22/09/2023

F.J. Ossang: « Nous sommes peut-être en enfer »

F.J. Ossang    (photo Pavel Kalmychek)


F.J. Ossang a publié son premier livre de poésie en 1976 – l’année de ses 20 ans –   et dans la foulée sa revue CEE, dans laquelle on découvrait avec bonheur des écrits explosifs de William Burroughs, « immense poète de la fin des temps », de Stanislas Rodanski, le poète surréaliste qui s’était fait interner dans un hôpital psychiatrique, et de Claude Pélieu, le poète traducteur de la Beat Generation, 

« exilé au pays des flippers, des junkies et des clignotements transcontinentaux ».

 

Ossang est d’abord un poète – et quel poète ! – qui s’empare très vite du rock punk puis de la musique industrielle avec ses acolytes de MKB, Messageros Killers Boys, un sommet de la contre-culture hexagonale. Et il n’arrête pas d’innover : le voilà cinéaste, rebelle comme il se doit, audacieux, inventif, brillant. Son parcours prend une nouvelle dimension, le ton est unique : Docteur Chance, Dharma Guns, 9 Doigts :  son œuvre cinématographique fascine. 

 

Et ses retours à l’écriture lui permettent de se refaire dans l’urgence, et de constamment se renouveler. « Ce curieux atour des ténèbres », son dernier livre, file comme une étoile. Sur fond de Guerre Civile Mondiale et dans la hantise d’une contamination par le virus, Ossang brosse, par bribes, l’histoire du baron Ungern, 

« un être de fureur froide », maudit et cruel, abrupt. Dans ce monde effrayant, seul pourrait nous sauver un amour insensé. Aimer follement à jamais, le vieux rêve surréaliste est-il encore possible ? Le monde dort d’un sommeil agité. Est-ce l’enfer?  Est-ce le paradis ? Nous lui avons posé la question.


B.S.

 

 






                                                                                                                                                                                             

Bruno Sourdin : Pendant la lecture de ton livre, on a souvent l’impression de « se trouver en enfer ». Et pourtant, à la dernière page, tu cites un texte du Livre des Morts des Anciens Égyptiens :

« Que la voie soit ouverte pour moi !

Puissé-je y pénétrer

Et venir t’adorer Osiris, seigneur de la Vie Éternelle. »

Osiris, le dieu des morts, est aussi une divinité qui redonne vie. N’y a-t-il pas là une forme d’espérance ?

 

F.J. Ossang : Quien sabé ? Nous sommes peut-être en enfer. A partir du moment où cela devient un fait, une issue est possible. La joie, l’amour, le sexe, l’écriture, la lumière sont des expériences immédiates. Plus loin demeure l’improbable et possible voyage des Morts – le Livre des Morts Égyptiens est une merveille.

 

B.S. : Qu’est-ce qui se joue de particulier dans l’écriture d’un livre ? Pourquoi écris-tu ?

 

Ossang : Précisément décrire l’endroit où l’on se trouve, à moins d’imaginer l’endroit, la situation dont on rêve – ou répugne absolument d’être.

Qui suis-je – quel autre parle en moi sans oser agir…

A l’évidence nous fûmes et sommes et serons ici …

 

B.S. : On t’admire d’avoir mené de front toutes tes aventures : écrivain, chanteur, réalisateur. Qu’est-ce qui te rend le plus heureux : faire un film, un album de musique industrielle, un livre de poésie contemporaine ?

 

Ossang : J’ai souvent pensé que ne pouvant entrer par la porte, il fallait se risquer par la fenêtre. C’est l’échec ou une lassitude des situations qui m’ont forcé à tenter une autre aventure. La course aux armements. La poésie, le noise’n roll, le cinématographe – et retour ! A force de brouiller les pistes j’ai voulu me perdre, sans forcément y réussir. L’être ou le personnage advenu, est sans doute loin de moi. C’est aussi bien. « A reprendre depuis le début. »

 

B.S. : Ton écriture n’est pas uniforme. Quel est dans ton écriture l’héritage du cut-up ?

 

Ossang : Je n’ai jamais pratiqué le cut-up, bien que tout l’arsenal cut-up fold-in, initié par Bryon Gysin, et mis en œuvre par WS Burroughs, m’ait fasciné. The Third Mind est un texte passionnant. Je crois que WSB a eu besoin de ce recours pour entrer parmi les strates les plus clandestines de son imaginaire – et s’il est le génie sémantique de l’odyssée cut-up, c’est qu’il a si puissamment intégré le procédé qu’il est devenu l’auteur réel de toutes ses pages. La Trilogie de l’Espace (La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express) demeure un chef d’œuvre. Claude Pélieu a réussi de très belles pages cut-up, dont Métro Blanc reste témoin. C’est lui qui s’est coltiné à l’adaptation des livres les plus difficiles à rendre en français (Trilogie de l’Espace, Garçons Sauvages etc.), et qui les a fait entrer dans le Corpus French – … Burroughs est pour nous un auteur essentiel comme Edgar Allan Poe…

 

B.S. : A la fin de sa vie, Claude Pélieu, qui était ton ami, avait tendance à considérer – du moins c’est ce qu’il m’avait dit – que le cut-up, en français, était une erreur. Est-ce aussi ton avis ?

 

Ossang : Les mots-valises n’existant pas en français, les permutations initiées par Dada et prolongées dans le cut-up s’avèrent d’une mise-en-œuvre abstraite, et plus malaisée qu’en anglais. Les poètes électriques ont inventé une suite à l’écriture automatique, que d’aucuns trouvaient sans issue. Claude Pélieu a sans doute eu besoin, comme WSB, du recours au cut-up, pour défoncer un obstacle psychique, et poursuivre plus loin, ou plus près l’écriture.

 

B.S. : Quelles sont les rencontres de ta vie que tu juges providentielles ? Comment est née ton amitié avec Claude Pélieu ?

 

Ossang : Claude Pélieu précisément s’est avéré l’allié objectif dès sa première lettre (1978), sa réactivité fut telle qu’elle aboutit au numéro spécial 6 de la revue CEE (fin 78) puis au livre Cartes Postales USA en 1979. Dès 1975, il y eut Bernard Noël dont la correspondance ne s’est quasiment jamais interrompue jusqu’à sa mort en 2011. Et puis Joe Strummer bien évidemment – protagoniste de mon film Docteur Chance (1996-1998). Ces trois rencontres s’avèrent avec le recul plus « existentielles » que culturelles. C’étaient des amis dans la nuit. Et tant d’autres, à commencer par Messageros Killers Boys … 

 

B.S. : Page 78, je lis : « Voici longtemps qu’on n’existe pas aux yeux de ceux qui comptent… Inutile de s’affoler. » Je vais te poser la même question que j’avais posée à Claude Pélieu il y a 30 ans : te considères-tu comme quelqu’un de radical ?

 

Ossang : Radical est un mot désormais fourre-tout, et usé. Claude Pélieu a connu des épreuves extrêmes – à commencer par son engagement forcé dans des commandos durant la guerre d’Algérie – dont il ne s’est sorti qu’au prix d’un empoisonnement et de la perte d’un poumon. Il a poursuivi la poésie grâce à la rencontre providentielle d’Américains qui l’ont « adopté », Mary Beach d’abord en France puis Burroughs et Ginsberg – et Claude s’est refait, recommencé dès 1962, en fuyant la France, mais sans abjurer la langue française de « punk’ Rimb ». Jusqu’à la fin, il n’a cessé d’avoir d’active curiosité pour les nouveaux poètes français, souvent à l’abandon…

 

B.S. : Peux-tu expliquer en quelques mots ce qu’était ce projet de film russo-mongol, « qui rallume le martyre du Tibet », dont tu parles à la page 20 ?

 

Ossang : Ce projet n’est pas complètement éteint, je préfère superstitieusement lui conserver une certaine confidentialité...

 

B.S. : Chanteur punk, cinéaste (tu as réalisé une dizaine de films), écrivain, poète : dans toutes ces activités créatrices, il y a chez toi une jubilation inouïe dans la construction de l’écriture. Qu’est-ce qui fait l’unité de toutes ces œuvres ?

 

Ossang : J’ai commencé à l’adolescence par l’écriture, avant d’éprouver le sentiment, autour de 1976-1977, qu’il fallait attaquer sur différents fronts, l’écriture, la scène, le kino-matographe, le noise’n roll – accélérer circulairement sans laisser de trace, sur un mode guerilla, ne pas s’enkyster dans la pose ni l’usure de l’écrivain, du rocker, ou du cinéaste. Muter à chaque film, texte, action de scène, enregistrement. « Vidéoscript & Chant Tribal » (revue CEE / 7 – 1979).

 

                                           

B.S. : Te lisant, j’observe que l’amour et la mélancolie sont liés de façon inextricable dans ton livre. C’est à la fois le grand amour (page 40, je lis: « Demain c’est le 30 avril, Walpurgis Nacht, 30e anniversaire avec Elvire ! Amour fou - temps dément - l’inconscient des illusions ») et la mélancolie (je lis l’incipit : « Ce fut un hiver difficile. Luttant contre la dépression - comme on ramerait à l’envers du courant »). Amour et mélancolie, on n’échappe pas à cette dualité ?

 

Ossang : La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent, de Roger Gilbert-Lecomte, signe une référence vitale. Le Grand Jeu. L’acuité du Vécu est essentielle –

Sans l’Umour de l’Amour, comment vivre… La vie est une chienne.

 

 

B.S. : Le baron Ungern – « un être de fureur froide », écris-tu – est un personnage important de ta mythologie personnelle. Il revient de façon récurrente dans ton livre. On ne peut s’empêcher de penser à un parallèle entre le baron fou et le personnage d’Hassan I Sabbah, le Vieux de la montagne, le maître des Assassins, dans l’œuvre de William Burroughs. Tous les deux sont l’incarnation du Mal. J’ai tort de faire ce rapprochement ?

 

Ossang : Ungern c’est le commencement et la fin. Un Rimbaud de l’Action Pure. Quand tout disparait, les stimuli et les renforts de la société, l’ultime solution devient sauvage – et sacrée. Ungern fut reconnu Réincarnation du Dieu de la Guerre par les Mongols et les Tibétains. Ungern n’est pas seulement le Mal – il propage la guerre ultime, le conflit asymétrique à un point si extrême que l’idée de survie des mondes s’arrête – il fonde ou s’effondre – la victoire ne le quitte plus durant l’année 1920-21 ! 500 hommes devenus 5 000 en un seul hiver défont 50 000 soldats soviétiques. Le Mal et le Bien conjugués dans la Guerre. Ungern a décidé de vivre comme au 15e siècle…

 


 

F.J. Ossang : « Ce curieux atour des ténèbres », éditions Le Corridor bleu, 2023.