Si l’Inde demeure une énigme pour nous, Occidentaux, alors on peut dire du recueil de poèmes de Bruno Sourdin, intitulé Hazel, qu’il nous en donne parfaitement la mesure. Avec l’auteur, on s’aventure dans le labyrinthe de Madras, Pondichéry ou Bombay en compagnie de personnages mystérieux ou à la rencontre de silhouettes entrevues à contre-jour au bord d’un fleuve, ou, plus souvent, dans l’épaisseur de la nuit.
Mais Bruno Sourdin n’a pas écrit un road-movie, même s’il nous rappelle, au passage, tout ce qui le rattache à la Beat generation, à ses auteurs et à ses artistes (n’a-t-il pas consacré un livre à Claude Pélieu, créateur de collages ?)."Pèlerins errants et compagnons de route, et tous mes frères de la tribu des soleils". C’est ainsi qu’il nous les désigne au cœur de son recueil.
Si le livre de Bruno Sourdin nous interpelle, c’est qu’il invite à sonder le mystère du monde sensible. Que l’on soit à Madras, à Brocéliande ou dans la gare de Rennes. C’est, aussi, parce qu’il prend ses distances, à la manière des poètes de la Beat, avec toutes les turpitudes de notre époque. "Aujourd’hui, tout le monde se tait / Les jours radotent / La télé beugle".
Ainsi peut-on s’approcher de l’Inde avec lui, comme le fit en d’autres temps Herman Hesse, cité en exergue du recueil. Dans son livre Siddharta (1992), inspiré par l’Inde, le célèbre écrivain germano-suisse jetait un pont entre les cultures et cherchait un point de convergence pour les hommes. Bruno Sourdin révèle qu’il est aussi, dans la soumission au temps qui passe, à la recherche d’un ailleurs possible."Garde ta mélancolie à jamais / Laisse le bon temps rouler". Il termine même son recueil par une forme de haïku, au ton réjouissant. "Ah, la nuit sans sommeil / avec mon sac à dos, quel bonheur / Sur la route de Pondichéry".
Pierre Tanguy
*
Darshan
Voici le secret le plus haut.
Voici la foudre du ciel.
Voici les dieux violents de l’orage.
Voici les corps décapités et les visages ravagés.
Voici l’Un éternel qui se transforme.
Voici une bougie dans la nuit.
Voici les gardiens du monde.
Voici Hazel et Mister Bo,
Vieil Ange Minuit et la nonne tibétaine.
Hazel chante en robe blanche.
Mister Bo rugit dans un un fracas de cymbales.
Des rides creusent son front.
Il ouvre des yeux étonnés.
Il tremble de colère.
Il tient une carte à la main.
Bombay.
Calcutta.
Madras.
Pondichéry.
Ce qui s’est joué se rejoue sans cesse.
Ne vous attachez pas, ne vous arrêtez pas.
Ne vous attachez pas, ne vous arrêtez pas.
Il tremble de colère
Mais lad douceur de sa voix me dit d’espérer.
J’ai sa vision bénie.
Je sors de ma torpeur.
Je ferme les yeux.
Une voix me submerge. Fulgurante.
Une porte que l’on ouvre.
Un instant furtif.
Une paix immobile.
J’habite le silence maintenant.
C’est cela, la miséricorde de l’Inde.
J’ai hâte d’être seul, de reprendre mon souffle.
Je suis ma route.
Je m’enfonce à tâtons.
Je m’égare
Sans bruit dans la nuit du monde.
*
Enigmes
La force de l'esprit.
Des pierres qui volent.
Une momie qui danse. Bleue de rage.
Les yeux fermés dans un labyrinthe de machines.
La vie bascule.
L'agonie de Hazel.
Une nonne tibétaine scalpée et hurlant dans le désert.
Mister Bo s'effondrant sous une pluie battante.
Enigmes.
Sarasvati. Tout est poésie.
*
Laisse le bon temps rouler
Pupilles brillantes
L’enfant bleu
Tremblant dans cette bonne nuit.
Laisse le bon temps rouler.
Pulsations.
Ragas furieux
Sous mes paupières fermées.
Laisse le bon temps rouler.
Hommes-oiseaux déguenillés
Et le vieux vent vomissant
Le spectre blessé de la ville.
Laisse le bon temps rouler.
La mousson arrive
Dans son wagon de crânes
Toujours et à jamais.
Laisse le bon temps rouler.
Litanies des visages grimaçants
Soufflant leurs chagrins familiers.
Donne-moi la vie que j’aime.
Laisse le bon temps rouler.
Vieil Ange Minuit traînant au lit.
Ses gopis l’attendent en secret
Dans la salle des machines.
Laisse le bon temps rouler.
Et toi, vieux frère corbeau,
Vieux flâneur de l’âme, je t’en supplie,
Garde ta mélancolie à jamais.
Laisse le bon temps rouler.
*
Frère corbeau
Je cherche un roi qui roule chaque matin dans la neige fraîche.
Je cherche un roi qui vole, glisse, s’abandonne
Et ne s’essouffle pas,
Qui vit parmi les morts en plein vent, parle aux vivants
Et prend toute sa place,
Qui se pose sur tant d’arbres où il n’habitera jamais.
Je cherche de dernier roi pauvre, œil ébloui, éclat de rires
Et cœur profond
Dans le vent froid entre les tours de la ville.
Souffle, goûte l’heure et passe.
Souffle et laisse le bon temps rouler.
Allégresse.
Les sirènes mugissent.
C’est quoi sa vie ?
Pas de bavardages.
Il ne porte jamais de tenue de soirée.
Il ne sort jamais couvert de médailles.
Et le téléphone ne sonne jamais sur son arbre, sacré veinard.
Et jamais rien d’autre à faire
Qu’à tourner là-haut dans le ciel.
Souffle, goûte l’heure et passe.
Souffle et laisse le bon temps rouler.
*
Chanson pour Li Po
A Daniel Giraud
Il y avait le soleil de l’aube
Il y avait le vent dans les feuilles
Il y avait ces pichets de bon vin
Il y avait l’herbe sauvage
Il y avait mille oiseaux qui venaient manger dans sa main
Il y avait le hennissement des chevaux
Il y avait le tumulte des batailles
Il y avait cet air triste de flûte
Il y avait le fleuve qui coulait vers l’Est
Il y avait le sentier et les ronces
Il y avait les nuages mauves qu’il contemplait en montant au sommet de la montagne
Il y avait les cimes
Il y avait le vent qui emportait son bonnet
Il y avait le soleil qui disparaissait lorsqu’il s’allongeait parmi les pins
Il y avait les fleurs qui tombaient dans le crépuscule
Il y avait la cloche du temple
Il y avait le froid et la brume
Il y avait le cri nocturne des singes
Il y avait ses pupilles immenses
Il y avait la joie de l’ivresse
Il y avait la nuit profonde
Il y avait le vrai doute
Il y avait la beauté de la lune au milieu des nuages
et ma vie qui n’est qu’un songe
Vêtu d’un nuage
en route
pour le monde sacré
*
J’écoute le sabre strident
J’écoute le sabre strident,
Gisant sur ce lit d’hôpital,
Couilles si douloureuses après l’opération.
La mandoline grince et râpe.
Innombrables griffes de l’horrible bête dans mon rêve éternel.
Un rasoir invisible a déchiré l’œil des nuits.
Contorsions du lézard hypnotique entre les doigts du temps.
Couvert de sueur, langue rouge, frissonnant dans le noir.
Pourquoi tant souffrir ?
Nuit sans sommeil.
Je me souviens d’un poème.
Il était plein de nuages.
Un poème qui était un vent frais dans la pluie chaude de Calcutta.
Jambes écartées,
Levant les yeux au plafond,
Mains crispées et cris sous morphine sentimentale,
Chevauchant de grands singes sur la balançoire grinçante.
La guerre des cymbales a repris.
Freins de la locomotive en feu au-dessus des rails.
Parcouru de frissons.
Epuisé.
La meute hurlant au fond des mers.
J’attrape la clé à la fenêtre
En secret.
Je suis une ombre sans nom.
Yeux rougis, las du triste hôpital.
*
Fin de journée à Bombay
A Michel Renouard
C’était une fin de journée comme celle-là à Bombay.
La mousson était arrivée
Et le vent passait à travers mes doigts
par la fenêtre étroite.
J’ai commencé à lever les yeux.
On ne voyait plus les vautours tournoyer
au-dessus de la tour du silence.
J’étais seul, claquemuré dans cette piaule,
Buvant mon café parsi, goûtant les cris
d’un frère corbeau.
J’ai fermé la porte à double tour,
Nu sous ma vieille couverture sentant monter
la violence de mon cœur.
Dehors des chiens pataugeaient dans la boue
au pied de la tour.
Je me suis étranglé,
Langue rouge animale rêvant de tendresse,
Et une étoile a brillé tout à coup
par la fenêtre étroite.
Est-ce la mort, me suis-je demandé.
Tout est étrange
Et le vent passait toujours à travers mes doigts.
Oui c’était bien une fin de journée comme celle-là
à Bombay.
*
Poème pour Pradip
Le pont d’Howrah s’évanouit dans la poussière d’été.
Spectres errant sans pitié devant la léproserie.
Bouddha putride en plein soleil.
Bousculade tantrique au café Shyambazar.
Pradip Choudhuri vomit ses tripes
écorché vif
épuisé
fragile au milieu du charnier
tirant la dernière bouffée de sa cigarette
Tandis que les poètes de Calcutta allument un grand feu
dans sa tête
Et que le regard haineux des buveurs se vide
dans un tourbillon aérien.
Pradip yeux usés avalant les nuages
dévoré par la foudre
cri englouti de l’écume céleste
souffle affamé en terre sacrée
flânant dans les rues-mantras de l’effroi.
Je suis avec toi jour et nuit au-dessus de la ville,
Mendiant l’affreux silence de la déesse Ratri,
Chassant les fantômes hideux de la rue.
J’enregistre les conversations millénaires
sur Foreshore Road et à Dalhousie Square
la rumeur des rescapés sans nom
sous les flammes
Et je tends une main invisible
au-dessus des eaux brûlantes du Hoogli
geste secret bengali
dans la nuit étoilée
sous la lune.
*
Hazel
Elle prenait un taxi
Pour aller hurler ses poèmes dans le désert.
Elle swinguait sa présence
En effleurant les cicatrices de son cygne familier.
Elle dansait dans la poussière de Pondichéry,
Sonnant plus fort que les tragédies du monde.
Elle glissait sur les jours du calendrier
Et chantait le secret joyeux de la vie.
Vous en souvenez-vous ? Ah, comment l’oublier !
Ce ne fut peut-être qu’un songe
Fait dans une autre vie,
Un souffle dans la nuit indienne,
Un secret oublié dans un repli du temps qui passe,
Qui broie tout et ne laisse rien debout.
Bruno Sourdin, Hazel, avec 4 collages de l’auteur, éditions Les Deux-Siciles, c/o Daniel Martinez, 8 avenue Hoche, 77330 Ozoir-la-Ferrière, prix : 10 € port compris.
Bruno Sourdin a réuni dans ce livre un bel ensemble de poèmes dont les racines puisent dans l'histoire de sa vie, textes écrits dans la pure tradition beat. Lieu de mémoire ( l'Inde, où il a vécu ) et de ressourcement, au pied du Gange, en lisière du "Cercle magique"... ou encore à l'écoute de l'immortel Jimmy Hendrix : "Fracas de cymbales et cris d'étoiles au fond de la gorge. / Têtes de serpents au milieu des statues / Dans le temple secret de la déesse rouge."
(Daniel Martinez)
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