence comme un criminel et qui finit comme un délivré-vivant. Dans une seule vie, un personnage peut passer par tous les états et il n’y a pas de condamnation. Un enfer absolu n’existe pas. Il n’y a pas de péché originel. Tout ce que le christianisme vous colle sur les épaules dès le départ n’existe pas du tout là-bas.
Sois toi-même ta propre lumière. Et si tu ne peux pas être toi-même ta propre lumière, c’est ton problème. C’est vraiment la conscience individuelle. Dans nos civilisations, on a cela chez les Stoïciens. Après tout, Montaigne ne dit guère autre chose. C’est simplement une autre manière de le dire dans un environnement différent, mais le message fondamental est à peu près le même.
Tuktsé Rinpoché était quelqu’un d’absolument impressionnant. Il avait une sorte de jovialité. Ce n’était absolument pas un maître spirituel qui n’avait que des injonctions. Je lui ai connu très peu d’injonctions. Je lui en ai connu une qui a eu une incidence extraordinaire. Il a dit à ma femme Marie-José Lamothe, à un moment où elle commençait à parler tibétain mais elle était loin de le pratiquer très correctement, une phrase qui était passée un peu inaperçue, un jour où on se voyait. Il lui a dit : il faut traduire. Et elle est devenue la traductrice des œuvres complètes de Milarepa… La présence, à la limite, suffisait. En Inde il y a un mot, le darshan, l’enseignement par la vue. On ne dit rien, on voit un maître et ça suffit. Tuktsé Rinpoché, ce n’était pas que ça, mais il y avait ça. Il y avait une énorme impression qui était, je ne sais pas si on peut dire cela, à la fois physique et métaphysique. Il avait cette présence-là, cette extraordinaire incarnation et en même temps sublimation de cet état. Par exemple, il était assez massif. Quand il était assis en tailleur, dans la position de méditation, il avait vraiment une assise importante. Très vite, vous aviez presque l’impression de quelqu’un qui était en état d’apesanteur, ce qui était totalement illusoire, puisqu’il était véritablement assis. Mais il avait une telle présence, c’était comme si lui-même était l’émanation de lui-même. Je n’ai jamais vu cela chez personne d’autre. C’était un être réellement lumineux. En plus, c’était quelqu’un qui alliait une extrême douceur dans les rapports et une extraordinaire fermeté dans la manière de se comporter ou de se conduire. Il parlait peu. 


Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré ? 


On l’avait rencontré à Darjeeling. La première rencontre est tout à fait désopilante. Elle me convient tout à fait. Quand on est arrivés dans ce monastère, c’était plutôt pour être reçus dans une communauté monastique et comprendre un peu comment ça fonctionne. J’avais demandé à rencontrer Tuktsé Rinpoché, qui était le principal de ce lieu. On m’avait dit : oui, oui, il va vous recevoir, mais pas tout de suite, on a un petit problème… Au bout d’une demi-heure ou de trois quarts d’heure d’attente, on nous a introduits dans une pièce où le grand lama en question était en maillot de corps, avec un énorme pansement sur le front, car il venait d’avoir un accident de voiture. Il avait cogné contre le pare-brise. Il avait un peu de sang sur le front. C’était vraiment le moins d’apparat possible ! Il était vraiment au plus bas de sa forme… Et en quelques minutes, il s’est passé on ne sait pas trop quoi… surtout que moi, j’étais plutôt dans la position du mécréant. Et donc il y a eu une sorte de séduction évidente, peut-être pour moi par le peu d’apparat de son apparition.
Et puis très vite, il a dit une phrase stupéfiante. Quand on s’est quittés. Alors qu’il ne savait absolument rien de nous, il nous a dit : nous nous reverrons l’été prochain au Ladakh. Comment pouvait-il savoir ?           Alors qu’on ne lui avait absolument pas dit qu’on irait au Ladakh, qui est à 2 500 km de Darjeeling. Et de fait, c’est là où on l’a bien connu. On est restés longtemps avec lui, on a assisté, grâce à lui, à toutes les cérémonies et en même temps on a été accueillis de façon tout à fait exorbitante. Pourquoi a-t-il tout de suite accepté de nous recevoir longtemps, de faire en sorte qu’on se voit au monastère ? Il nous a fait participer à l’intronisation d’un jeune lama réincarné, qui avait 18 ans. C’était une cérémonie où il y avait 4 000 à 5 000 personnes venues de tout l’Himalaya. On est restés avec eux pendant toutes ces cérémonies-là. On est devenus liés, et même très liés. Et de tout cela, quand on regarde l’objectivité de la chose, est née la traduction complète de Milarépa.
A mon avis, Tuktsé Rinpoché avait un sens extraordinaire des potentialités. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il avait prévu que Marie-José soit la traductrice de Milarepa, mais il avait dû sentir quelque chose et, en tout cas, ça s’est totalement réalisé.


Vous insistez peu sur les péripéties du voyage. Vous cherchez surtout à rendre compte d’une expérience intérieure ? 


C’est absolument ça. Et c’est pour cela que j’ai choisi ce titre. J’aurais très bien pu faire un titre qui rappelle le Tibet ou l’Himalaya. Je ne l’ai pas fait. Pour moi, le Haut-Pays, c’est quelque chose de très physique, c’est ce pays qui existe disons au-dessus de 3 000 m dans le Tibet, dans l’Himalaya et même dans une partie du Turkestan chinois et dans une partie de l’Afghanistan. C’est toute cette zone dans laquelle j’ai vécu longtemps. Mais c’est aussi le Haut-Pays que l’on a en soi, que l’on est capable de découvrir, et, bien entendu, c’est plus le témoignage d’une expérience vécue qu’un descriptif de tel ou tel lieu. Il faut que je m’appuie sur sa matérialité, mais pour aller ailleurs, pour être dans un état de conscience d’une autre nature.
Et puis aussi parce que je ne voulais pas que ce soit un livre qui puisse entrer dans le corpus des écrivains-voyageurs.
Je voulais délibérément ne pas trop incarner les choses. Il y a quelques notions de lieux, mais plutôt comme des sortes de repères. C’est un livre que j’ai écrit au cours de plusieurs années dans les mêmes lieux ou souvent dans des lieux identiques, mais je ne voulais pas que ce soit trop situable. Parce que, quand vous êtes à 5 000 m au Ladakh ou au Tibet, très franchement, ce qui se passe dans votre corps, c’est pareil. 


Vous êtes le premier poète français à cheminer à plus de 5 000 m ?


Oh, je n’en sais rien (rires)… Et je suis monté beaucoup plus haut que cela ! J’ai fait un sommet qui est à 6 200 m. À vrai dire, je ne sais pas très bien. Peut-être qu’il y en a un qui va se découvrir… 


Et Segalen ? 


Il est allé très bas (rires)… Segalen, c’est une des grandes découvertes de ma vie. J’en parle dans L’Arbre-Seul. En 1988, quand j’ai fait le voyage d’Islamabad à Pékin sur la route de la Soie, j’ai passé le col dont il parle merveilleusement dans Équipée. Un texte qui m’avait toujours ébloui et que j’enrageais même de ne pas l’avoir écrit moi-même ! En fait, c’est 2 300 m, c’est un col microscopique… J’arrivais moi-même de l’Himalaya, où j’avais passé des cols à 5 000. Pour lui qui venait de Chine, c’était très haut. Et donc c’est là où on voit bien que les sensations sont en fonction de la relativité dans laquelle on est. J’en ai fait un petit texte dans L’Arbre-Seul, mais pas du tout pour dévaloriser Segalen, juste pour montrer comment des sensations peuvent être différentes. Et en plus, ça m’excitait beaucoup de passer le col qu’avait passé Segalen. Évidemment, il l’avait passé à pied, les pieds dans des sabots avec de la paille et il avait une façon de marcher qui était assez rustique. Et moi, parce que maintenant il y a une route, je l’ai passé dans une jeep chinoise avec de la musique pop à fond que mettait le chauffeur. Donc ça crée vraiment une distorsion. Vous savez combien Segalen est un auteur qui compte pour moi. Je n’avais que de l’attente célébrationniste. Et en fait, c’est devenu quelque chose de tout à fait décalé et d’un peu incertain… Ca m’a intéressé : comment le positionnement des uns et des autres nous amène à avoir des perceptions vraiment très différentes. C’était très drôle. Mais j’ai plus que de l’admiration pour Segalen… Gracq a inventé une formule que j’aime beaucoup, pour essayer de comprendre ce qui avait pu relier à un certain moment tous ces jeunes gens qui se sont engagés dans le surréalisme. Il parlait à leur propos de consanguinité d’esprit, et je pense que j’ai ça avec Segalen. 


Et avec Daumal aussi, bien sûr ?


La consanguinité d’esprit avec Daumal, elle est flagrante. D’abord, il y a un phénomène biographique qui est très troublant, c’est que Daumal est né dans les Ardennes, très exactement à 15 km de là où je suis né. Mon père était instituteur à Signy-l’Abbaye, le père de Daumal était instituteur à Boulzicourt. On a un contexte familial extrêmement proche. J’étais à l’école à Charleville puis j’ai fait moi-même des études d’hypokhâgne à Reims.
A 16-17 ans, j’ai commencé à lire Daumal et le Grand Jeu. Et tout de suite, j’ai été absolument fasciné par Le Mont Analogue, qui est resté un de mes livres-phares. Mais j’ignorais quand même beaucoup de choses sur le parcours de Daumal, sur son parcours intellectuel, mais aussi sur un certain nombre de travaux qu’il avait été amené à faire. Bien des années plus tard, en 1976, pendant que j’écrivais Le livre de l’outil, j’ai appris tout à fait par inadvertance que dans les années trente, pour vivre, Daumal avait rédigé des notices sur les outils pour une encyclopédie. Et en plus il avait traduit des Vedas. Alors ça commençait à faire beaucoup…
Il y a eu, à partir d’un certain moment, une sorte de rapprochement par des tas de biais. Je ne vais pas jusqu’à me prendre pour la réincarnation de Daumal (rires)… Encore que dans les dates, ce serait possible : il est mort en 44 et je suis né en 45. Franchement, je n’y crois pas, mais il y a quelqu’un, un Daumalien, qui a écrit un truc là-dessus… C’est assez cocasse, mais franchement, je n’y crois pas. Je ne crois pas en la réincarnation. 


Alors, à quoi croyez-vous ? 


Je vais citer trois vers, que je cite souvent, d’un poète soufi qui s’appelle Saadi, mais la traduction est de moi et elle est un peu bricolée… C’est-à-dire que l’original persan n’est pas aussi net. Voilà ce que je crois : Le vent d’est passera tant sur cette terre/qu’il portera chacun de nos atomes/en un lieu différent.
Je crois à la diffusion cosmique de ce qui nous constitue. Je n’arrive pas, je le regrette, à imaginer une recomposition à l’identique d’une personnalité ou d’une conscience. Je ne crois pas à la résurrection des corps, je ne crois pas qu’il y ait un paradis. Je pense qu’il y a une transmutation qui est possible entre notre être physique. Et le problème qui se joue, ce n’est pas sur l’être physique, c’est sur l’être conscient… Quelle onde émanera de nous et où elle ira s’incarner ? Donc, j’ai une grande attirance et parfois même plus, une fraternité avec certains mystiques, surtout les mystiques orientaux, mais aussi avec Jean de la Croix, mais je n’arrive pas à faire le saut… Pour moi, la mystique d’ailleurs, c’est le contraire de la religion. La religion, ça n’est qu’un ensemble de dogmes, un ensemble de contraintes mises bout à bout. En revanche, la mystique, c’est une libération, très souvent selon des modes personnalisés. Et c’est pour cela que j’aime, dans le bouddhisme tibétain, l’idée de ce qui est la voie du Vajrayana : il n’y a pas de recette, chacun doit trouver sa propre voie, l’explorer et la mener à bien. Alors je pense qu’on peut mettre sa vie sur ce vecteur-là, avec une sorte de quête de ce type.
Savoir, après, ce qui risque de se passer… Après tout, Alexandra David-Néel, à 101 ans, à la veille de mourir, avait dit : ça va arriver et ça sera sûrement passionnant. Alors, on verra bien. 


De la cime ou du vent/Qui chante au sommet ?/Ni l’un ni l’autre dit-on/L’esprit seul se fait entendre. Quel cet esprit du vent ? Est-ce une expérience de type mystique ? 


C’est ce que j’ai perçu. Les éléments pour moi sont très importants. Il y a une symphonie de la nature et au sens le plus matérialiste du terme.
Ce que j’essaie de transmettre dans ce livre, c’est que le réel est beaucoup plus vaste que ce que l’on croit. C’est que notre perception de la réalité, elle est souvent « jivaro », elle est souvent dans un esprit rétréci, avec une conscience rétrécie, elle est souvent avec une lucidité rétrécie. Ce que l’altitude vous donne, et en tous les cas me donne à moi, c’est une perception accrue. Il y a des perceptions qui englobent beaucoup plus que ce qui vous est donné de percevoir d’habitude. Par exemple, dès que vous êtes au-dessus de 4 000-4 500 m, dès que vous abordez les cols à 5000, il est extrêmement rare de ne pas avoir des choses que l’on peut qualifier de visions. Vous voyez des choses qui sont à la limite de l’imaginaire et du réel. Le réel s’étend et une partie de ce qui pourrait apparaître comme des visions devient une sorte de réalité.
Tout cela est décrit d’une façon très précise dans les petits textes du début, Une fresque peinte sur le vide. Vous avez tous ces petits personnages qui sont comme des personnages de vie réelle mais qui, en même temps, touchent presqu’à la mythologie. Et qui racontent des sortes de fables. En fait, ces sortes de fables, je les ai improvisées en même temps que je marchais. Qu’est-ce que je pouvais tirer dans mon écriture de personnages rencontrés, comme un moine itinérant, un archer, un cavalier… Là, vous êtes dans un état de perception d’une réalité mais avec une liberté beaucoup plus grande. Ce n’est plus du tout du réalisme, ce n’est pas du surréalisme non plus, c’est un autre état. C’est un état d’extrême acuité et d’extrême capacité à décrypter le réel. Et à ce moment-là, vous voyez très bien que la distinction que l’on fait entre le corps et l’esprit disparaît complètement. On est dans un état fusionnel.
Et de toute façon, si vous voulez, je n’ai pas de croyance de l’incroyance… Je suis extrêmement réticent sur tout le fanatisme que les religions, les unes ou les autres, ont pu engendrer, certaines à une certaine époque et d’autres aujourd’hui. Et ça me terrifie complètement, cette espèce de normalisation des consciences, de mise au pas par le biais des croyances. Je trouve cela absolument terrifiant, mais pour ce qui est des expériences les plus hautes, d’abord je ne fais pas beaucoup de distinction entre toutes les différentes mystiques. On est avec une telle authenticité dans l’expérience que, pour le moins, on ne va pas ricaner en face de cela. Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qu’il advient dans le corps, ça m’intéresse beaucoup. J’insiste beaucoup là-dessus, parce que pour moi c’est très important. C’est pour cela que l’altitude, dans ce livre-là, doit être perceptible. 


Méditer, c’est s’asseoir et faire le vide. Pratiquez-vous vous-même la méditation ? 


Chacun dans le bouddhisme doit trouver ses supports de méditation. Et moi, pendant des années, c’était le tir à l’arc. Dans le tir à l’arc, ce qui est absolument extraordinaire, c’est la maîtrise du souffle. Pour un Occidental, la chose la plus importante, c’est la visée, c’est viser juste. C’est absurde. La visée, c’est ce qui vient tout à fait à la fin de l’expérience. En fait, ce qui se passe dans le corps à ce moment-là, c’est plus la mise en condition, une sorte de méditation active, si vous voulez. Il faut avoir un équilibre parfait, il faut avoir une maîtrise du souffle, qui devient de plus en plus parfaite. Cela vous donne un état intérieur à la fois d’une extraordinaire acuité et d’une grande neutralité. Faire disparaître au maximum les émotions… On dit tout le temps que, quand une flèche a quitté l’arc, elle n’existe plus. Parce que si vous gardez l’émotion de savoir où elle va, la flèche suivante va en être imprégnée. Et si vous êtes ému parce que la flèche est allée en plein centre de la cible, la flèche d’après, vous ne serez pas dans l’état intérieur qu’il faut pour la lancer. Soit que vous êtes trop content, soit que vous êtes trop déçu… Et donc il faut arriver à cette sorte d’équanimité qui n’est pas simple à obtenir. Vous disiez tout à l’heure : faire le vide. C’est ça d’une certaine manière. C’est en tout cas une manière de maîtriser le souffle. C’est très important dans le tir à l’arc. Le tir à l’arc c’est avoir une sorte de verticalité, donc une grande assise du corps, et en même temps une grande maîtrise du souffle.
Les premiers exercices qu’on fait faire, dans le tir à l’arc, c’est de fermer les yeux. Et si vous avez la position correcte du corps et la maîtrise du souffle, les yeux fermés, la flèche ira dans la cible. Peut-être pas au centre, mais elle ira dans la cible. Parce que vous êtes positionné comme il faut. Ce n’est qu’après que vous allez perfectionner cela par de tout petits ajustements. Donc, c’est ce que j’appellerais une méditation active. Et j’ai fait aussi cette expérience-là dans le karaté, qui est un art martial d’une tout autre violence, mais qui avait aussi pour moi un énorme intérêt : c’était une maîtrise de la violence musculaire, et c’est important de se maîtriser de toutes les façons : maîtriser son souffle et maîtriser aussi ses possibilités physiques.
Beaucoup de mes amis, par exemple, n’arrivent pas à comprendre comment je peux faire beaucoup de choses. Ils ont tous l’impression que je n’arrête pas de m’agiter dans tous les sens. C’est totalement faux ! Ils seraient effarés de voir le nombre de temps que je passe strictement à ne rien faire. Et c’est certainement là que je récupère l’énergie qui me fait faire tant d’autres choses par ailleurs. Je suis tout à fait capable de rester longtemps sans avoir l’angoisse du temps perdu, de la non-productivité. La rencontre avec l’Himalaya, avec l’aire de la culture tibétaine, le bouddhisme d’une façon, le taoïsme d’une autre façon, n’ont fait que me renforcer dans cette manière d’être. Et puis, ça m’a énormément apporté sur la façon un peu distanciée de voir les choses. J’ai compris une chose fondamentale là-bas, c’est que le non-agir n’était pas le contraire de l’agir. Mais les deux vecteurs, comme dans un moteur ou dans un alternateur… Il faut allier l’agir avec le non-agir, pour qu’il y ait un mouvement de vie possible. Chez les taoïstes par exemple, le non-agir c’est le contraire de ne rien faire. Ici on a l’impression que le non-agir, c’est devenir un légume. C’est absurde. Et puis ce que l’Orient apporte de formidable, c’est cette capacité à unir les contraires et à en faire des forces dynamiques. Dans la vie d’aujourd’hui, où le chaos est à peu près partout, c’est la seule façon d’arriver à garder une lucidité. Moi, ce qui m’intéresse dans tout ça, c’est cette sorte de préservation de l’énergie vitale. Et tout ce que je fais, je le fais en fonction de cela. Et les livres témoignent de cela, j’espère. 


Est-ce qu’il existe une œuvre ou un écrivain dont on peut dire qu’il a changé votre vie ? 


J’en vois plusieurs, mais disons qu’il y a, au départ, un phénomène très étonnant. Je devais avoir 11 ou 12 ans, en 4e, j’avais un professeur de français au cours complémentaire de Signy-l’Abbaye. J’écrivais déjà depuis plusieurs années, comme un gamin écrit, c’est-à-dire très imitatif. Je devais écrire à la manière de La Fontaine, à la manière de ce qu’on devait lire. Et puis il y a eu ce texte qu’il nous avait mis entre les mains. Il nous réunissait à quelques-uns, on n’était pas plus de 3 ou 4, après l’école. Il nous parlait de choses qu’il aimait, de façon très libre. Ce que je trouve le comble de l’enseignement, et je lui dois beaucoup. Je n’arrête pas d’entendre des gens qui expliquent que les enseignants ne leur ont rien apporté. Je m’inscris complètement en faux là dessus. Moi, l’école, j’ai plutôt aimé. J’étais plutôt bon élève. On est à une époque où il faut absolument arriver à dire qu’on était un cancre pour être pris au sérieux… Il y a une inversion des valeurs qui commence à devenir absolument insupportable. Je ne dis pas ça pour Pennac qui est un copain (rires)… Bien sûr qu’on peut avoir été un cancre et devenir un grand écrivain… C’est comme les gens qui croient que Rimbaud était le mec qui dormait au fond de la classe, appuyé contre le radiateur… Il a collectionné tous les prix au concours général ! On peut être un voyou et être aussi un érudit, il ne faut quand même pas tout mélanger.
A 11 ou 12 ans, cet instituteur professeur de cours complémentaire nous a mis à quelques-uns entre les mains un poème de Baudelaire, Les Hiboux. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais du jour où j’ai lu ce texte, j’ai compris que la poésie c’était autre chose qu’une petite ornementation, une petite façon de mettre des mots les uns à côté des autres pour faire joli, que c’était pratiquement un engagement de vie, qu’il y avait un avant et un après, que quand on commençait à écrire certaines choses que l’on sortait de soi, son destin était tracé autrement. Et donc, j’ai su à cet âge-là, à cause de ce poème de Baudelaire, qu’il n’y aurait plus rien qui serait comme avant. Donc c’était une rupture, si vous voulez. Ou c’était un accomplissement supplémentaire, en tout cas un éveil à autre chose. Et peut-être effectivement on peut dire que ça a été une sorte de rupture avec l’écriture. C’est-à-dire que du jour au lendemain, je n’ai plus du tout écrit la même chose et j’ai compris que l’écriture n’était pas une partie de plaisir pour faire des compliments à la fin des repas. La poésie c’était une chose à vivre et pas seulement écrire pour la gloriole d’avoir écrit quelque chose d’élégant.
D’autres livres m’ont marqué de façon décisive. Les Sept piliers de la sagesse sont pour moi un livre tout à fait décisif. Et je le couple immédiatement avec le livre de Thesiger, Le désert des déserts. C’est certain que je n’aurais pas vécu mon expérience afghane, qui a duré 3 ans, si je n’avais pas intégré à ce point l’expérience de Lawrence et de Thesiger. Et c’est vrai que j’ai un goût très marqué pour les déserts. Je l’ai eu très tôt. Mais ces livres-là m’ont ouvert, ils m’ont montré que la réalité était plus vaste que ce que je croyais. Ils m’ont aussi montré que le courage physique et l’expérience dans le corps, la mise en condition ou en risque du corps, est quelque chose de très fondamental. 


Quelle est votre conception de la poésie ? 


Pour moi, la poésie, c’est un mode de vie, ce n’est pas simplement faire des livres. Donc, je crois à la poésie vécue, expérimentée et je crois à la responsabilité absolue de l’écrivain qui doit, en tout cas en poésie, ne dire que ce qu’il a expérimenté lui-même.
Il n’y a pas de réponse stéréotypée et simple à des questions que vous posez. Par exemple le problème de la croyance. Il y a une coloration que l’on peut faire à des sujets comme cela, avec des modulations. Ce n’est pas des choses qui sont coulées dans le bronze. C’est des choses qui sont dans le mouvement même de la vie et pour moi tout est mouvement. Je ne veux pas vivre dans le fixe. Bien sûr que j’ai des balises intangibles. Il y a des choses qui me font horreur et ça ne bougera pas. Le racisme, évidemment que ce n’est pas négociable. Mais pour le reste, disons qu’on est sur du doute, mais ça peut être un doute extrêmement tonique, et non pas désespérant. Même avec des expériences que j’ai pu vivre et qui ont pu être tragiques, il y a une aimantation du vivant. Être au monde, c’est une façon de transcrire cela. Le bouddhisme le dit très bien : l’incarnation de l’homme, c’est la plus extraordinaire.
En fait, on passe dans notre propre vie et parfois dans la même journée par tous les états intermédiaires. On peut à certains moments de la journée être dans un état infernal et à un autre moment être dans un état quasi divin. Et on peut dans la même journée passer par les enfers et tutoyer les dieux mais avec la certitude que le point d’équilibre c’est quand même l’incarnation humaine qui donne accès à tous ces différents états. Et c’est la seule, à mon avis, où la lucidité et la conscience sont à leur plus haute période. 


On ressent constamment dans votre écriture une forme de jubilation. 


En dépit des épreuves cruelles que peut donner la mort des autres et auxquelles on est confrontés sans cesse, car il n’y a pas de pire épreuve, il reste une aimantation du vivant. Même après toutes ces épreuves, il y a une gaieté de l’être. Nietzsche parlait du gai savoir… Moi, je crois qu’il y a une manière ontologique de toucher à la gaieté. Vous parliez de jubilation, c’est vraiment un terme qui me va bien.


Propos recueillis par Bruno Sourdin.
Novembre 2007-mai 2008

Entretien publié dans la revue Diérèse, n°41, été 2008.




Né à Signy-l’Abbaye, dans les Ardennes en 1945, André Velter est l’auteur d’essais et de nombreux ouvrages de poésie chez Gallimard (parmi lesquels Midi à toutes les portes, L’amour extrême et autres poèmes pour Chantal Mauduit, Zingaro suite équestre, L’Arbre-Seul, Du Gange à Zanzibar). Il a reçu le Goncourt Poésie en 1996. Il dirige la collection Poésie Gallimard. Résolument attaché à la « voix haute », il tente d’inventer une oralité nouvelle, créant régulièrement avec comédiens et musiciens de vastes polyphonies. C’est aussi un grand voyageur (Afghanistan, Inde, Népal, Tibet).
« Le Haut-Pays », suivi de « La traversée du Tsangpo », qui est paru chez Gallimard en 2007, rassemble tous les poèmes écrits au Tibet et dans l’Himalaya. « La traversée du Tsangpo » existe également en CD, avec une musique de Jean Schwarz, les voix de Laurent Terzieff et André Velter, et des chansons en tibétain par Tenzin Gönpo, aux éditions Thélème (10, rue de Pontoise, 75005 Paris)






INVOCATION 

Ayant pris pour viatique le grand secret de la réalité
Découvre chaque jour un peu moins d’imposture 

Le sens irrigue le ciel
Mais c’est un fleuve sans remous sans reflet sans ombre
Une énergie verticale qui capte l’univers 

Cette vision donne un corps à l’immuable
Ce qui est se dit mot à mot
Les sources de la parole se tiennent en altitude
Le souffle ne s’écoute pas
Il impose sa présence et l’éternel présent

André VELTER

Lee Brilleaux a rangé ses douleurs





Lee Brilleaux a rangé ses douleurs
Dans la nuit d’un vendredi bleu d’avril
Retour à la nuit 

Femmes rapides et chevaux lents
Dernières guitares hors d’haleine
Rêve harmonica agonisant d’un buveur d’étoiles
Poupée secrète de Canvey Island partie sur les routes
Et personne n’appellera plus le docteur 

Plaies-braises
Etoiles-cicatrices parmi les ossements
Os de chats noirs sur les bûchers
Ombres englouties
Sorciers expirant la prière des morts devant le Dr Feelgood Music Bar 

Down by the Jetty
Dans la nuit d’un vendredi bleu d’avril
Retour à la nuit 

Oh ! un peu de ton rock, Lee
Tourne encore comme un orage sur ma platine
Oui nous avons tout raté
Oui je vais encore marcher en tremblant dans la gueule du loup
Oui d’un seul coup ton blues me fait respirer
Et je me glisse avec toi dans l’arbre de l’univers


BS



Bruno Sourdin, Lee Brilleaux et les musiciens de Dr Feelgood, à Granville, 1983.

16/06/2014

Et toi, c'est quoi ton utopie?

Mail art

A l'initiative d'André Robèr, une biennale d'art postal est organisée cet été à Ille-sur-Têt, dans les Pyrénées Orientales. L'exposition rendra hommage à Michel Bakounine, à l'occasion des 200 ans de sa naissance. Le thème: "Et toi, c'est quoi ton utopie?"
Exposition en juillet et août 2014à la galerie Treize (13 carrer de la Santa Créu, F-66 130 Ille-sur-Têt). Tous les mail arts reçus sont sur le blog:
www.tonutopie.blogspot.fr


Bruno Sourdin, Jean-Jacques Rousseau en train de lire un poème d'Allen Ginsberg, collage, 2014.




L'exposition "Et toi c'est quoi ton utopie" a lieu pendant l'été 2014 à la galerie Treize, à l'Ile-sur-Têt (66).

Je me souviens de Thierry Mirochnitchenko


Je me souviens de Thierry Mirochnitchenko, et des sandales qu’il portait en toutes saisons. 

Je me souviens de « Poussiéreux, vagabonds ». 

Je me souviens que son unique ambition était de finir ses jours sur le toit du monde, au Tibet. 

Je me souviens du tranchant de sa parole et des mots de fraternité qu’il réservait à ses amis, ses rares amis. 

Je me souviens qu’il vivait dépouillé de tout. 

Je me souviens de Saint-Lô et de « Poésie clandestine ». 

Je me souviens de Dominique Delaunay et de leurs conversations mystérieuses. 

Je me souviens qu’il aimait parler, parler, avec acharnement. 

Je me souviens qu’ensemble nous étions secrets parmi les secrets. 

Je me souviens de ses trente-six petits boulots. 

Je me souviens de ses angoisses noctambules de jadis. 

Je me souviens qu’il me demandait toujours des nouvelles de mon ami le poète Beat Claude Pélieu, qui vivait depuis 30 ans sous la neige et la glace dans son exil de la Vallée des Mohawks, et qui m’envoyait des tonnes de lettres-collages. Thierry avait publié un inédit de lui dans son « Prépu’sart » dans les années soixante-dix, mais il ne l’avait jamais rencontré. Il aimait son destin rimbaldien et sa vie entièrement vouée à la poésie. 

Je me souviens qu’il avait étudié le tibétain, qu’il le traduisait mais ne s’en flattait jamais. 

Je me souviens qu’il aimait le froid. 

Je me souviens de la rue du Pain-de-Seigle. 

Je me souviens de nos discussions à la monténégrine au Grand Café. Je me demandais à chaque fois quel serait son prochain voyage. 

Je me souviens de notre ville si triste et si grise, qu’il aimait pourtant. Il s’y tenait soigneusement en marge. 

Je me souviens des jours de pluie, une aubaine. 

Je me souviens de ce sentiment de vide, « les chiens aux mollets ». 

Je me souviens de sa solitude aride. 

Je me souviens qu’il ne s’installait jamais nulle part. 

Je me souviens de son « aboyeur ». Sa voix lui parvenait de l’au-delà des âges et invitait les hommes à passer l’épreuve du feu et à toujours progresser. 

Je me souviens de ce roi dont le corps se rétrécissait « comme un linge » et de son agonie. Thierry disait qu’il attendait sa renaissance. Lui non plus ne perdit jamais l’espoir de renaître un jour. 

Je me souviens qu’il m’avait dit : si Dieu n’est pas au cœur du monde, à quoi bon la poésie ? 

Je me souviens de sa douleur et de ses révoltes : « Vous étiez laids, humains et cruels,/ Terrés dans vos tanières la bouche à la porte. »

Je me souviens qu’à Saint-Lô, son sac à dos était toujours prêt.  

Je me souviens qu’il avait accompli à deux reprises le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. 

Je me souviens qu’au temple tibétain de Kagyu Ling, le temple des mille bouddhas, il retrouvait sa raison d’être. Il aurait voulu y rassembler l’humanité entière. 

Je me souviens de ses rêves de fraternité et j’imagine ses souffrances : « Nous habitions les arbres et nous avions/ Si peu à vivre./ Alors mendiants nous sommes partis/ Les pieds troués, marchant la tête/ Dans les cailloux. » 

Je me souviens des « chemins par les toits » qui mènent à l’enfer. 

Je me souviens de Marthe Laarscher, grand esprit solitaire abandonné dans le camp des barbares. 

Je me souviens de l’insoutenable horreur : « Les enfants s’envolaient/ En flocons/ Par la bouche des cheminées/ Et nous ramenions/ Les hommes/ En rêve dans nos poches. » 

Je me souviens qu’au milieu des cris, le ciel s’était tu. 

Je me souviens que Thierry était entré dans la nuit : « Mes frères crachent dans leurs mains/ Prennent la cognée/ Et font de la musique avec ma tête./ J’ai mal. »

Je me souviens qu’il disait qu’il n’était pas seul. 

Je me souviens : « Le Seigneur était pitié/ C’est pourquoi les arbres dans le vent/ Faisaient pénitence,/ Graves et immenses. » 

Je me souviens que j’aimais sa quête, au-delà de tout voyage, son bonheur d’être vivant. 

Je me souviens d’un rêve où je marche avec lui, sur des terres « où nul n’avait osé parler », tandis que s’écoule l’éternel sablier du temps. 

Je me souviens qu’il était un marcheur infatigable.

Thierry Mirochnitchenko à Saint-Lô, juillet 1998.