14/06/2021

Joël Hubaut, la puissance répétitive de l'épidémik

Joël Hubaut est un artiste inclassable, virtuose de la performance, artiste multimédia, peintre, poète alternatif, un créateur résolument éclectique. D’une façon très originale, il a produit, dès ses débuts dans les années 70, des oeuvres placées sous le signe de l’épidémie et de la contamination. Souvent avec un art consommé (et jouissif) de la dérision. Mais pas seulement: son oeuvre est aussi une réflexion obstinée sur les virus qui rongent nos sociétés et sur les tragédies qui en découlent: 

« Le passé était épidémik

Le présent est épidémik

Le futur sera épidémik ».




Les éditions Dernier Télégramme ont eu l’excellente idée de rassembler les principaux textes épidémiques que Joël Hubaut a écrits et fait paraître à partir de 1970 et qui sont saisissants de modernité. Et d’actualité.






En 1972, Joël Hubaut rencontre Claude Pélieu, le poète qui a révélé aux lecteurs français les grandes voix de la Beat Generation. Pélieu décode les mots et les images. Un mixage hallucinant de la réalité. Joël Hubaut ne pouvait pas passer à côté de cette poésie libertaire. Il lui restera toujours fidèle. Voici le texte qu’il lui dédie — « Les signaux épidémik crachent la bave mutante dans les accidents roses »:







Croix, cercles, triangles, flèches se multiplient et se répètent. Joël Hubaut pointe, de façon radicale, les signes de contamination. Il aime la parodie (ne se présente-t-il pas lui-même comme « un grossiste en arts »). Il aime transformer, recycler. Son oeuvre est singulière, fabuleuse, géniale. C’est un grand brassage permanent, un mixage « Pest-Moderne » perpétuel.


"Epidemik tatoo painting", 1976.


Cela fait 50 ans que Joël Hubaut nous alerte avec ses cut-ups personnels épidémik. Toutes les contaminations ont été répertoriées: les tumeurs et le infections, la machine à écrire des mots contaminés, la musique et le langage infectés. Il nous le répète avec insistance, à haute voix: il faut se vacciner contre la bêtise et la résignation. On sait maintenant, en pleine crise sanitaire, qu’il faut le prendre au sérieux.


Bruno SOURDIN.


« Proto-poèmes épidémik », par Joël Hubaut, Le Dernier Télégramme, 2021.





Des poèmes à lire (ou à hurler) à haute voix.


A consulter également:

http://brunosourdin.blogspot.com/2019/05/joel-hubaut-expose-ses-multiples-caen.html


06/06/2021

Le bleu Bianu pour enlacer la vie

 

"La Nuit étoilée", de Van Gogh, "un souvenir d'enfance, précieux, merveilleusement indélébile".


S’immerger dans toutes les nuances du bleu, c’est l’aventure que propose Zéno Bianu dans un petit livre magnifique rédigé sous la forme d’un abécédaire, de A à Z, de l’Apnée au Zen.




Pour retrouver le bleu le plus profond, il suffit invariablement de se connecter aux souvenirs éclairants de l’enfance. Ainsi revoit-il le petit Parisien qu’il fut en exploration au Jardin des Plantes, « une enclave de mystère au milieu de l’asphalte ». « On n’y vivait pas de la même façon qu’au dehors », loin de la « raideur » du Jardin du Luxembourg, de la tristesse, des chagrins et du tumulte de la ville grise. Soudain, en levant les yeux, c’est l’éveil: « Le bleu du ciel me happe tout entier, m’ouvre les portes de l’inconnu ». Ebloui, le jeune Parisien découvre là « un monde de silence et de langueur sauvage ».


Zéno a 10 ans lorsque son oncle Philippe l’initie à la plongée sous-marine, en Méditerranée, dans la rade de Toulon, aux antipodes de la grisaille des rues de la Capitale. C’est une grande révélation: « Je nage, je plonge, je m’immerge, je coule pour la première fois au fond du bleu ». Le bleu qui guérit de tout, de la noirceur du quotidien, de la folie du monde.


Le secret est là: rester à l’écoute de ces moments forts de l’enfance. Revenir à l’enfance pour reprendre vie.


Autre souvenir précieux et inoubliable: la découverte, « dans un catalogue poussiéreux », de La Nuit étoilée, le chef-d’œuvre absolu de Van Gogh. Voici ce qu’en dit Zéno Bianu aujourd’hui: « Jamais, au fond, je ne me suis remis de ce rythme premier, qui continue de faire vibrer pour moi le meilleur de la vie et le plus extrême de l’art. » En repensant à cette nuit éclairante, le poète se remémore cette recommandation de Paul de Tarse dans son épitre aux Romains (traduit par Chouraqui): « La nuit est passée, le jour approche. Ecartons donc les oeuvres des ténèbres, revêtons les armes de lumière. » Etendre la joie, disait quant à lui Montaigne, retrancher la tristesse. S’opposer aux ténèbres du monde, se connecter au souffle mystérieux qui nous donne à voir les étoiles, « l’intérieur ardent d’un vent bleu ».


Zéno Bianu.                                          (Photo C.Hélie/ Gallimard)



Le bleu, toujours le bleu. Le bleu que Zéno Bianu décline en petits chapitres éblouissants:

Le bleu des peintres. Le bleu Van Gogh. Le bleu monochrome qui est au coeur de l’oeuvre d’Yves Klein, découvert à l’âge de 12 ans dans un documentaire italien: « Cet homme-là, le coeur gonflé à l’hélium des rêves, s’est plongé à jamais dans un bain d’indigo spirituel. »


Le bleu des poètes. Le bleu Rimbaud. Rimbaud, découvert à 16 ans. « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers » (1). Un poème qui peut changer votre monde et vous accompagner « comme un talisman, un blason vivant ».


Le bleu des musiciens. Une note bleue. Le bleu Coltrane. Le bleu Chet Baker.  Le bleu Hendrix, Jimi Hendrix, découvert à 16 ou 17 ans, une apparition: « Hendrix m’a touché jusqu’au coeur des cellules, en plein ciel intérieur, et je crois bien que je n’en suis jamais revenu. »


"Bleu des premières secondes de l'univers.

Bleu pour rêver plus juste.

Bleu pour enlacer la vie.

Bleu pour n'en jamais revenir."


La vraie vie est là. La beauté est là. Il faut s’y ressourcer. Retrouver la joie intense du bleu de l’enfance, aller à la rencontre de l’enfant intérieur, l’enfant bleu qui vit en nous et qui tend la main.


Bruno SOURDIN.


(1) « Sensation », les Cahiers de Douai, 1870.



Zéno Bianu: « Petit éloge du bleu », Folio, 2020.






















03/06/2021

Les cabinets de curiosités de la cité de Mélusine

 

Mélusine, la sirène qui surmonte le beffroi de Bailleul.


Le petit musée Benoît-De-Puyt, installé à Bailleul (Nord) dans une maison à l’architecture néo-flamande, est une belle source d’émerveillements.


Au pied des monts des Flandres, Bailleul, qui s’affiche comme la cité de Mélusine, consacre une exposition originale à la fille des eaux qui inspira jadis André Breton et les surréalistes. Sur le thème des sirènes, l’exposition “Le Chant des ondes” présente un mélange étonnant de cabinets de curiosités, d’objets merveilleux et de créations contemporaines singulières.


Sirènes, ondines nymphes, naïades: toutes ont eu, à l’image de Mélusine, un destin tragique. Imaginée par Shakespeare et célébrée par les peintres préraphaélites, la triste Ophélie a inspiré le jeune Arthur Rimbaud. “Couchée en ses longs voiles”, elle flotte très lentement dans ses rêves, “fantôme blanc sur le long fleuve noir”. Héroïne des eaux dormantes. 

Voici plus de mille ans que sa douce folie

Murmure sa romance à la brise du soir.” (1)


Quant à Mélusine, voici ce que dit sa légende: sous le coup d’un sortilège, elle doit se transformer en serpent chaque samedi. Un jour, au coeur d’une vaste forêt, près d’un source, elle rencontre Raimondin, le neveu du comte du Poitou. Contre un mariage, qui seul peut rompre son sortilège, elle lui propose richesse et prospérité. A la condition qu’il ne cherche jamais à la voir nue le samedi. Mélusine est une fée bâtisseuse. Sous son impulsion, le couple connaît une extraordinaire prospérité et Mélusine donne naissance à dix enfants. Mais un samedi Raimondin perce un trou dans la porte de sa chambre et découvre la vérité. Le serment est rompu, l’interdit a été transgressé. Mélusine disparaît en poussant un hurlement. Elle ne réapparaît plus qu’en secret, la nuit, pour voir ses jeunes enfants. S’en suivra le déclin et la ruine de cette famille poitevine.


Mélusine est devenue au Moyen Age l’incarnation de la prospérité. En Flandre, son effigie a souvent été placée au sommet des beffrois, un buste de femme sur un corps de poisson. C’est le cas à Bailleul. On la représente se passant un peigne dans les cheveux et tenant un miroir dans la main gauche. On lui donne un rôle de guetteur et de protectrice. Dans plusieurs cités voisines, comme à Arras, Douai ou Bergues, on a choisi au contraire comme emblème le lion des Flandres, symbole de force et de combativité. Mais à Bailleul, ville qui fut entièrement détruite pendant la Première Guerre mondiale, on a opté pour la fée bâtisseuse. 


On dit que c’est à Bailleul que Mélusine s’est retirée. On prétent aussi qu’elle vient crier la nuit sur les toits pour annoncer une mort prochaine. C’est à Bailleul qu’on a une chance de la retrouver et d’accomplir la vision secrète de Gérard de Nerval: “J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène” (2). Mélusine, la fée mystérieuse. La muse insaisissable. Le soleil noir de la mélancolie. 


Bruno SOURDIN


  1. Arthur Rimbaud: “Ophélie”, les Cahiers de Douai, 1870. 
  2. Gérard de Nerval: “El Desdichado”, les Chimères, 1854.


“Le Chant des Ondes, des sirènes à Mélusine”, au musée Benoît-De-Puyt de Bailleul, jusqu’au 19 septembre 2021.






Diorama Mélusine, de Colas Reydellet d'après une gravure du XIXe siècle.

Le chant des sirènes, tableau mécanique de Loïc Pantaly.


Carrousel d'ombres, de Colas Reydellet.




Epreuve d'une illustration de "Naja", d'André Breton.

"L'appel des ondes (Ophélie)". Installation vidéo Christophe Leray/Fred Di Notto.

Girouette sirène de Mélusine, Bailleul.


02/06/2021

André Velter le voyageur aux départs infinis

 

André Velter                                         (photo Sophie Nauleau)


André Velter est un grand voyageur et un poète érudit. Il a ramené de l’Himalaya des poèmes de haute altitude, Le Haut-Pays et La Traversée du Tsangpo, qui sont des livres d’initiation qui m’avaient transpercé d’une force ardente et bienfaisante. Ils me reviennent sans cesse, on ne les oublie pas. 


Voyageur généreux, poète-montagne, curieux de tout, l’univers l’éblouit et l’enflamme. Pas étonnant que l’arrivée de la pandémie, qui a tout suspendu et l’a obligé à une “sédentarité forcée”, a ouvert en lui un nouveau champ d’inspiration.

“Même en observant les arrêtés antipandémiques, il n’a jamais été question de faire du surplace. Pas question de se passer du véhicule magique et réel entre tous, qui a nom Poésie!” Nous voici rassurés (mais on n’était pas vraiment inquiets).


André Velter nous revient avec un bouquet de poèmes composés A contre-peur, qui est une “réplique immédiate” au cours des choses et un préambule à un recueil ample et accompli, Séduire l’univers.





Comment rebondir? Sous peine d’asservissement  à cette “peste mentale,/ qui a surgi  et pris de vitesse/ celle qui rôde partout, à la déloyale”, l’épreuve du confinement incite à un grand sursaut.

“Confinés nous sommes

mais pas finis,

pas interdits d’orgueil

ni de muscle ni de parole.


Enfermés au-dehors,

libres au-dedans,

à l’assaut de ce qui sauve:


le vertical en nous,

le sommet qui a force d’âme.”


Il y a chez Velter un goût immodéré pour les départs, les horizons lointains, l’appel de la route. Partir sans crier gare, toutes affaires cessantes.

“La route nous inventait le plus souvent.

Elle était sans pardon, mais nous pardonnait tout

quand le départ se décidait à l’arraché”.


Dans ce nouveau livre, on retrouve tous les ingredients qui nous plaisent dans son oeuvre. Les affinités électives, la complicité de ces compagnons de route d’hier et d’aujourd’hui: Omar Khayam et René Daumal, Robert Desnos et Henri Michaux, Joseph Conrad et Fernando Pessoa, Pierre Reverdy et Garcia Lorca… et puis aussi, plus inattendu, “le timbre cabossé” de Joe Cocker lorsqu’il chante N’oubliez jamais, ou bien l’évocation de ce maître de gymnastique taoïste “qui réconcilie avec plus vaste que soi”. On se replonge volontiers dans le souvenir d’horizons tant admirés: le Ladakh, qui est la region d’altitude que Velter préfère au monde; les bords du Guadalquivir et le son lointain d’une guitare flamenco. L’Inde y déploie intensément ses sortilèges: voici Bénarès et Jaisalmer, voici les Upanishads et “les mots de l’indicible” que célèbrent les Bâuls.


Velter est le poète de la marche forcée, le poète champion de l’altitude. Il sait, mieux que personne, ce que “marcher au plus abrupt” veut dire. On l’imagine arrivé en haut du col et “jeter les yeux de l’autre côté”. Ce qu’il appelle l’alliance magique de l’altitude et du vide. Expérience unique et inoubliable. Fondatrice. Et il ajoute: “Là, et là seulement, tout est divin sur terre.”


Ce livre est aussi un hymne à l’amitié et à l’amour. Immanquablement.

“Dans mon éternité à moi,

il y a les femmes que j’ai aimées

et que j’aime, à jamais.”

Hymne à la présence secrète et à la solitude. Une solitude habitée, enchantée: “être seul/ et séduire l’univers”.


L’univers est donc un endroit merveilleux où s’émerveiller, expirer à fond, chanter, vagabonder, vaciller, s’évader:

“En chaque instant

ne pas oublier de s’évader.


En chaque faux pas,

ne pas oublier de s’évader.


En chaque regret,

ne pas oublier de s’évader.”


Il y a chez André Velter une sérénité et une émotion inouïes qui arrivent toujours à m’enchanter, qui ouvrent le chemin à l’insoupçonné et vous invitent à un espace d’intériorité sidérale.


Bruno SOURDIN.



André Velter: Séduire l’univers (avec sept tracés sonores de Jean Schwarz), précédé de A contre-peur (avec quatre ciels de Marie-Dominique Kessler), Gallimard, 2021.