27/12/2021

Le livre culte du dernier des Beats

 

Charles Plymell vit aujourd'hui à Cherry Valley, dans l'Etat de New York.


Charles Plymell est né en 1935 près de Wichita, dans le Kansas. Dans sa jeunesse il a beaucoup voyagé, sur la route 66 vers la Californie, sur la route du nord en direction de l’Alaska ou celle du sud vers le Mexique. Il a fait cent métiers: dynamiteur de montagne dans l’Oregon, cueilleur de houblon, docker à San Francisco… Il a bossé sur des pipelines dans l’Arizona, chevauché des taureaux sauvages et des chevaux sans selle dans les rodéos. Dès les années 50, hipster avant l’heure, il mène une vie hors normes: les bagnoles, les filles et la benzedrine. Et naturellement, à San Francisco, « cette drôle de bonne vieille ville », il rencontre les Beats.


Dans Le Dernier des mocassins, qui vient (enfin) d’être traduit en français par Nicolas Richard (l’admirable traducteur de Brautigan, Pynchon et Patti Smith...), il raconte sa vie sur la route. La vraie vie, excitante, jouissive, toujours sur la brèche. 

« Les pneus fredonnaient ce bon vieux blues solitaire et malheureux qui accompagne toujours un voyage; la tristesse de ce qu’on laisse derrière et un avenir plein d’espoirs. »


Charles Plymell raconte avec délectation une vie haute en couleurs, la joie et l’allégresse d’être au monde, l’ivresse et l’hébétude que l’on ressent après tant d’heures passées au volant, et la béatitude.

« On buvait la bile verte du peyotl directement du trou du cul du diable, on fumait de l’herbe et on se lançait dans de grandes spéculations à travers le monologue intérieur du cosmos. On buvait le vin de la jeunesse. »


A San Francisco, où il finit par débarquer, il y avait un formidable sentiment de liberté. Dans les soirées qu’il organisait dans son appartement de Gough Street, tout le monde dansait, fumait et dépassait la mesure. Tout le monde voulait aimer, vivre et expérimenter, voyager au plus profond de soi-même.  « J’étais libre! », s’exclame Charley. Avec le LSD, les portes de la perception sont déverrouillées. Un nouvel univers s’éveille.

« J’ai regardé un long moment dans la glace et me suis vu à la fois singe et ange, assassin et pacificateur, tantôt pirate, tantôt sage oriental. Allongé sur le lit je me suis vu me métamorphoser en couleurs et formes circulant librement dans les couvertures. Le petit tapis respirait et j’étais hypnotisé par un chat. »


A San Francisco, il retrouve des artistes et poètes du Kansas, un groupe surnommé le « Wichita Vortex », le tourbillon de Wichita: Bruce Conner, Michael McClure, Stan Brackage, Dave Haselwood. Et puis son vieux pote Bob Branaman, le peintre visionnaire qui est devenu un véritable phénomène californien.

« J’allais chez lui voir ses dernières peintures. Chaque pouce de sa chambre était occupé par des oeuvres, des photos de vieux magazines, des découpages, des tâches de peinture sur chaque centimètre carré. Il vivait à l’intérieur d’un tableau de Pollock. »


Charles Plymell et Bob Branaman: les retrouvailles de deux vieux amis de Whichita.


A San Francisco, il rencontre Neal Cassady, qui avait inspiré à Kerouac le personnage de Dean Moriarty dans Sur la route, et Allen Ginsberg, de retour d’un long séjour en Inde. Allen et ses amis Beats ont débarqué à l’appart de Gough Street, où Charles organisait une party. Choc et magie des rencontres.

Voici le portrait d’Allen: « Allen dressait son constat intellectuel tout en ramassant les miettes sur la table, rangeant méticuleusement la nourriture dans un récipient puis au réfrigérateur. Une initiative confortable et karmiquement sûre. Ça, je ne sais pas combien de fois je l’ai vu le faire et le refaire.  J’avais le sentiment que l’approche d’Allen était toujours intellectuelle, il n’arrivait jamais à mettre son esprit en veilleuse, mais en même temps son exploration vertigineuse, courageuse… presque tyrannique de l’expérience était une démarche qui forçait le respect. » 

Et plus loin: « Allen était comme ça… s’intégrant aux tribus les plus retirées d’Amérique du Sud, prenant d’étranges drogues (qui auraient pu être du poison), complètement à la merci d’un peuple et d’une culture étranges, seul avec leur sorcier… ce que nos héros nationaux de l’Espace seraient sans doute bien réticents à entreprendre. »


Au coeur du quartier de Haight-Ashbury, Charles Plymell fait le lien entre les poètes Beats et les hippies de la génération Peace and Love. 

Mais vient un temps où il commence à trouver ces hippies ennuyeux.

« J’en avais marre de ce cloaque hippie devenu prétentieux et pudibond. San Francisco avait changé. Il fallait être mods ou hippie ou je ne sais quoi. Je ne captais plus son côté rigolo… son feeling se diluait. J’en avais marre de S.F. et de toute la Californie. Je ne trouvais plus ma place dans ce qui était en train de se passer. Je m’en fichais. Je n’essayais plus. »


Car Charley s’est investi dans la Free Press. Il publie désormais des dizaines de revues underground. C’est lui qui découvrira le dessinateur Robert Crumb, le maître de la bande dessinée alternative (qui signe d’ailleurs la couverture de ce Dernier des mocassins, version française); c’est lui, Charles Plymell, qui éditera, avec Pam sa femme, le premier Zap Comix. Mais ceci est une autre histoire.


Bruno SOURDIN.



Le Dernier des mocassins, par Charles Plymell, éditions Sonatine. Traduit par Nicolas Richard.





16/12/2021

Claude Pélieu tel que je l’ai connu

"Midi deux", collage de Claude Pélieu et Mary Beach, 1991-1992.


1968. Mon parcours Pélieu a commencé cette année-là, j’avais 18 ans. Deux livres, lus coup sur coup, ont véritablement changé ma vie:  l’anthologie de Jean-Jacques Lebel, La poésie de la Beat Generation, et le volumineux Cahier de L’Herne qui rassemblait des textes de William Burroughs, Claude Pélieu et Bob Kaufman. Cela a été pour moi un choc libératoire, une claque totale, salutaire, en décalage absolu avec la vieille écriture académique. Claude Pélieu, qui s’était exilé à San Francisco, était le seul Français à vivre avec les acteurs de la Beat Generation et à pratiquer la technique du cut-up et il me fascinait.




1991. Vingt ans plus tard, Claude s’était établi, avec Mary Beach, sa compagne, à Cooperstown, un petit village du nord de l’Etat de New York dans la Vallée des Mohawks. Loin de tout, il écrivait, découpait, collait et fabriquait en direct un gigantesque journal-collage de l’univers pour ses amis et ses correspondants du monde entier. Il a ainsi envoyé des tonnes de lettres et de cartes postales-collages. Mille milliards de collages… 

De mon côté, j’avais débarqué à Cherbourg. Avec mon pote Yaset, père génial du « Quetton », nous parlions souvent de Pélieu. Il avait son adresse. Il m’en fit cadeau. Merveilleux cadeau. Je lui écrivis.


Mai 1991. Dans ma boîte aux lettres, je reçois une carte-collage de Claude avec cette phrase-choc qui le singularisait si bien et qui m’avait beaucoup amusé: « La euh poésie? Je la chie, terminé! »… Ainsi a débuté notre correspondance. A un rythme élevé. 250 lettres ou cartes-collages. Une correspondance de 11 ans. Et nous sommes très vite devenus des amis.



Dans ma boîte aux lettres...


Sa démarche était pleine de paradoxes. Il se voyait volontiers comme un vieux survivant dadaïste faisant sortir des mots au hasard de son chapeau. Mais il était aussi ailleurs, silencieux et discret, « clandestin de plus en plus »… Je pense qu’il était fasciné par l’expérience zen. Il aimait se situer au-delà des mots. Il aimait écouter et regarder les choses plus profondément :


« La douce clarté

du printemps, l’odeur

des pins dans l’espace

déserté, et le vent, transparent,

où tout soudain se tait. »



Mai-juin 1993. J’ai proposé aux artistes qui formaient le réseau international du Mail-Art un projet d’exposition, chez moi en Normandie, sur le thème de La rue est un rêve, en reprenant, pour lui rendre hommage, le titre d’un petit livre que Pélieu avait publié au Québec. Plus de 200 artistes (originaires de 31 pays) répondent à cette invitation d’art postal. Une exposition étonnante, généreuse et fraternelle.

Sans que cela ait un rapport, Claude lui aussi pensait très fort à la Normandie! 





Chez lui, il avait eu la visite d’un jeune ami français qui lui avait proposé de l’héberger chez lui à Caen et d’y refaire sa vie. Banco. Claude et Mary étaient très tentés par l’aventure. 


Septembre 1993, ils s’embarquent pour la Normandie, « à la grâce de Dieu ». « Ce n’est pas un retour d’exil, m’a-t-il affirmé d’emblée, c’est un nouvel exil peut-être. »

Moi, j’habitais à une heure de Caen. C’était une chance merveilleuse de pouvoir les voir tous les deux, régulièrement. J’avais tant de questions à leur poser, j’avais tant d’histoires à écouter! 


Claude Pélieu en Normandie.


Noël 1993 à la maison, Claude transmet à mon fils les secrets de son ami, le batteur Max Roach!


Février 1994. A Caen, Claude Pélieu fait le dernière exposition de la galerie Galea. Puis ils vont s’installer au bord de la mer, à Colleville-Montgomery, où je suis souvent venu les voir. Très vite, ils s’y ennuient et retournent à Caen. Mais là aussi, les choses vont se dégrader. Mary ne supporte plus cette vie française. 


8 janvier 1995. Coup de théâtre: Ils repartent avec précipitation pour New York. Je n’avais rien vu venir.

Tout de suite, la correspondance avec Claude (et avec Mary) reprend. Claude: « Je ne pouvais plus supporter la connerie et la crasse française et surtout ce que ces salopards m’ont fait endurer pendant 14 mois ».

Ils arrivent à Albany, NY. « Nous sommes partis avec deux valises, Orly, New York. La violence ici est indicible. Nous repartons à zéro avec rien, sinon un vague dossier culturel. Haha! »

Lettre d’avril: « Aucune nouvelle de la fuckin’ Normandy, parano et merde de poulet. Tant mieux. Ras l’cul de la francecaille! »

Cette même année, je produis, à leur demande, une carte postale, reproduction d’une peinture commune qu’ils ont intitulée: « Fuck le Sida ». Ils y tenaient beaucoup.


"Fuck le Sida"


27 août 1996. Pour lui faire raconter sa vie et son travail d’artiste, je commence avec Mary une interview par lettres (Air Mail Interview) qui verra son aboutissement le 25 septembre 1998.

La même année, elle se lance, avec toute son énergie et son esprit d’invention, dans l’art du collage. Au contraire de Claude, Mary gardait toujours espoir. Je me souviens de ce qu’elle m’écrivait: « Tout a l’air d’aller mal dans le monde… mais j’ai décidé de ne pas m’en faire! Ha! Ha! Ha!  (…) Nous sommes complètement fauchés… mais ça n’a pas d’importance réellement. »



2002. Mon livre Claude Pélieu et Mary Beach, mille milliards de collages sort aux éditions Les Deux-Siciles.




22 octobre, puis 2 novembre, dernières conversations téléphoniques avec Claude sur son lit d’hôpital. Il souffrait d’un mauvais diabète depuis des années et brusquement en juin 2002, tout s’était accéléré. Hospitalisation d’urgence. Double amputation d’une jambe (comme Rimbaud) et un cancer du poumon qui venait de se propager dans le foie et qui était inopérable. « Je suis mal barré », répétait-il au téléphone. Et certains jours il ajoutait : « Je suis nase ! C’est la crevaille ! Mon cierge est dans l’escalier ! » Claude ne savait plus où il en était. Shooté à la morphine toutes les deux heures : « C’est comme si j’étais pété tout en étant sobre, ce qui est une injustice incroyable. Quelle vie ! » Ce sont les derniers mots qu’il m’a dits : « Quelle vie ! »

Il meurt à Norwich le 24 décembre 2002, à l’âge de 68 ans. Mes pensées se bousculent. Je fouille dans ma mémoire. J’entends sa voix, qui aimait citer ce haïku d’Issa, le vieux maître japonais qu’il adorait :


« Ne pleurez pas bestioles

même les étoiles qui s’aiment

doivent se quitter ».


2003. La correspondance se poursuit avec Mary. Dernière lettre le 20 octobre 2004. Cette grande dame de la Beat Generation meurt le 26 janvier 2006, à l’âge de 86 ans.


Bruno SOURDIN



Cet article est paru dans Quetton L'Arttotal, n° 42-43-44. Revue fondée en juin 1967. Comme aime à le dire Numa Sadoul, "il s'agit donc du plus ancien fanzine du monde encore en exercice". Bravo Rockin' Yaset!

Quetton, BP 344, 50100 Cherbourg-en-Cotentin.





13/12/2021

Robert Roman: les plaisirs illuminés du rêve


« Si j’avais tant tardé à t’écrire, c’est parce que j’avais perdu mon stylo mais aussi mon pouce et mon index qui étaient collés dessus. J’ai voulu les chercher mais je me suis aperçu que je n’avais plus d’yeux. »

Ainsi  commence l'ouvrage de Robert Roman que publient les éditions du Port d’Attache et l’on est tout de suite plongé dans un livre peu ordinaire, à mi-chemin entre l’écriture automatique et le collage, le récit de rêves et la dérive pataphysicienne.  


Entre les gonds est un recueil de proses poétiques ou plus exactement de « proses électriques », pour reprendre les termes qu’emploie son auteur. Et Jacques Lucchesi, l’éditeur, souligne la tournure surréaliste de ce travail d’écriture: « On pourrait assez facilement y déceler l’influence de Lautréamont et d’Henri Michaux, mais aussi de Gaston Chaissac, peintre brutiste et poète fertile ».


En effet, Chaissac, le peintre-poète-épistolier vendéen, inventeur de la peinture rustique moderne, est subtilement évoqué dans un récit intitulé « Monologues abstraits ». « Il réside maintenant au paradis des épluchures. Ses lettres sont comme des papillons qui s’échappent de la bouche de moribonds. » C’est joliment dit. 


On retiendra aussi ce portrait onirique du roi du rock’n’roll: « Cette nuit, un Elvis blond de 1956 chantera pour moi en balayant les déchets du port en noir et blanc. Il remuera les jambes comme avant et me donnera envie, encore, de sourire au passé. » Pas étonnant lorsque l’on sait que Robert Roman a retracé avec ferveur l’histoire du King dans un livre de 2017, Elvis Presley, une flamme éternelle.


Robert Roman est un rêveur impénitent, un adepte des solutions imaginaires. Rêver pour fuir ce monde. Rêver pour supporter l’infâme. « S’en aller vers le haut. Les laisser seuls, cloués au sol. Hébétés, jaloux, rageurs ou inertes; barricadés à l’intérieur des cloitres mous, la tête aspirant le bol. »  S’en aller bien plus haut. Atteindre les terrasses supérieures. Jusqu’à finalement « se dissiper parmi les nues». Cette sortie vers le haut, cette fuite finale, Robert Roman nous la raconte avec émerveillement. Calmement, tranquillement, sans sortir de ses gonds.


B.S.





Entre les gonds, proses électriques, par Robert Roman, éditions du Port d’Attache (7, rue de l'église St-Michel 13005 Marseille).




Robert Roman

Robert Roman écrit des poèmes (Poétiquement incorrect, 2014, Pensées ultérieures, avec des images de Matt Mahlen, 2020);  des récits de rêves (Fragments nocturnes, 2016) et des biographies (Pascal Ulrich, le rêveur lucide, 2014, Elvis Presley, une flamme éternelle, 2017, Gérard Lemaire, un poète à hauteur d’homme, 2019).

Il anime les éditions du Contentieux (7, rue des Gardenias, 31100 Toulouse), ainsi qu’une revue de poésie, Wam!

Il a fondé l’association « Bakou 98 », qui a pour but de faire vivre l’oeuvre écrite et picturale de Pascal Ulrich.



Avec Robert Roman à Coutances, juillet 2020. Let the good times roll!




10/12/2021

J.G. Gwezenneg le glaneur d’épaves de La Hague


J.G. Gwezenneg est un des artistes les plus originaux et les plus secrets du Cotentin. Il utilise essentiellement des objets de récupération. Il s’intéresse surtout « à tous ces éléments qui ont été travaillés et transformés par la mer. La mer les a enrichis et moi je ramasse tout le temps. » Jamais de déchets, jamais de détritus, mais les épaves qu’il recueille sur le littoral, ainsi que des ossements d’animaux qu’il trouve dans les dunes ou les chemins creux de la presqu’île.


La Hague est le pays de coeur de ce Breton né à Rennes en 1941. Il y vit depuis plus de 50 ans et y est devenu un véritable « épaveur ». Son oeuvre est authentiquement haguaise. Elle reflète la puissance de ce pays et son imaginaire farouche.


A l’ouest de Cherbourg, La Hague est un pays rugueux  et fort, sauvage: de grandes falaises qui dévalent vers la mer, un pays iodé battu par les flots, fouetté par les vents, un littoral semé de rochers qui hurlent avec les tempêtes, une langue qui claque et martèle, rude comme le granit, mais qui peut aussi être douce et caressante pour chanter le printemps et le renouveau. 


Le grand poète de La Hague se nomme Côtis-Capel (1). Il a écrit, en langue normande, une oeuvre capitale. Né en 1915 dans une famille de pêcheurs, « fils de la Hague et plus pauvre que tous (fis d’la Hague et pus pouor qué touos l’s âotes) ». En classe de 3e, un prof l’humilia en jetant à la poubelle un poème qu’il avait écrit en français. Il se jura de n’écrire désormais qu’en normand, sa langue maternelle. Toute sa vie il sera comme cela: un écorché-vif et un homme de caractère. Et un homme de foi. Ordonné prêtre, il réalise son grand rêve, en 1950, en devenant prêtre marin-pêcheur et en embarquant comme matelot sur un chalutier. Une vocation unique. Dans son oeuvre poétique, la mer est omniprésente. « J’rariv’ de r’vei la mé. J’li coum’ tinse à brachie » (Je rentre de revoir la mer. Je l’ai comme tenue embrassée), écrit-il dans un poème célèbre.


Tous ses livres ont emprunté leur titre au vocabulaire maritime. Son premier grand recueil, en 1965, s’intitule « A  Gravage ». Aller à gravage, c’est ramasser sur la grève ce que la mer a rejeté. C’est ce que les Haguards entreprennent depuis toujours. C’est justement ce que réalise J.G. Gwezenneg depuis qu’il a installé son atelier à Teurthéville-Hague au début des années 70: il travaille à marée basse sur l’estran (« le pllan », comme on dit en normand), il collecte toutes sortes de matériaux qui ont été broyés et ont macéré pendant des lustres dans l’eau de mer. « Ces éléments étaient voués à la destruction totale, dit-il. Je donne une deuxième vie à ce qui allait mourir. »

Le thème de la mort est sans cesse présent dans cette oeuvre en perpétuelle gestation. « Tout mon travail, affirme-t-il, se joue sans arrêt entre la vie et la mort. »


Le peintre de La Hague dans son atelier au Poutrael.






En 50 ans, il a composé une oeuvre impressionnante. Il est à la fois peintre, graveur et sculpteur. Ses dessins à la plume, d’abord, sont extrêmement minutieux. Ils figurent un monde de cellules qui s’imbriquent et se développent à l’infini. Dans un sens, Gwezenneg le miniaturiste a raison lorsqu’il dit qu’il « organise le chaos avec beaucoup de rigueur ». 


Ses dessins figurent sur des bois récupérés en forme de totems, de croix ou de barques. Sa « Barque des morts » est une oeuvre centrale. Elle provient d’une épave qui a été broyée par des paquets de mer dans le Raz Blanchard, le courant extrêmement puissant situé entre la pointe la Hague et l'île anglo-normande d’Aurigny, à l'entrée du passage de la Déroute. L’épave est venue s’échouer sur les galets de la pointe de Goury et l’artiste haguais a beaucoup travaillé sur les fragments de ce grand bateau éclaté.


Sur ces bois récupérés, Gwezenneg dessine donc des formes étranges, des proliférations minutieuses, ce qu’il appelle, dans son langage fort, des « sécrétions» (qu’il écrit d’ailleurs avec un accent grave sur le deuxième « e »). Concrétions, sécrétions, créations. On pense à toutes les matières qui sortent du corps, sécrétions des larmes, sécrétions de la salive, sécrétions de la bile… C’est également un rappel des fils de soie qui composent les toiles d’araignées, que l’artiste protège et laisse proliférer depuis des années dans sa maison de Teurthéville.



"Manteau calciné des sécrètions"


Ses couleurs, il les fabrique lui-même « à partir de terres broyées », des terres ocres rouges, ocres vertes, roses ou bleutées comme la pierre du pays. De ses escapades dans la campagne, il a ramené des milliers d’os de mulots ou de lapins. Il a récupéré des pelotes de chouettes dans les clochers des villages alentour. Sans parler des crapauds momifiés, des crânes de chats, des petits animaux séchés du bocage normand.


Tout cela va constituer un univers envoûtant, recueilli dans des reliquaires ou des assemblages d’ossements et de bois marins récupérés. Pour redonner vie à ce monde en décomposition, il est important que les mots entrent en scène. Les titres des oeuvres sont choisis soigneusement. C’est un prolongement poétique indispensable. Les mulot deviennent des Lutoms, les araignées des Arach’s, les balais des Albias… Ainsi ces quelques titres, glanés au fil des ans: « Fenêtre sécrétions des Arac’hs blancs »; « Arac’hs sécrètions des os engloutis »; « Feuillet du mangeur d’Arac’hs »; « L’oiseau de la Tour des Lutoms »; « Regards de la haute tour des Lutoms »; « Le tombeau des Albias »; « Le regard surgissant du Bois des nuits »; « Rêveries et errances autour des barques-épaves d’Hague en sécrètions»…


"Les Arac'hs à la bouche de Lainps".


Le travail de l’artiste haguais est un exutoire. Hanté par la mort, il cherche à la conjurer et on n’entre pas sans violence dans cette bonne nuit. Mais il faut lire aussi son oeuvre comme un hymne à la vie. Un combat qu’il livre sans relâche entre mort et résurrection.  C’est la magie Gwezenneg. Sa passion est d’être porteur de vie.


Bruno SOURDIN


(1) Côtis-Capel est le nom de plume d’Albert Lohier, né à Urville-Nacqueville en 1915 et mort à Cherbourg en 1986. Il est considéré comme un des poètes les plus inspirés de la langue normande. La Hague, la mer et le métier de la pêche sont au centre de son oeuvre.





                                                      Photo Jean-Yves DESFOUX.


HAGUE

à J.G. Gwezenneg


Ici c’est le pays des sécrétions

Dans le port de Goury qui est comme un nid d’ossements et de bois flottés

passe et repasse la barque des morts

Si enragé d’être dans La Hague

Après l’écume la chute dans la cendre des bûchers

Flots flammes glaives des falaises de Gréville

Gémissements des dunes de Biville

Pas un seul linceul Baie d’Écalgrain aux étraves broyées

ni derrière le Nez de Jobourg trop érodé pour y dresser nos totems

Ici c’est le royaume de la grande faucheuse mais ce qui manque surtout

c’est la gaité des étoiles

Les chouettes ont la colère des noyés

Une voix récitait ce vers de Dylan Thomas

« N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit » 

et c’était toi

Ensemble nous avons tremblé et nous restions parfois des heures

à prendre le pouls des marées

Sept heures du soir

On n’entend plus s’échouer le pilleur d’épaves

Viens vite

Dans la tour nos tambours résonnent et si l’océan ressuscite ses ouragans

nous lui dirons

« Est-ce ainsi que tu trouves l’apaisement? »

Rien n’est plus obscur au monde que la blessure de ces rochers

Aujourd’hui je ne pense plus guère à ce pays que comme un astre

à la chute du soir.


Bruno SOURDIN.





Article et poème parus dans la revue "Les Hommes sans Épaules", n° 52, deuxième semestre 2021. Un numéro consacré aux poètes normands et illustré par les oeuvres du grand artiste haguais.


www.leshommessansepaules.com