Je me souviens de Thierry Mirochnitchenko, et des sandales qu’il portait en toutes saisons.
Je
me souviens de « Poussiéreux,
vagabonds ».
Je
me souviens que son unique ambition était de finir ses jours sur le toit du
monde, au Tibet.
Je
me souviens du tranchant de sa parole et des mots de fraternité qu’il réservait
à ses amis, ses rares amis.
Je
me souviens qu’il vivait dépouillé de tout.
Je
me souviens de Saint-Lô et de « Poésie clandestine ».
Je
me souviens de Dominique Delaunay et de leurs conversations mystérieuses.
Je
me souviens qu’il aimait parler, parler, avec acharnement.
Je
me souviens qu’ensemble nous étions secrets parmi les secrets.
Je
me souviens de ses trente-six petits boulots.
Je
me souviens de ses angoisses noctambules de jadis.
Je
me souviens qu’il me demandait toujours des nouvelles de mon ami le poète Beat
Claude Pélieu, qui vivait depuis 30 ans sous la neige et la glace dans son
exil de la Vallée des Mohawks, et qui m’envoyait des tonnes de
lettres-collages. Thierry avait publié un inédit de lui dans son
« Prépu’sart » dans les années soixante-dix, mais il ne l’avait
jamais rencontré. Il aimait son destin rimbaldien et sa vie entièrement vouée à
la poésie.
Je
me souviens qu’il avait étudié le tibétain, qu’il le traduisait mais ne s’en
flattait jamais.
Je
me souviens qu’il aimait le froid.
Je
me souviens de la rue du Pain-de-Seigle.
Je
me souviens de nos discussions à la monténégrine au Grand Café. Je me demandais
à chaque fois quel serait son prochain voyage.
Je
me souviens de notre ville si triste et si grise, qu’il aimait pourtant. Il s’y
tenait soigneusement en marge.
Je
me souviens des jours de pluie, une aubaine.
Je
me souviens de ce sentiment de vide, « les
chiens aux mollets ».
Je
me souviens de sa solitude aride.
Je
me souviens qu’il ne s’installait jamais nulle part.
Je
me souviens de son « aboyeur ».
Sa voix lui parvenait de l’au-delà des âges et invitait les hommes à passer
l’épreuve du feu et à toujours progresser.
Je
me souviens de ce roi dont le corps se rétrécissait « comme un linge » et de son agonie. Thierry disait qu’il
attendait sa renaissance. Lui non plus ne perdit jamais l’espoir de renaître un
jour.
Je
me souviens qu’il m’avait dit : si Dieu n’est pas au cœur du monde, à quoi
bon la poésie ?
Je
me souviens de sa douleur et de ses révoltes : « Vous étiez laids, humains et cruels,/ Terrés dans vos tanières
la bouche à la porte. »
Je
me souviens qu’à Saint-Lô, son sac à dos était toujours prêt.
Je
me souviens qu’il avait accompli à deux reprises le pèlerinage de
Saint-Jacques-de-Compostelle.
Je
me souviens qu’au temple tibétain de Kagyu Ling, le temple des mille bouddhas, il
retrouvait sa raison d’être. Il aurait voulu y rassembler l’humanité entière.
Je
me souviens de ses rêves de fraternité et j’imagine ses souffrances : « Nous habitions les arbres et nous
avions/ Si peu à vivre./ Alors mendiants nous sommes partis/ Les pieds troués,
marchant la tête/ Dans les cailloux. »
Je
me souviens des « chemins par les
toits » qui mènent à l’enfer.
Je
me souviens de Marthe Laarscher, grand esprit solitaire abandonné dans le camp
des barbares.
Je
me souviens de l’insoutenable horreur : « Les enfants s’envolaient/ En flocons/ Par la bouche des
cheminées/ Et nous ramenions/ Les hommes/ En rêve dans nos poches. »
Je
me souviens qu’au milieu des cris, le ciel s’était tu.
Je
me souviens que Thierry était entré dans la nuit : « Mes frères crachent dans leurs mains/ Prennent la cognée/ Et
font de la musique avec ma tête./ J’ai mal. »
Je
me souviens qu’il disait qu’il n’était pas seul.
Je
me souviens : « Le Seigneur
était pitié/ C’est pourquoi les arbres dans le vent/ Faisaient pénitence,/ Graves
et immenses. »
Je
me souviens que j’aimais sa quête, au-delà de tout voyage, son bonheur d’être
vivant.
Je
me souviens d’un rêve où je marche avec lui, sur des terres « où nul n’avait osé parler »,
tandis que s’écoule l’éternel sablier du temps.
Je
me souviens qu’il était un marcheur infatigable.
Thierry Mirochnitchenko à Saint-Lô, juillet 1998. |
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